Images de page
PDF
ePub

des moyens de locomotion rapide et peu fatigante, constamment à la disposition de tous, et incomparablement moins coûteux, même alors que l'on en fait un fréquent usage, que l'entretien d'un équipage particulier.

Mais c'est précisément parce que ces moyens sont à la disposition de tous qu'on n'en veut pas; car, il est du meilleur ton de répugner à s'asseoir

« Sur les nobles coussins d'un char numéroté. »

C'est toujours cette manie de la distinction ou de la dignité purement vaniteuses, cet éloignement pour tout contact, tout rapprochement avec ceux que l'on suppose placés dans des rangs inférieurs au sien, qui, en France, et malgré les prétendus penchants démocratiques et égalitaires que la population ne cesse de s'attribuer, forment l'un des traits les plus marqués du caractère national. .

Dans les grandes villes, l'entretien d'un équipage particulier est fort onéreux, et il n'est pas rare qu'il absorbe le quart ou davantage de la dépense totale annuelle de ceux qui satisfont cette vanité; il n'est pas rare, non plus, de voir des entrepreneurs d'industrie, des négociants, banquiers, spéculateurs, etc., - puisant dans le crédit la plus grande partie et parfois la totalité des ressources dont ils disposent, sacrifier à ce luxe coûteux et vain de fortes parts de ces mêmes ressources, aux dépens des créanciers de leur faillite future. Il est vrai que chez ceux-là, le charlatanisme, la pensée d'étendre leur crédit en faisant croire à l'importance de leurs richesses, se joignent souvent à la vanité pour les exciter à de telles dépenses; mais de semblables motifs ne sont pas assurément de nature à rendre, sur ce point, leur conduite moins immorale.

Quant aux familles jouissant de fortunes honnêtement acquises, et suffisantes pour leur permettre le luxe d'un équipage particulier, ce serait beaucoup trop compter sur l'empire de la raison et de la morale que de leur demander, dans l'état d'inperfection et de faiblesse des mœurs actuelles, de sacrifier ce luxe à des satisfactions plus réelles et plus viriles, et par exemple, d'employer les ressources qu'il absorbe, à pratiquer autour d'elles et par elles-mêmes, la bienfaisance dans ses

conditions les plus intelligentes et les plus efficaces, moyen d'user de leur superflu, qui, en leur attirant l'estime et l'affection, en leur donnant le contentement intérieur résultant du devoir accompli, contribuerait indubitablement plus à leur bonheur que tous les luxes imaginables. Mais les habitudes de mollesse, la prédominance de la vanité d'étalage, l'éloignement ou l'indifférence pour les classes ayant besoin d'aide et de secours, et l'influence de la charité légale, aussi inefficace pour les assistés que préjudiciable à l'extension de la bienfaisance privée, - la seule véritable charité et la seule efficace, empêcheront longtemps la pratique du devoir que nous rappelons de se généraliser parmi les classes riches, et de ramener à d'utiles emplois les ressources qu'elles affectent à leurs diverses fantaisies, ou à l'entretien d'habitudes énervantes.

Toutefois, si l'on ne peut attendre que les familles en position d'entretenir des équipages pour leur service personnel, renoncent à cette habitude, on pourrait du moins leur demander d'y pourvoir avec quelque réserve, avec simplicité, de renoncer à ces équipages fastueux où l'on cherche à se surpasser par la richesse et l'éclat, chargés de laquais en livrée, plus ou moins chamarrés de galons, de dorures, de plumes, etc., et que l'on dresse à étaler fièrement en public ces insignes d'abjecte servitude. Les honnêtes familles des classes riches devraient d'autant mieux sentir combien la plus stricte simplicité serait ici de bon goût, que, dans les grandes capitales, où se développe principalement ce luxe bête et insolent, l'émulation dans son étalage se montre le plus ardente chez des gens fort méprisables, chez les charlatans de toute espèce, politiques ou autres, chez les spéculateurs enrichis par des moyens peu scrupuleux, chez les filles de joie le plus en vogue.

Un usage emprunté aux mœurs anglaises, qui a pris, en France, une assez grande extension parmi les classes riches, et qui ne se rattache aux besoins de locomotion personnelle qu'à titre de déviation fort bizarre, est celui d'élever et d'entretenir des chevaux uniquement destinés aux Courses, c'est-àdire, à des luttes de vitesse. Ces animaux, et tous les services personnels et de capitaux qu'on leur affecte, n'ont, comme les courses elles-mêmes, aucune espèce d'utilité réelle; le tout

n'a d'autres résultats que de maintenir et de propager une race de chevaux, assez laids de formes, et impropres à tout autre service que celui des courses, d'offrir une occasion de jeu,

de faire rompre les os à

de paris souvent considérables, quelques jockeys, et de former une classe de gentlemen, aussi remarquables, lorsqu'ils se renferment exclusivement dans cette spécialité, par leur ineptie et leur sottise, que par leurs prétentions et le dérèglement de leurs mœurs. Cependant, il n'est pas rare de voir encourager les développements de cette absurde et abrutissante tendance, de ce stupide gaspillage de forces et de ressources, par des allocations sur le produit de contributions publiques!

Par suite des facilités que les chemins de fer ont offertes à la satisfaction des besoins de locomotion personnelle, ceux-ci se sont prodigieusement développés de nos jours dans toutes les classes de la population, ce qui, en somme, nous paraît avoir des tendances réellement civilisatrices; seulement, il est à regretter, selon nous, que dans les procédés appliqués à la satisfaction de ces besoins, les démarcations entre les diverses classes formées par les différences de fortune ou de position, aient été maintenues aussi tranchées pour les populations en voyage, qu'elles le sont à la résidence; c'était pourtant là une bonne occasion de provoquer le rapprochement de ces classes, en les mêlant chaque jour, par groupes nombreux, dans tous les trains de voyageurs circulant sur les chemins de cela aurait plus fait, avec le temps, pour atténuer les répulsions qui les divisent, pour établir entre elles une meilleure entente, pour améliorer celles dont l'esprit est le moins cultivé, que tous les efforts individuels et isolés des hommes, en fort petit nombre parmi nous, qui comprennent l'urgente nécessité de tels rapprochements. Mais c'est ce qui n'a été bien compris que dans les États du nord de l'Amérique, où l'esprit d'égalité domine, bien qu'on en parle rarement, et où les trains de voyageurs sur les chemins de fer n'admettent aucune distinction de classes. En France, où nous parlons sans cesse d'égalité, où tous prétendent que celle-ci est l'objet des sentiments prédominants de la nation, les classes riches ou aisées n'ont pu se faire à l'idée de subir, même pendant quelques

fer;

heures seulement, le contact des populations moins favorisées de la fortune.

La majeure partie des observations et des appréciations que nous venons d'exposer sur l'ensemble des besoins matériels, et particulièrement sur ce que nous trouvons de fâcheux dans plusieurs des développements donnés à ces besoins par les classes riches et celles qui les imitent, déplairont fort sans doute à ceux dont elles blâment les habitudes, et nous n'espérons pas qu'elles réussissent beaucoup mieux auprès de la majorité de la classe spécialement lettrée. Il ne saurait en être autrement dans une société où les esprits cultivés sont, dès la jeunesse, façonnés à juger de la moralité et de la dignité de la conduite, sans tenir aucun compte de ses conséquences relativement à l'intérêt commun, et où les prétentions aux goûts raffinés, au dédain de la vulgarité, à cette distinction puérilement vaniteuse caractérisée par le désir de paraître au dessus du commun, sont générales et bien accueillies; il faudra du temps avant que ces funestes travers d'esprit et de sentiments, fruits des mauvaises directions de l'éducation générale, disparaissent de nos mœurs. Nous nous bornerons ici à prévenir une objection qui, dans l'état d'ignorance où se trouve généralement notre population à l'égard des vérités économiques le mieux constatées, doit être écartée avec quelque insistance.

Si nous avons des lecteurs, la plupart d'entre eux ne manqueront pas de remarquer, à l'occasion de nos dernières observations, et malgré nos précédentes explications, que si les classes riches ou aisées s'abstenaient, comme nous le jugeons utile à l'intérêt de tous, des profusions relatives à l'alimentation, au logement, à l'ameublement, au vêtement, à la parure, aux équipages, etc., les branches d'industrie alimentées par ces profusions seraient en voie de ruine; - puis ils répéteront peut-être que le luxe des riches est l'unique moyen de faire servir leurs richesses à l'amélioration du sort des populations qui en sont privées. En ce qui concerne cette dernière assertion, nous renverrons au chapitre IX de la première partie de cet ouvrage, où il est clairement et péremptoirement

démontré que les intérêts des classes laborieuses et dépourvues de fortune, sont incomparablement mieux servis par les épargnes, les accumulations des riches, que par tout ce que ceux-ci affectent à leurs consommations personnelles.

Nous ajouterons que lorsque des forces productives existantes cessent d'être appliquées à des besoins déraisonnables et malfaisants, elles se dirigent nécessairement vers la satisfaction de besoins mieux entendus; en sorte, qu'à l'avantage commun, ces derniers besoins gagnent en extension ce que perdent les premiers. Il est vrai que le changement ne s'opère pas sans souffrance pour les intérêts privés engagés dans les voies délaissées; mais ce mal temporaire est une condition commune à presque tous les perfectionnements. On peut d'ailleurs être assuré que les rectifications d'habitudes que nous avons signalées comme désirables, s'opéreront avec assez de lenteur, si jamais elles se réalisent, pour n'apporter aucune perturbation trop brusque dans les intérêts privés qu'elles seraient de nature à atteindre.

[blocks in formation]

Le but de la morale expérimentale étant de mettre le plus possible la conduite humaine en harmonie avec l'intérêt commun, ses enseignements, quant aux besoins de l'intelligence, aux directions à suivre dans le développement des facultés qui la constituent, doivent tendre constamment à accroître la puissance utile ou bienfaisante de ces facultés. C'est au principe de l'intérêt commun que se rapportent toutes ses appréciations à l'égard des diverses espèces de culture intellectuelle, qu'elle range dans son estime selon le degré de leur utilité générale, dédaignant celles qui sont stériles et proscrivant celles qui sont nuisibles.

Il n'en est point ainsi des doctrines morales fondées sur les prétendues révélations de la raison intuitive ou de la cons cience inexpérimentée; celles-ci, parmi les diverses espèces de culture intellectuelle, se plaisent à préconiser surtout les plus désintéressées, c'est-à-dire les plus dégagées de toute considération d'utilité individuelle ou collective.

« PrécédentContinuer »