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Un portrait est au Louvre, un vigoureux tableau sans nom d'auteur. Il illumine la petite salle où il est, comme une flamme. L'artiste, un peintre secondaire peut-être, mais ce jour-là en face d'un tel original, s'est trouvé transformé. Ce visage est celui d'un grand révélateur, et non pas moins celui d'un créateur, dont tout regard était un jet de vie.

La vigueur mâle y est incomparable, avec un grand fonds de bonté, de loyauté, d'honneur. Rien de plus franc, ni de plus net. La lèvre est sensuelle et le nez un peu gros. Trait bourgeois que le peintre a cru devoir ennoblir avec quelque peu de dentelle. A quoi bon? on n'y songe pas.

L'intensité de vie qui est dans cet œil noir absorbe, et l'on ne voit rien autre. On en sent la chaleur, elle brûle à dix pas.

Ce portrait de Molière est placé à merveille, tout près de celui du Puget. Ce sont les deux moments du siècle. Dans le premier (l'homme de quarante ans), c'est l'élan, le combat, mais c'est l'espoir encore. Dans le second, hélas! bien vieux, une longue habitude de souffrir et de voir souffrir, un attendrissement maladif, ont plissé et ridé une figure trop endolorie.

Est-ce un contraste avec Molière? En celui-ci, volcan qui se dévore, la souffrance, pour être au dedans, n'est pas moins transparente. Un feu âpre en ressort qui rougit la peau, même au front. Tout médecin dirait : « Voilà un homme d'énergie redoutable, mais qui touche à la maladie. »

C'est la force, la force tendue de celui qui saisit un objet très-mobile, qui voit, surprend la vive occasion, ailée, légère et sans retour. On dit parfois fixer pour regarder. Ici, c'est très-bien dit. En regardant, il fixe. On sent que ses œuvres profondes ont apparu pourtant dans l'incident d'un jour. Telles, impossibles avant, furent impossibles après. Exemple, le Tartufe.

Comparer Molière à Shakspeare, c'est insensé. Shakspeare n'a pas vécu dans la chambre d'Éli

sabeth. Ce sublime rêveur vivait dans son propre théatre; quoique si occupé, il eut les loisirs de la fantaisie. Molière fut partagé, tiraillé, entre ses deux rôles, mais avant tout valet de chambre du roi, faisant le lit du roi, toujours sur ce terrain de cour qui était un champ de bataille, attrapant le présent de minute en minute, et devinant le lendemain.

Ce grand effort dura sept ou huit ans, et Molière y périt. Avant les Précieuses, improvisateur ambulant, il fait des canevas pour sa troupe. Après le Misanthrope, c'est toujours un très-grand artiste ou un puissant bouffon. Mais ce n'est plus notre Molière, j'allais dire, le Molière de la Révolution, l'exécuteur des hypocrites.

Revenons au Festin de pierre, à Don Juan, au Tartufe d'amour. Ce qui saisit dans cette fresque, brusquée sur l'heure et pour l'heure même, c'est l'audace de l'à-propos.

Les Italiens venaient de jouer dans leur langue cette vieille pièce espagnole. Molière se fit demander par sa troupe de faire un Don Juan français. Hardi de ce prétexte, il intervint dans l'intrigue de cour, et porta aux marquis le coup décisif et terrible.

Molière y risquait tout; on ne pouvait savoir comment la crise finirait. Madame, languissante de sa nouvelle grossesse, qui faillit l'emporter,

avait baissé, pâli. Olympe remontait. Vardes, pour l'insulte à Madame, n'avait eu de punition qu'une petite promenade à la Bastille, où toute la cour, marquis et belles dames, alla le visiter.

La pièce ne fut pas bien reçue. Le public fut de glace. Molière persévéra, la joua quinze fois, quinze fois de suite la fit subir aux courtisans. On regardait le roi, on s'étonnait. Mais Molière, mieux qu'eux tous, vit la pensée du maître. Le 15 février, il joua ce qui dut se faire au 30 mars. Que Vardes tînt cour à la Bastille, cela ne plaisait pas au roi. Qu'il triomphât de sa disgrâce et d'avoir outragé deux trônes, c'était exorbitant. Le roi tira de sa complice l'aveu de leur lettre anonyme et de leurs calomnies qui allaient jusqu'à nous brouiller avec l'Angleterre. Vrai cas de lèsemajesté.

Colbert, dès l'année précédente, avait annoncé une grande enquête juridique qui se ferait par toute la France. Il eût voulu que le roi, imitant ses ancêtres, montât à cheval, prît l'épée de justice, fit en personne sa royale chevauchée contre les petits rois de province. Quoi de meilleur, pour ouvrir cette grande scène de jugement, que de frapper d'abord dans son palais, chez lui, sur ses amis, sur cette cour flatteuse et moqueuse, sur le brouillon perfide qui s'était joué du roi même? La cour, contre Molière, admira don Juan, le

trouva parfait gentilhomme. Il ment, il trompe, désespère celles qui l'aiment. A merveille; les larmes, c'est l'aveu du succès. Il bat celui qui lui sauve la vie... Mais c'est un paysan, on rit. Il est brave, c'est l'essentiel, cela rachète tout. Brave contre l'enfer même, et l'enfer a beau l'engloutir, il n'est pas humilié.

Donc, nul effet moral. Molière semblait manquer son coup. Il n'avait pas osé dégrader don Juan. Le roi même ne l'eût pas goûté. Il avait au fond du faible pour la noblesse; malgré Colbert, il fit toute sa Maison d'officiers nobles. Le don Juan escroc (du Bourgeois gentilhomme), le don Juan espion, comme avait été Vardes, auraient indisposé le roi contre la pièce. Molière, frappant moins fort, alla bien mieux au but. L'intérêt que la cour montra pour don Juan ne pouvait qu'irriter le roi, et sa justice n'en fut que plus sévère.

Le 30 mars, la main du Commandeur, cette main de pierre qui avait muré, scellé Fouquet dans le tombeau, serra Vardes, l'enleva à deux cents lieues, le plongea au plus bas cachot d'une citadelle. Olympe fut chassée de Paris; on ferma son salon d'intrigante et d'entremetteuse.

Vardes resta là dix-huit mois, et n'en sortit que pour pourrir vingt ans à Aigues-Mortes, vieux petit fort fiévreux. Il ne s'en tira pas tant que vécut Colbert. Pour en sortir, il fit d'incroyables

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