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CHAPITRE IV.

Molière et Madame. 1663-1665,

Le roi se rétablit heureusement. Autrement la cruelle victoire gagnée par le parti dévot, ne se fût pas arrêtée à la mort de Morin. L'homme le plus en péril certainement était Molière qui, dans une comédie récente, l'École des Femmes, s'était moqué de l'enfer. Cette pièce avait été jouée le 26 décembre 1662, six jours après la première condamnation de Morin, mais elle eut un succès immense, et

plus grand que l'on eût vu depuis le Cid. Le public ne s'en lassait pas, la demandait et redemandait avec fureur. Molière ne pouvait l'arrêter, sans paraître avoir peur et s'accuser lui-même. On la joua des mois entiers, on la joua

en mars pendant l'exécution. Chaque soir, cette terrible comédie, qui blessait, disait-on, tout ce qui doit être respecté, famille, morale, décence, religion, revenait irriter les haines, donner prétexte aux cabales qui poursuivaient Molière, dévots, précieuses, et savantasses, la fade littérature du temps.

La maladie du roi eut l'effet singulier que les beaux de la cour, les jeunes et les brillants qui servaient et imitaient ses galanteries, se portèrent où le vent soufflait, glissèrent à la dévotion. Ils n'avaient pas l'audace de se faire brusquement dévots. Mais, comme transition, ils aidèrent les dévots, et se mirent à déblatérer contre la pièce impie. Ils n'en attaquaient pas encore l'impiété, mais la grossièreté, l'indécence. L'élégance de cour affectait le dégoût de cette langue forte et hardie, de cette franche plaisanterie, bourgeoise, si l'on veut, mais le vrai génie de Paris, qui prenait sa revanche et emportait Versailles. Les marquis s'indignèrent. L'esclave la Feuillade, ce chien qui voulut être enterré comme un chien, aux pieds du maître, brilla par sa colère. Il crut flatter le roi, et sans doute aussi les dévots.

Grande surprise: le roi un matin est guéri, et se lève. Il se retrouve mieux portant que jamais, le même, jeune et fort, gaillard, galant. Il le prouve à l'instant. Le triomphe de la cabale, l'af

freuse exécution avait eu lieu le 14 mars. Et le 19, la Vallière est enceinte. Elle l'avait craint extrêmement. Mais dans ce retour à la vie, le roi mit de côté les ménagements et pour elle et pour l'oppinion, brava tout, se moqua de tout.

Il trouva fort mauvais qu'on osât critiquer une pièce écrite par un homme de sa maison. Molière avait l'honneur d'être valet de chambre tapissier du roi. Il lui permit de se défendre. De là la Critique de l'École des Femmes, où les marquis figurent de façon ridicule. Cela plut fort au roi, qui justement alors, était excédé des étourdis qui l'entouraient, allaient sur ses brisées. A ce point qu'une nuit, allant chez une dame, il trouva que Lauzun l'avait prévenu et lui fermait la porte

au nez.

Donc, cette année, 1663, il fit une Saint-Barthélemy des marquis, non sanglante, bien entendu. Il mit Lauzun à la Bastille, avec ce mot: <«< Pour avoir plu aux dames. » Guiche s'était sauvé en Pologne. La Feuillade, comme on va voir, partit aussi. Vardes, peu à peu, démasqué, commençait à être connu du maître, et il eût fait une fin tragique si Madame n'eût été la clémence

même.

Elle reprenait peu à peu près du roi. Et, quoique les femmes maladives eussent peu d'attrait pour lui, il l'avait fort admirée, comme tout le

monde, aux bals de l'hiver. Sa danse était une chose surprenante, dit Cosnac; elle n'était qu'esprit, « et jusqu'aux pieds. » La grossesse de la Vallière fit de plus en plus ménager Madame chez qui elle était, et qui (sans le paraître) eut soin de sa rivale. Madame lui donna pour la crise un pavillon solitaire et commode qui se trouvait dans le jardin, vaste alors, du Palais-Royal. Les portes mystérieuses de ce jardin permettaient les secours, les visites de médecin, celles du roi peut-être. Mais cet état touchant de la Vallière et ses souffrances le reportaient cependant vers d'autres distractions. La nullité de sa maîtresse lui faisait apprécier Madame, et il l'admirait de plus en plus.

Elle fit une chose bien habile. Ce fut de se remettre au roi de tout, de se fier à lui, de le prendre pour confident, j'allais dire, confesseur. Elle lui mit en main ses relations. Le roi fut fort touché. Il haït d'autant plus ces audacieux, ces étourdis, ces traîtres. Il ne faut pas s'étonner des attaques de Molière contre les marquis.

Un hasard singulier se trouvait avoir uni les destinées de Molière et de Madame. Les triomphes de l'une furent les libertés de l'autre. Des dédicaces de Molière, qui sont souvent des plaisanteries, une est fort sérieuse, attendrie, et elle est en tête de la pièce bouffonne et douloureuse où

il dit son cœur même, la torture de sa jalousie, l'École des Femmes, dédiée à Madame. C'est son cœur qu'il met à ses pieds.

Reprenons d'un peu haut, le mystère, sinon honorable, au moins cruel, de la vie du grand homme.

Les Fâcheux, faits pour la fête de Vaux et dont le roi avait, disait-on, inspiré une scène, montrèrent Molière en grand crédit, et firent de lui un personnage. Une de ses actrices, la Béjart, était sa maîtresse. Elle n'était pas jeune. Elle pouvait prévoir qu'un homme ainsi posé et dans la force du génie, lui échapperait. Elle voulut l'avoir pour gendre. Elle avait une jolie petite fille que Molière aimait tendrement et comme un père.

De qui était-elle née? dans le pêle-mêle de la vie de théâtre, la Béjart très-probablement ne le savait pas bien au juste. Ce qui est sûr, c'est que l'année 1645 où naquit la petite, était celle où Molière devint un des amants de la mère. En 1661, elle avait seize ans, Molière quarante. Il l'avait élevée. Que dirait le public de voir changer les rôles, de voir l'enfant, par lui régentée ou grondée, devenir tout à coup madame Molière? La Béjart ne s'arrêta pas à cela. Sa cupidité l'emporta. Molière, dans la vie infernale de travail et d'affaires qu'il menait à la fois, ne disputait guère avec elle. Il avait plutôt fait d'obéir que de guerroyer. C'est un

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