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fance. Nous savons beaucoup de choses, mais fort inégalement. Tel détail est pour nous énorme, et tel grand fait, appris plus tard, nous semble insignifiant. Nous sommes contrariés et désorientés quand notre histoire, nos anecdotes, certains mots de prédilection, établis dans notre mémoire depuis longues années, sont réduits à leur valeur par l'histoire sérieuse. Les on dit, par exemple, d'une dame de province, qui voit bien peu Versailles et le colore de son charmant esprit, nous sont restés agréables et chers, bien plus que les récits de ceux qui y vivaient, qui voyaient et jugeaient; je parle des courageux Mémoires de la grande Mademoiselle et de Madame, mère du Régent.

C'est une œuvre virile d'historien de résister ainsi à ses propres préjugés d'enfance, à ceux de ses lecteurs, et enfin aux illusions que les contemporains eux-mêmes ont consacrées. Il lui faut une certaine force pour marcher ferme à travers tout cela, en écartant les vaines ombres, en fondant, ou rejetant même, nombre de vérités minimes qui encombreraient la voie. Mais s'il se garde ainsi, il a pour récompense de voir surgir de l'océan confus la chaîne des grandes causes vivantes.

Connaissance généralement refusée aux contemporains qui ont vu jour par jour, et qui, trop près des choses, se sont souvent aveuglés du détail. Ils ont vu les victoires, les fêtes, les événements officiels, fort rarement senti la sourde circulation de la vie, certain travail latent qui pourtant un matin éclate avec la force souveraine des révolutions et change le monde.

La grande prétention de ce règne est d'être un règne politique. Nos modernes ont le tort de le prendre au mot là-dessus. Le grand fatras diplomatique et administratif leur impose trop. Une étude attentive montre qu'au fond, dans les choses les plus importantes, la religion prima la politique. Sous ce rapport, le règne de Louis XIV, même en son meilleur temps, est une réaction après l'indifférence absolue de Mazarin et les hardiesses de la Fronde.

La papauté remonta sous ce règne. Elle était fort déchue et un peu oubliée. Ranke l'a remarqué. Actif et influent au traité de Vervins (1598), le pape est simple spectateur, non demandé, non consulté, au traité de Westphalie (1648), et n'assiste même plus au traité des Pyrénées (1659); Mazarin lui ferme la porte. Louis XIV lui rend de l'importance. Comme évêque des évêques, le roi toujours regarde Rome; tantôt pour, tantôt contre, il s'en occupe toujours. Sous les formes hautaines d'une demi-rébellion, le roi la sert dans le point désiré, demandé cent ans par I'Église, et frappe le grand coup d'État manqué à la Saint-Barthélemy.

La place que la Révolution occupe dans le dix-huitième siècle est remplie dans le dix-septième par la Révocation de l'édit de Nantes, l'émigration des protestants et la Révolution d'Angleterre, qui en fut le contre-coup.

Tout le siècle gravite vers la Révocation. De proche en proche on peut la voir venir. Dès la mort

d'Henri IV, la France s'y achemine. Elle ne succède à l'Espagne qu'en marchant dans les mêmes voies. Ni Richelieu ni Colbert n'en peuvent dévier. Ils ne règnent qu'en obéissant à cette fatalité et descendant cette pente.

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La conquête de quelques provinces qui tôt ou tard nous venaient d'elles-mêmes, l'établissement d'un Bourbon en Espagne qui ne servit en rien la France, La centrace n'est pas là le grand objet du siècle. lisation, si impuissante encore, un majestueux entassement d'ordonnances (mal exécutées) n'est pas non plus ce grand objet. - Encore bien moins les petites querelles intérieures du Catholicisme. Dès 1668, le Jansénisme apparaît une impasse, une opposition volontairement impuissante, beaucoup de bruit pour rien. La clameur gallicane s'apaise encore plus aisément. Cette fière Église, Bossuet en tête, au premier changement du roi, fait amende honorable à Rome, se montrant ce qu'elle est, la servante de la royauté, rien qu'une ombre d'Église qui s'humilie devant une ombre.

La Révocation n'est nullement une affaire de parole. C'est une lourde réalité, matériellement immense (effroyable moralement).

L'émigration fut-elle moindre que celle de 1793? je n'en sais rien. Celle de 1685 fut très-probablement de trois ou quatre cent mille personnes. Quoi qu'il en soit, il y a une grosse différence. La France, à celle de 93, perdit les oisifs, et à l'autre les travailleurs.

La Terreur de 93 frappa l'individu, et chacun craignit pour sa vie. La Terreur de la Dragonnade frappa au cœur et dans l'honneur; on craignit pour les siens. Les plus vaillants ne s'attendaient pas à cela, et dé

faillirent. C'est la plus grave atteinte aux religions de la Famille qui ait été osée jamais. Elle eut l'aspect, étrange et inouï, d'une jacquerie militaire ordonnée par l'autorité, d'une guerre en pleine paix contre les femmes et les enfants.

Les suites en furent choquantes. Le niveau général de la moralité publique sembla baisser. Le contrôle mutuel des deux partis n'existant plus, l'hypocrisie ne fut plus nécessaire; le dessous des mœurs apparut. Cette succession immense d'hommes vivants, qui s'ouvrit tout à coup, fut une proie. Le roi jeta par les fenêtres; on se battit pour ramasser. Scène ignoble. Ce qui resta, dura pour tout un siècle, c'est l'existence d'un peuple d'ilotes (guère moins d'un x million d'hommes) vivant sous la Terreur, sous la Loi des suspects.

Le déplorable dénoûment du règne de Louis XIV ne peut cependant nous faire oublier ce que la société, la civilisation d'alors, avaient eu de beau et de grand.

Il faut le reconnaître. Dans la fantasmagorie de ce règne, la plus imposante qui ait surpris l'Europe depuis la solide grandeur de l'empire romain, tout n'était pas illusion. Nul doute qu'il n'y ait eu là une harmonie qui ne s'est guère vue avant ou après. Elle fit l'ascendant singulier de cette puissance qui ne fut pas seulement redoutée, mais autorisée, imitée. Rare hommage que n'ont obtenu nullement les grandes tyrannies militaires.

Elle subsiste, cette autorité, continuée dans l'éducation et la société par la grâce, par le caractère lumineux d'une littérature aimable et tout humaine. Tous commencent par elle. Beaucoup ne la dépassent pas. Que de temps j'y ai mis! Les trente années que je resserre ici m'ont, je crais, coûté trente années.

Non que j'y aie travaillé tout ce temps-là de suite. Mais, dès mon enfance et toute ma vie, je me suis occupé du règne de Louis XIV. Ce n'est pas qu'il y ait alors grande invention, si l'on songe à la petite Grèce (ce miracle d'énergie féconde), à la magnifique Italie, au nerveux et puissant seizième siècle. Mais que voulez-vous ? C'est une harmonie. Ces gens-là se croyaient un monde complet, et ignoraient le reste. Il en est résulté quelque chose d'agréable et de suave, qui a aussi une grandeur relative.

J'étais tout jeune que je lisais cet honnête Boileau, ce mélodieux Racine; j'apprenais la fanfare, peu diversifiée, de Bossuet. Corneille, Pascal, Molière, la Fontaine, étaient mes maîtres. La seule chose qui m'avertit et me fit chercher ailleurs, c'est que ces très-grands écrivains achèvent plutôt qu'ils ne commencent Leur originalité (pour la plupart du moins) est d'amener à une forme exquise, des choses infiniment plus grandioses de l'Antiquité et de la Renais

sance.

Rien chez eux qui atteigne la hauteur colossale du drame grec, de Dante, de Shakspeare ou de Rabelais.

On a très-justement vanté le caractère littéraire

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