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et ses deux cousins éprouvèrent au cœur des palpitations violentes. Madame d'Hauteserre, qui servait, fut frappée de l'anxiété peinte sur le visage des deux Simeuse et de l'altération que présentait la figure moutonne de Laurence.

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Mais il s'est passé quelque chose d'extraordinaire! s'écria-t-elle en les regardant tous.

- A qui parlez-vous? dit Laurence.

- A vous tous, répondit la vieille dame.

Quant à moi, ma mère, dit Robert, j'ai une faim de loup. Madame d'Hauteserre, toujours troublée, offrit au marquis de Simeuse une assiette qu'elle destinait au cadet.

Je suis comme votre mère, je me trompe toujours, même malgré vos cravates. Je croyais servir, votre frère, lui dit-elle.

- Vous le servez mieux que vous ne pensez, dit le cadet en pâlissant. Le voilà comte de

Cinq-Cygne.

Ce pauvre enfant si gai devint triste pour toujours; mais il trouva la force de regarder Laurence en souriant, et de comprimer ses regrets mortels. En un instant, l'amant s'abîma dans le frère.

- Comment! la comtesse aurait fait son choix? s'écria la vieille dame.

- Non, dit Laurence, nous avons laissé agir le sort, et vous en étiez l'instrument.

Elle raconta la convention stipulée le matin. L'aîné des Simeuse, qui voyait s'augmenter la pâleur du visage chez son frère, éprouvait de moment en moment le besoin de s'écrier:" Epouse-la, j'irai mourir, moi! Au moment où l'on servait le dessert, les habitants de Cinq-Cygne entendirent frapper à la croisée de la salle à manger, du côté du jardin. L'aîné des d'Hauteserre, qui alla ouvrir, livra passage au curé, dont la culotte s'était déchirée aux treillis en escaladant les murs du parc. Fuyez! on vient

vous arrêter!

- Pourquoi?

-- Je ne sais pas encore, mais on procède contre vous.

Ces paroles furent accueillies par des rires universels.

- Nous sommes innocents! s'écrièrent les gentilshommes.

Les gens de justice n'ont pas pensé au mur mitoyen du presbytère, et vous êtes cernés de tous côtés.

Le retentissement des pas d'une foule et le bruit des sabres de la gendarmerie remplirent la cour et parvinrent dans la salle à manger quelques instants après le départ du pauvre curé, qui n'eut pas plus de succès dans ses conseils que le marquis de Chargeboeuf dans les siens.

Notre existence commune, dit mélancoliquement le cadet de Simeuse à Laurence, est une monstruosité, et nous éprouvons un monstrueux amour. Cette monstruosité a gagné votre cœur. Peut-être est-ce parce que les lois de la nature sont bouleversées en eux, que les jumeaux dont l'histoire nous est conservée ont tous été malheureux. Quant à nous, voyez avec quelle persistance le sort nous poursuit. Voilà votre décision fatalement retardée. Laurence était hébétée, elle entendit comme un bourdonnement

Fuyez, on vient vous arrêter.

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ces paroles, sinistres pour elle, prononcées par le directeur du jury: Au nom de l'empereur et de la loi ! j'arrête les sieurs PaulMarie et Marie-Paul Simeuse, Adrien et Robert d'Hauteserre. Ces messieurs, ajouta -t-il en montrant à ceux qui l'accompagnaient des traces de boue sur les vêtements des prévenus, ne nieront pas d'avoir passé une partie de cette journée à cheval.

- De quoi les accusez-vous? demanda fièrement mademoiselle de Cinq-Cygne.

- Vous n'arrêtez pas mademoiselle? dit Gi

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guet.

Je la laisse en liberté, sous- caution, jusqu'à un plus ample examen des charges qui pésent sur elle.

Goulard offrit sa caution en demandant simplement à la comtesse sa parole d'honneur de ne pas s'évader. Laurence foudroya l'ancien piqueur de la maison de Simeuse par un regard plein de hauteur qui lui fit de cet homme un ennemi mortel, et une larme sortit de ses yeux, une de ces larmes de rage qui annoncent un enfer de douleurs. Les quatre gentilshommes échangèrent un regard terrible et resterent immobiles. M. et madame d'Hauteserre, craignant d'avoir été trompés par les quatre jeunes gens et par Laurence, étaient dans un

état de stupeur indicible. Cloués dans leurs fauteuils, ces parents, qui se voyaient arracher leurs enfants après avoir tant craint pour eux et les avoir reconquis, regardaient sans voir, écoutaient sans entendre.

- Faut-il vous demander d'être ma caution, monsieur d'Hauteserre? cria Laurence à son ancien tuteur, qui fut réveillé par ce cri pour lui clair et déchirant comme le son de la tronpette du jugement dernier.

Le vieillard essuya les larmes qui lui vinrent aux yeux, il comprit tout, et dit à sa parente d'une voix faible: - Pardon, comtesse, vous savez que je vous appartiens corps et âme.

Lechesneau, frappé d'abord de la tranquillité de ces coupables qui dinaient, revint à ses premiers sentiments sur leur culpabilité quand il vit la stupeur des parents et l'air songeur de Laurence, qui cherchait à deviner le piege qu'on lui avait tendu.

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Messieurs, dit-il poliment, vous êtes trop bien élevés pour faire une résistance inutile; suivez-moi tous les quatre aux écuries où il est nécessaire de détacher en votre présence les fers de vos chevaux, qui deviendront des pièces importantes au procès, et démontreront peut-être votre innocence ou votre culpabilité. Venez aussi, mademoiselle!...

Le maréchal ferrant de Cinq-Cygne et son garçon avaient été requis par Lechesneau de venir en qualité d'experts. Pendant l'opération qui se faisait aux écuries, le juge de paix amena Gothard et Michu. L'opération de détacher les fers à chaque cheval, et de les réunir en les désignant, afin de procéder à la confrontation des marques laissées dans le parc par les chevaux des auteurs de l'attentat, prit du temps. Néanmoins Lechesneau, prévenu de l'arrivée de Pigoult, laissa les accusés avec les gendarmes, vint dans la salle à manger pour dicter le procès-verbal, et le juge de paix lui montra l'état des vêtements de Michu en racontant les circonstances de l'arrestation.

- Ils auront tué le sénateur et l'auront plâtré dans quelque muraille, dit en finissant Pigoult à Lechesneau.

- Maintenant, j'en ai peur, répondit le magistrat. Où as-tu porté le plâtre? dit-il à Gothard.

Gothard se mit à pleu

rer.

-La justice l'effraye, dit Michu dont les yeux lançaient des flammes comme ceux d'un lion pris dans un filet.

Tous les gens de la

maison retenus chez le

maire arrivèrent alors, ils encombrèrent l'antichambre où Catherine et les Durieu pleuraient, et leur apprirent l'importance des réponses qu'ils avaient faites. A Loutes les questions du directeur et du juge de paix, Gothard répondit par des sanglots; en pleurant il finit par se donner une sorte d'attaque convulsive qui les effraya, et ils le laisserent. Le petit drôle, ne se voyant plus surveillé, regarda Michu en souriant, et Michu l'approuva par un regard. Lechesneau quitta le juge de paix pour aller presser les experts.

- Monsieur, dit enfin madame d'Hauteserre en s'adressant à Pigoult, pouvez-vous nous expliquer la cause de ces arrestations?

- Ces messieurs sont

accusés d'avoir enlevé

- Je n'y comprends rien, dit Michu que cette réponse frappa de stupeur et qui commença dès lors à se croire entortillé avec ses maitres dans quelque trame ourdie contre eux.

En ce moment tout le monde revint des écuries. Laurence accourut à madame d'Hauteserre qui reprit ses sens pour lui dire : - Ily a peine de mort.

-Peine de mort?... répéta Laurence en regardant les quatre gentilshommes.

Ce mot répandit un effroi dont profita Giguet, en homme instruit par Corentin.

Tout peut s'arranger encore, dit-il en emmenant le marquis de Simeuse dans un coin de la salle à manger, peut-être n'est-ce qu'une plaisanterie? Que diable! vous avez été militaires. Entre soldats on s'entend. Qu'avez-vous fait du sénateur? Si vous l'avez tué, tout est dit; mais si vous l'avez séquestré, rendez-le, vous voyez bien que

votre coup est manqué. Je suis certain que le directeur du jury, d'accord avec le sénateur, étouffera les poursuites. Nous ne compre

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nons absolument rien à vos questions, dit le marquis de Simeuse. Si vous le prenez sur ce ton, cela ira loin, dit le lieutenant.

Chère cousine, dit le marquis de Simeuse, nous allons en prison, mais ne soyez pas inquiète, nous reviendrons dans quelques heures, il y a dans cette affaire des malentendus qui vont s'expliquer. - Je le souhaite pour vous, messieurs, dit le magistrat en faisant signe à Giguet d'emmener les quatre gentilshommes, Gothard et Michu. Ne les conduisez pas à Troyes, dit-il au lieutenant, gardez-les à votre poste d'Arcis, ils doivent être présents demain, au jour, à la vérification des fers de leurs chevaux avec les empreintes laissées dans le parc.

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Lechesneau et Pigoult ne partirent qu'après avoir interrogé Catherine, monsieur, madame d'llauteserre et Laurence. Les Durieu, Catherine et Marthe déclarèrent n'avoir vu leurs maîtres qu'au déjeuner, M. d'Hauteserre déclara les avoir vus à trois heures. Quand, à minuit, Laurence se vit entre M. et madame d'Hauteserre, devant l'abbé Gouget et sa sœur, sans les quatre jeunes gens qui, depuis dix-huit mois, étaient la vie de ce château, son amour et sa joie, elle garda pendant longtemps un silence que personne n'osa rompre. Jamais affliction ne fut plus profonde ni plus complète. Enfin, on entendit un soupir, on regarda.

Un pareil attentat excita la colère de l'Empereur. - PAGE 54.

le sénateur à main armée, et de l'avoir séquestré, car nous ne supposons pas qu'ils l'aient tué, malgré les apparences

Et quelles peines encourraient les auteurs de ce crime? demanda le bonhomme.

Mais comme les lois, auxquelles il n'est pas dérogé par le Code actuel, resteront en vigueur, il y a peine de mort, reprit le juge de paix.

Peine de mort! s'écria madame d'Hauteserre, qui s'évanouit. Le curé se présenta dans ce moment avec sa sœur, qui appela Catherine et la Durieu.

Mais nous ne l'avons seulement pas vu, votre maudit sénateur! s'écria Michu.

- Madame Marion, madame Grévin, M. Grévin, le valet de chambre du sénateur Violette, ne peuvent pas en dire autant de vous, répondit Pigoult avec le sourire aigre du magistrat convaincu.

16 Paris. Imprime ie Schneider, rue d'Erfurth, 1.

Marthe, oubliée dans un coin, se leva, disant : La mort! madame!... on nous les tuera, malgré leur innocence.

Qu'avez-vous fait? dit le curé.

Laurence sortit sans répondre. Elle avait besoin de la solitude pour retrouver sa force, au milieu de ce désastre imprévu.

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CHAPITRE III.

Un procès politique sous l'Empire.

A trente-quatre ans de distance, pendant lesquels il s'est fait trois grandes révolutions, les vieillards seuls peuvent se rappeler aujourd'hui le tapage inouï produit en Europe par l'enlèvement d'un sénateur de l'Empire français. Aucun procès, si ce n'est ceux de Trumeau, l'épicier de la place Saint-Michel, et celui de la veuve Morin, sous l'Empire; ceux de Fualdès et de Castaing, sous la Restauration; ceux de madame Lafarge et Fieschi, sous le gouvernement actuel, n'égala en intérêt et en curiosité celui des jeunes gens accusés de l'enlèvement de Malin. Un pareil attentat contre un membre de son sénat excita la colère de l'empereur, à qui l'on apprit l'arrestation des délinquants presque en même temps que la perpetration du délit et le résultat négatif des recherches. La forêt fouillée dans ses profondeurs, l'Aube et les départements environnants parcourus dans toute leur étendue, n'offrirent pas le moindre indice du passage ou de la séquestration du comte de Gondreville. Le grand juge, mandé par Napoléon, vint, après avoir pris des renseignements auprès du ministre de la police, et lui expliqua la position de Malin vis-à-vis des Simeuse. L'empereur, alors occupé de choses graves, trouva la solution de l'affaire dans les faits antérieurs.

Ces jeunes gens sont fous, dit-il. Un jurisconsulte comme Malin doit revenir sur des actes arrachés par la violence. Surveillez ces nobles pour savoir comment ils s'y prendront pour relâcher le comte de Gondreville.

Il enjoignit de déployer la plus grande célérité dans une affaire où il vit un attentat contre ses institutions, un fatal exemple de résistance aux effets de la révolution, une atteinte à la grande question des biens nationaux, et un obstacle à cette fusion des partis qui fut la constante occupation de sa politique intérieure. Enfin il se trouvait joué par ces jeunes gens, qui lui avaient promis de vivre tranquille

ment.

La prédiction de Fouché s'est réalisée! s'écria-t-il en se rappelant la phrase échappée deux ans auparavant à son ministre actuel de la police, qui ne l'avait dite que sous l'impression du rapport fait par Corentin sur Laurence.

On ne peut pas se figurer, sous un gouvernement constitutionnel où personne ne s'intéresse à une chose publique, aveugle et muette, ingrate et froide, le zèle qu'un mot de l'empereur imprimait à sa machine politique ou administrative. Cette puissante volonté semblait se communiquer aux choses aussi bien qu'aux hommes. Une fois son mot dit, l'empereur, surpris par la coalition de 4806, oublia l'affaire. Il pensait à de nouvelles batailles à livrer, et s'occupait de masser ses régiments pour frapper un grand coup au cœur de la monarchie prussienne. Mais son désir de voir faire prompte justice trouva un puissant véhicule dans l'incertitude qui affectait la position de tous les magistrats de l'Empire. En ce moment Cambacérès, en sa qualité d'archichancelier, et le grand juge Régnier préparaient l'institution des tribunaux de première instance, des cours impériales et de la cour de cassation; ils agitaient la question des costumes, auxquels Napoléon tenait tant et avec tant de raison; ils revisaient le personnel et recherchaient les restes des parlements abolis. Naturellement, les magistrats du département de l'Aube pensèrent que donner des preuves de zèle dans l'affaire de l'enlèvement du comte de Gondreville serait une excellente recommandation. Les suppositions de Napoléon devinrent alors des certitudes pour les courtisans et pour les

masses.

La paix régnait encore sur le continent, et l'admiration pour l'empereur était unanime en France: il cajolait les intérêts, lès vanités, les personnes, les choses, enfin tout, jusqu'aux souvenirs. Cette entreprise parut donc à tout le monde une atteinte au bonheur public. Ainsi les pauvres gentilshommes innocents furent couverts d'un opprobre général. En petit nombre et confinés dans leurs terres, les nobles déploraient cette affaire entre eux, mais pas un n'osait ouvrir la bouche. Comment, en effet, s'opposer au déchaînement de l'opinion publique ? Dans tout le département on exhumait les cadavres des onze personnes tuées en 1792, à travers les persiennes de l'hôtel de Cinq-Cygne, et l'on en accablait les accusés. On craignait que les émigrés enhardis n'exerçassent tous des violences sur les acquéreurs de leurs biens, pour en préparer la restitution, en protestant ainsi contre un injuste dépouillement. Ces nobles gens furent donc traités de brigands, de voleurs, d'assassins, et la complicité de Michu leur devint surtout fatale. Cet homme qui avait coupé, lui ou son beau-père, toutes les têtes tombées dans le département pendant la Terreur, était l'objet des contes les plus ridicules. L'exaspération fut d'autant plus vive que Malin avait à peu près placé tous les fonc

tionnaires de l'Aube. Aucune voix généreuse ne s'éleva pour contredire la voix publique. Enfin les malheureux n'avaient aucun moyen légal de combattre les préventions; car, en soumettant à des jurés et les éléments de l'accusation et le jugement, le Code de Brumaire an IV n'avait pu donner aux accusés l'immense garantie du recours en cassation pour cause de suspicion légitime. Le surlendemain de l'arrestation, les maîtres et les gens du château de Cinq-Cygne furent assignés à comparaitre devant le jury d'accusation. On laissa Cinq-Cygne à la garde du fermier, sous l'inspection de l'abbé Goujet et de sa sœur, qui s'y établirent. Mademoiselle de Cinq-Cygne, M. et madame d'llauteserre vinrent occuper la petite maison que possédait Durieudans un de ces longs et larges faubourgs qui s'étalent autour de la ville de Troyes. Laurence eut le cœur serré quand elle reconnut la fureur des masses, la malignité de la bourgeoisie et l'hostilité de l'administration par plusieurs de ces petits événements qui arrivent toujours aux parents des gens impliqués dans une affaire criminelle, dans les villes de province où elle se juge. C'est, au lieu de mots encourageants et pleins de compassion, des conversations entendues où éclatent d'affreux désirs de vengeance; des témoignages de haine à la place des actes de la stricte politesse ou de la réserve ordonnée par la décence, mais surtout un isolement dont s'affectent les hommes ordinaires, et d'autant plus rapidement senti que le malheur excite la défiance. Laurence, qui avait recouvré toute sa force, comptait sûr les clartés de l'innocence et méprisait trop la foule pour s'éponvanter de ce silence désapprobateur par lequel on l'accueillait. Elle soutenait le courage de M. et madame d'Hauteserre, tout en pensant à la bataille judiciaire qui, d'après la rapidité de la procédure, devait bientôt se livrer devant la cour criminelle. Mais elle allait recevoir un coup auquel elle ne s'attendait point, et qui diminua son courage. Au milieu de ce désastre, et par le déchaînement général, au moment où cette famille affligée se voyait comme dans un désert, un homme grandit tout à coup aux yeux de Laurence et montra toute la beauté de son caractère. Le lendemain du jour où l'accusation approuvée par la formule: Oui, il y a lieu, que le chef du jury écrivait au bas de l'acte, fut renvoyée à l'accusateur public, et que le mandat d'arrêt décerné contre les accusés eut été converti en une ordonnance de prise de corps, le marquis de Chargebœuf vint courageusement dans sa vieille calèche au secours de sa jeune parente. Prévoyant la promptitude de la justice, le chef de cette grande famille s'était hâté d'aller à Paris, d'où il amenait l'un des plus rusés et des plus honnêtes procureurs du vieux temps, Bordin, qui devint, à Paris, l'avoué de la noblesse pendant dix ans, et dont le successeur fut le célèbre avoué Derville. Ce digne procureur choisit aussitôt pour avocat le petit-fils d'un ancien président du parlement de Normandie, qui se destinait à la magistrature et dont les études s'étaient faites sous sa tutelle. Ce jeune avocat, pour employer une dénomination abolie que l'empereur allait faire revivre, fut en effet nommé substitut du procureur général à Paris après le procès actuel, et devint un de nos plus célèbres magistrats. M. de Grandville accepta cette défense comme une occasion de débuter avec éclat. A cette époque, les avocats étaient remplacés par des défenseurs officieux. Ainsi le droit de défense n'était pas restreint, tous les citoyens pouvaient plaider la cause de l'innocence; mais les accusés n'en prenaient pas moins d'anciens avocats pour se défendre. Le vieux marquis, effrayé des ravages que la douleur avait faits chez Laurence, fut admirable de bon goût et de convenance. Il ne rappela point ses conseils donnés en pure perte; il présenta Bordin comme un oracle dont les avis devaient être suivis à la lettre, et le jeune de Grandville comme un défenseur en qui l'on pouvait avoir une entière confiance.

Laurence tendit la main au vieux marquis, et lui serra la sienne avec une vivacité qui le charma.

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Vous aviez raison, lui dit-elle.

Voulez-vous maintenant écouter mes conseils? demanda-t-il. La jeune comtesse fit, ainsi que M. et madame d'llauteserre, un signe d'assentiment.

Eh bien! venez dans ma maison, elle est au centre de la ville, près du tribunal; vous et vos avocats, vous vous y trouverez mieux qu'ici où vous êtes entassés, et beaucoup trop loin du champ de bataille. Vous auriez la ville à traverser tous les jours.

Laurence accepta, le vieillard l'emmena, ainsi que madame d'Hauteserre, à sa maison, qui fut celle des défenseurs et des habitants de Cinq-Cygne tant que dura le procès. Après le dîner, les portes closes, Bordin se fit raconter exactement par Laurence les circonstances de l'affaire, en la priant de n'omettre aucun détail, quoique déjà quelques-uns des faits antérieurs eussent été dits à Bordin et au jeune défenseur par le marquis durant leur voyage de Paris à Troyes. Bordin écouta, les pieds au feu, sans se donner la moindre importance. Le jeune avocat, lui, ne put s'empêcher de se partager entre son admiration pour mademoiselle de Cinq-Cygne et l'attention qu'il devait aux éléments de la cause.

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Le silence le plus profond régna pendant quelques instants dans le salon de l'hôtel de Chargeboeuf où se passait cette scène, une des plus graves qui aient lieu durant la vie, et une des plus rares aussi. Tout procès est jugé par les avocats avant les juges, de même que la mort du malade est pressentie par les médecins, avant la lutte que les uns soutiendront avec la nature et les autres avec la justice. Laurence, M. et madame d'Hauteserre, le marquis, avaient les yeux sur la vieille figure noire et profondément labourée par la petite vérole de ce vieux procureur qui allait prononcer des paroles de vie ou de mort. M. d'Hauteserre s'essuya des gouttes de sueur sur le front. Laurence regarda le jeune avocat et lui trouva le visage attristé.

Eh bien! mon cher Bordin? dit le marquis en lui tendant sa tabatière, où le procureur puisa d'une façon distraite.

Bordin frotta le gras de ses jambes vêtues en gros bas de filoselle noire, car il était en culotte de drap noir, et portait un habit qui se rapprochait par sa forme des habits dits à la française; il jeta son regard malicieux sur ses clients en y donnant une expression craintive, mais il les glaça.

-

- Faut-il vous disséquer cela, dit-il, et vous parler franchement? Mais allez donc, monsieur, dit Laurence.

Tout ce que vous avez fait de bien se tourne en charges contre vous, lui dit alors le vieux praticien. On ne peut pas sauver vos parents, on ne pourra que faire diminuer la peine. La vente que vous avez ordonné à Michu de faire de ses biens, sera prise pour la preuve la plus évidente de vos intentions criminelles sur le sénateur. Vous avez envoyé vos gens exprès à Troyes pour être seuls, et cela sera d'autant plus plausible que c'est la vérité. L'aîné des d'flauteserre a dit à Beauvisage un mot terrible qui vous perd tous. Vous en avez dit un autre dans votre cour qui prouvait longtemps à l'avance vos mauvais vouloirs contre Gondreville. Quant à vous, vous étiez à la grille en observation au moment du coup; si l'on ne vous poursuit pas, c'est pour ne pas mettre un élément d'intérêt dans l'affaire. - La cause n'est pas tenable, dit M. de Grandville.

Elle l'est d'autant moins, reprit Bordin, qu'on ne peut plus dire la vérité. Michu, MM. de Simeuse et d'Hauteserre, doivent s'en tenir tout simplement à prétendre qu'ils sont allés dans la forêt avec vous pendant une partie de la journée et qu'ils sont venus déjeuner à CinqCygne. Mais si nous pouvons établir que vous y étiez tous à trois heures, pendant que l'attentat avait lieu, quels sont nos témoins? Marthe, la femme d'un accusé, les Durieu, Catherine, gens à votre service, M. et madame, père et mère de deux accusés. Ces témoins sont sans valeur, la loi ne les admet pas contre vous, le bon sens les repousse en votre faveur. Si, par malheur, vous disiez être allés chercher onze cent mille francs d'or dans la forêt, vous enverriez tous les accusés aux galères comme voleurs. Accusateur public, jurés, juges, audience, et la France, croiraient que vous avez pris cet or à Gondreville, et que vous avez séquestré le sénateur pour faire votre coup. En admettant l'accusation telle qu'elle est en ce moment, l'affaire n'est pas claire; mais, dans sa vérité pure, elle deviendrait limpide; les jurés expliqueraient par le vol toutes les parties ténébreuses, car royaliste aujourd'hui veut dire brigand! Le cas actuel présente une vengeance admissible dans la situation politique. Les accusés encourent la peine de mort, mais elle n'est pas déshonorante à tous les yeux; tandis qu'en y mêlant la soustraction des espèces, qui ne paraîtra jamais légitime, vous perdrez les bénéfices de l'intérêt qui s'attache à des condamnés à mort, quand leur crime paraît excusable. Dans le premier moment, quand vous pouviez montrer vos cachettes, le plan de la forêt, les tuyaux de fer-blanc, l'or, pour justifier l'emploi de votre journée, il eût été possible de s'en tirer en présence de magistrats impartiaux; mais, dans l'état des choses, il faut se taire. Dieu veuille qu'aucun des six accusés n'ait compromis la cause, mais nous verrons à tirer parti de leurs interrogatoires.

Laurence se tordit les mains de désespoir et leva les yeux au ciel par un regard désolant, car elle aperçut alors dans toute sa profondeur le précipice où ses cousins étaient tombés. Le marquis et le jeune défenseur approuvaient le terrible discours de Bordin. Le bonhomme d'Hauteserre pleurait.

Pourquoi ne pas avoir écouté l'abbé Goujet qui voulait les faire enfuir? dit madame d'Hauteserre exaspérée.

Ah! s'écria l'ancien procureur, si vous avez pu les faire sauver, et que vous ne l'ayez pas fait, vous les aurez tués vous-mêmes. Lá contumace donne du temps. Avec le temps, les innocents éclaircissent les affaires. Celle-ci me semble la plus ténébreuse que j'aie vue de ma vie, pendant laquelle j'en ai cependant bien débrouillé.

Elle est inexplicable pour tout le monde, et même pour nous, dit M. de Grandville. Si les accusés sont innocents, le coup a été fait par d'autres. Cinq personnes ne viennent pas dans un pays comme par enchantement, ne se procurent pas des chevaux ferrés comme ceux des accusés, n'empruntent pas leur ressemblance et ne mettent pas Malin dans une fosse, expres pour perdre Michu, MM. d'llauteserre et de Simeuse. Les inconnus, les vrais coupables, avaient un intérêt quelconque à se mettre dans la peau de ces cinq innocents; pour les retrouver, pour chercher leurs traces, il nous faudrait,

comme au gouvernement, autant d'agents et d'yeux qu'il y a de communes dans un rayon de vingt lieues.

- C'est là chose impossible, dit Bordin. Il n'y faut même pas songer. Depuis que les sociétés ont inventé la justice, elles n'ont jamais trouvé le moyen de donner à l'innocence accusée un pouvoir égal à celui dont le magistrat dispose contre le crime. La justice n'est pas bilatérale. La défense, qui n'a ni espions, ni police, ne dispose pas en faveur de ses clients de la puissance sociale. L'innocence n'a que le raisonnement pour elle; et le raisonnement, qui peut frapper des juges, est souvent impuissant sur les esprits prévenus des jurés. Le pays est tout entier contre vous. Les huit jurés qui ont sanctionné l'acte d'accusation étaient des propriétaires de biens nationaux. Nous aurons dans nos jurés de jugement des gens qui seront, comme les premiers, acquéreurs, vendeurs de biens nationaux ou employés. Enfin, nous aurons un jury Malin. Aussi faut-il un système complet de défense, n'en sortez pas, et périssez dans votre innocence. Vous serez condamnés. Nous irons au tribunal de cassation, et nous tâcherons d'y rester longtemps. Si, dans l'intervalle, je puis recueillir des preuves en votre faveur, vous aurez le recours en grâce. Voilà l'anatomie de l'affaire et mon avis. Si nous triomphons (car tout est possible en justice), ce serait un miracle; mais votre avocat est, parmi tous ceux que je connais, le plus capable de faire ce miracle, et j'y siderai.

-Le sénateur doit avoir la clef de cette énigme, dit alors M. de Grandville, car on sait toujours qui nous en veut et pourquoi l'on nous en veut. Je le vois quittant Paris à la fin de l'hiver, venant à Gondreville seul, sans suite, s'y enfermant avec son notaire, et se livrant, pour ainsi dire, à cinq hommes qui l'empoignent.

Certes, dit Bordin, sa conduite est au moins aussi extraordinaire que la nôtre; mais comment, à la face d'un pays soulevé contre nous, devenir accusateurs, d'accusés que nous étions? Il nous faudrait la bienveillance, le secours du gouvernement, et mille fois plus de preuves que dans une situation ordinaire. J'aperçois là de la préméditation, et de la plus raffinée, chez nos adversaires inconnus, qui connaissaient la situation de Michu et de MM. de Simeuse, à l'égard de Malin. Ne pas parler! ne pas voler! il y a prudence. J'aperçois tout autre chose que des malfaiteurs sous ces masques. Mais dites donc ces choses-là aux jurés qu'on nous donnera!

Cette perspicacité dans les affaires privées qui rend certains avocats et certains magistrats si grands, étonnait et confondait Laurence; elle eut le cœur serré par cette épouvantable logique.

-Sur cent affaires criminelles, dit Bordin, il n'y en a pas dix que la justice développe dans toute leur étendue, et il y en a peut-être un bon tiers dont le secret lui est inconnu. La vôtre est du nombre de celles qui sont indéchiffrables pour les accusés et pour les accusateurs, pour la justice et pour le public. Quant au souverain, il a d'autres pois à lier qu'à secourir MM. de Simeuse, quand même ils n'auraient pas voulu le renverser. Mais qui diable en veut à Malin? et que lui voulait-on?

Bordin et M. de Grandville se regardèrent, ils eurent l'air de douter de la véracité de Laurence. Ce mouvement fut pour la jeune fille une des plus cuisantes des mille douleurs de cette affaire; aussi jetat-elle aux deux défenseurs un regard qui tua chez eux tout mauvais soupçon.

Le lendemain la procédure fut remise aux défenseurs, qui purent communiquer avec les accusés. Bordin apprit à la famille qu'en gens de bien, les six accusés s'étaient bien tenus, pour employer un terme de métier.

- M. de Grandville défendra Michu, dit Bordin.

Michu?... s'écria M. de Chargeboeuf étonné de ce changement. Il est le cœur de l'affaire, et là est le danger, répliqua le vieux procureur.

-S'il est le plus exposé, la chose me semble juste! s'écria Lau

rence.

Nous apercevons des chances, dit M. de Grandville, et nous allons bien les étudier. Si nous pouvons les sauver, ce sera parce que M. d'Hauteserre a dit à Michu de réparer l'un des poteaux de la barrière du chemin creux, et qu'un loup a été vu dans la forêt, car tout dépend des débats devant une cour criminelle, et les débats rouleront sur de petites choses que vous verrez devenir immenses.

Laurence tomba dans l'abattement intérieur qui doit mortifier l'âme de toutes les personnes d'action et de pensée, quand l'inutilité de l'action et de la pensée leur est démontrée. Il ne s'agissait plus ici de renverser un homme ou le pouvoir, à l'aide de gens dévoués, de sympathies fanatiques enveloppées dans les ombres du mystère : elle voyait la société tout entière armée contre elle et ses cousins. On ne prend pas à soi seul une prison d'assaut, on ne délivre pas des prisonniers au sein d'une population hostile, et sous les yeux d'une police éveillée par la prétendue audace des accusés. Aussi, quand, effrayés de la stupeur de cette noble et courageuse fille, que sa physionomie rendait plus stupide encore, le jeune défenseur essaya de relever son courage, lui répondit-elle : Je me tais, je souffre et j'attends. L'accent, le geste et le regard firent de cette réponse une de ces choses sublimes auxquelles il manque un plus vaste théâtre

pour devenir célèbres. Quelques instants après, le bonhomme d'Hauteserre disait au marquis de Chargebœuf: Me suis-je donné de la peine pour mes deux malheureux enfants! J'ai déjà refait pour eux près de huit mille livres de rentes sur l'Etat. S'ils avaient voulu servir, ils auraient gagné des grades supérieurs, et pourraient aujourd'hui se marier avantageusement. Voilà tous mes plans à vau-l'eau. Comment, lui dit sa femme, pouvez-vous songer à leurs intérêts, quand il s'agit de leur honneur et de leurs têtes.

M. d'Hauteserre pense à tout, dit le marquis. Pendant que les habitants de Cinq-Cygne attendaient l'ouverture des débats à la cour criminelle, et sollicitaient la permission de voir les prisonniers sans pouvoir l'obtenir, il se passait au château, dans le plus profond secret, un événement de la plus haute gravité. Marthe était revenue à Cinq-Cygne aussitôt après sa déposition devant le jury d'accusation, qui fut tellement insignifiante, qu'elle ne fut pas assignée par l'accusateur public devant la cour criminelle. Comme toutes les personnes d'une excessive sensibilité, la pauvre femme restait assise dans le salon, où elle tenait compagnie à mademoiselle Goujet, dans un état de stupeur qui faisait pitié. Pour elle comme pour le curé, d'ailleurs, et pour tous ceux qui ne savaient point l'emploi que les accusés avaient fait de la journée, leur innocence paraissait douteuse. Par moments, Marthe croyait que Michu, ses maîtres et Laurence, avaient exercé quelque vengeance sur le sénateur. La malheureuse femme connaissait assez le dévouement de Michu pour comprendre qu'il était, de tous les accusés, le plus en danger, soit à cause de ses antécédents, soit à cause de la part qu'il aurait prise dans l'exécution. L'abbé Goujet, sa sœur et Marthe, se perdaient dans les probabilités auxquelles cette opinion donnait lieu; mais, à force de les méditer, ils laissaient leur esprit s'attacher à un sens quelconque. Le doute absolu que demande Descartes ne peut pas plus s'obtenir dans le cerveau de l'homme que le vide dans la nature, et l'opération spirituelle par laquelle il aurait lieu serait, comme l'effet de la machine pneumatique, une situation exceptionnelle et monstrueuse. En quelque matière que ce soit, on croit à quelque chose. Or, Marthe avait si peur de la culpabilité des accusés, que sa crainte équivalait à une croyance; et cette situation d'esprit lui fut fatale. Cinq jours après l'arrestation des gentilshommes, au moment où elle allait se coucher, sur les dix heures du soir, elle fut appelée dans la cour par sa mère, qui arrivait à pied de la ferme.

Un ouvrier de Troyes veut te parler de la part de Michu, et t'attend dans le chemin creux, dit-elle à Marthe.

Toutes deux passèrent par la brèche pour aller au plus court. Dans l'obscurité de la nuit et du chemin, il fut impossible à Marthe de distinguer autre chose que la masse d'une personne qui tranchait sur les ténèbres.

Parlez, madame, afin que je sache si vous êtes bien madame Michu, dit cette personne d'une voix assez inquiète.

-

Certainement, dit Marthe. Et que me voulez-vous?

Bien, dit l'inconnu. Donnez-moi votre main, n'ayez pas peur de moi. Je viens, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille de Marthe, de la part de Michu, vous remettre un petit mot. Je suis un des employés de la prison, et si mes supérieurs s'apercevaient de mon absence, nous serions tous perdus. Fiez-vous à moi. Dans les temps, votre brave père m'a placé là. Aussi Michu a-t-il compté sur moi."

Il mit une lettre dans la main de Marthe et disparut vers la forêt sans attendre de réponse. Marthe eut comme un frisson en pensant qu'elle allait sans doute apprendre le secret de l'affaire. Elle courut à la ferme avec sa mère et s'enferma pour lire la lettre suivante.

«Ma chère Marthe, tu peux compter sur la discrétion de l'homme «< qui t'apportera cette lettre, il ne sait ni lire ni écrire, c'est un des a plus solides républicains de la conspiration de Babœuf; ton père « s'est servi de lui souvent, et il regarde le sénateur comme un « traitre. Or, ma chère femme, le sénateur a été claquemuré par « nous dans le caveau où nous avons déjà caché nos maîtres. Le << misérable n'a de vivres que pour cinq jours, et comme il est de « notre intérêt qu'il vive, dès que tu auras lu ce petit mot, porte-lui « de la nourriture pour au moins cinq jours. La forêt doit être sur« veillée, prends autant de précautions que nous en prenions pour «< nos jeunes maîtres. Ne dis pas un mot à Malin, ne lui parle point « et mets un de nos masques que tu trouveras sur une des marches « de la cave. Si tu ne veux pas compromettre nos têtes, tu garderas « le silence le plus entier sur le secret que je suis forcé de te confier. « N'en dis pas un mot à mademoiselle de Cinq-Cygne, qui pourrait « caner. Ne crains rien pour moi. Nous sommes certains de la bonne «issue de cette affaire, et, quand il le faudra, Malin sera notre sau« veur. Enfin, dès que cette lettre sera lue, je n'ai pas besoin de te « dire de la brûler, car elle me coûterait la tête si l'on en voyait une « seule ligne. Je t'embrasse tant et plus.

« MICHU. >>

L'existence du caveau situé sous l'éminence au milieu de la forêt n'était connue que de Marthe, de son fils, de Michu, des quatre gentilshommes et de Laurence; du moins Marthe, à qui son mari n'avait

rien dit de sa rencontre avec Peyrade et Corentin, devait le croire Ainsi la lettre, qui d'ailleurs lui parut écrite et signée par Michu, ne pouvait venir que de lui. Certes, si Marthe avait immédiatement consulté sa maîtresse et ses deux conseils, qui connaissaient l'innocence des accusés, le rusé procureur aurait obtenu quelques lumières sur les perfides combinaisons qui avaient enveloppé ses clients; mais Marthe, tout à son premier mouvement comme la plupart des femmes, et convaincue par ces considérations qui lui sautaient aux yeux, jeta la lettre dans la cheminée. Cependant, mue par une singulière illumination de prudence, elle retira du feu le côté de la lettre qui n'était pas écrit, prit les cinq premières lignes, dont le sens ne pouvait compromettre personne, et les cou sit dans le bas de sa robe. Assez effrayée de savoir que le patient jeûnait depuis vingt-quatre heures, elle voulut lui porter du vin, du pain et de la viande dès cette nuit. Sa curiosité ne lui permettait pas plus que l'humanité de remettre au lendemain. Elle chauffa son four, et fit, aidée par sa mère, un pâté de lièvre et de canards, un gâteau de riz, rôtit deux poulets, prit trois bouteilles de vin, et boulangea elle-même deux pains ronds. Vers deux heures et demie du matin, elle se mit en route vers la forêt, portant le tout dans une hotte, et en compagnie de Couraut, qui, dans toutes ces expéditions, servait d'éclaireur avec une admirable intelligence. Il flairait des étrangers à des distances énormes, et, quand il avait reconnu leur présence, il revenait auprès de sa maitresse en grondant tout bas, la regardant et tournant son museau du côté dangereux.

Marthe arriva sur les trois heures du matin à la mare, où elle laissa Couraut en sentinelle. Après une demi-heure de travail pour débarrasser l'entrée, elle vint avec une lanterne sourde à la porte du caveau, le visage couvert d'un masque qu'elle avait en effet trouvé sur une marche. La détention du sénateur semblait avoir été préméditée longtemps à l'avance. Un trou d'un pied carré, que Marthe n'avait pas vu précédemment, se trouvait grossièrement pratiqué dans le haut de la porte en fer qui fermait le caveau; mais pour que Malin ne pût, avec le temps et la patience dont disposent tous les prisonniers, faire jouer la bande de fer qui barrait la porte, on l'avait assujettie par un cadenas. Le sénateur, qui s'était levé de dessus son lit de mousse, poussa un soupir en apercevant une figure masquée, et devina qu'il ne s'agissait pas encore de sa délivrance. Il observa Marthe, autant que le lui permettait la lueur inégale d'une lanterne sourde, et la reconnut à ses vêtements, à sa corpulence et à ses mouvements; quand elle lui passa le pâté par le trou, il laissa tomber le pâté pour lui saisir les mains, et, avec une excessive prestesse, il essaya de lui ôter du doigt deux anneaux, son alliance et une petite bague donnée par mademoiselle de Cinq-Cygne.

Vous ne nierez pas que ce ne soit vous, ma chère madame Michu, dit-il.

Marthe ferma le poing aussitôt qu'elle sentit les doigts du sénateur, et lui donna un coup vigoureux dans la poitrine. Puis, sans mot dire, elle alla couper une baguette assez forte, au bout de laquelle elle tendit au sénateur le reste des provisions.

Que veut-on de moi? dit-il.

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Vous êtes bien matinale, madame Michu! lui dit-il en l'accostant. Nous sommes si malheureux, répondit-elle, que je suis forcée de faire l'ouvrage d'une servante; je vais à Bellache y chercher des graines.

Vous n'avez donc point de graines à Cinq-Cygne? dit le garde. Marthe ne répondit pas. Elle continua sa route, et, en arrivant à la ferme de Bellache, elle pria Beauvisage de lui donner plusieurs graines pour semence, en lui disant que M. d'Hauteserre lui avait recommandé de les prendre chez lui pour renouveler ses espèces. Quand Marthe fut partie, le garde de Gondreville vint à la ferme savoir ce que Marthe y était allée chercher. Six jours après, Marthe, devenue prudente, alla dès minuit porter les provisions afin de ne pas être surprise par les gardes qui surveillaient évidemment la forêt. Après avoir porté pour la troisième fois des vivres au sénateur, elle fut saisie d'une sorte de terreur en entendant lire par le curé les interrogatoires publics des accusés, car alors les débats étaient commencés. Elle prit l'abbé Goujet à part, et, après lui avoir fait jurer qu'il lui garderait le secret sur ce qu'elle allait lui dire comme s'il s'agissait d'une confession, elle lui montra les fragments de la lettre qu'elle avait reçue de Michu, en lui en disant le contenu, et l'initia au secret de la cachette où se trouvait le sénateur. Le curé demanda sur-lechamp à Marthe si elle avait des lettres de son mari pour pouvoir comparer les écritures. Marthe alla chez elle à la ferme, où elle trouva une assignation pour comparaître comme témoin à la Cour. Quand elle revint au château, l'abbé Goujet et sa sœur étaient égale

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