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CHAPITRE VI.

Résumé et conclusions de la deuxième partie.

Nous croyons avoir établi qu'aucun des systèmes fondés sur d'autres bases que celles fournies par l'observation, l'expérience, et les enseignements que la raison peut en tirer, systèmes qui ont prévalu jusqu'ici en morale, n'est propre à faire de celle-ci une véritable science.

Si le parti pris de repousser de l'étude qui intéresse le plus l'humanité, les seuls moyens de comprendre, de connaître, de vérifier, qui nous aient été donnés, et les seules sources de toutes les connaissances acquises, n'était explicable par la crainte qu'inspire naturellement aux hommes en possession de la régie des mœurs, une morale expérimentale pouvant plus ou moins affaiblir, compromettre et remplacer leur autorité, ou celle de leurs enseignements dogmatiques, il constituerait assurément l'une des plus singulières aberrations de l'esprit humain.

Telle est, cependant, la puissance des premières directions données, dès la jeunesse, aux facultés intellectuelles, que beaucoup d'hommes, d'ailleurs fort éclairés, et repoussant en morale toute autorité traditionnelle, ne restent pas moins sous l'influence de cette même aberration: parfaitement convaincus qu'en toute autre chose, nous naissons et vivons ignorants tant que l'expérience ou l'observation n'ont pas apporté leur lumière à notre entendement, ils professent avec une bonne foi non suspecte qu'il en est tout autrement à l'égard de la mo

rale, c'est-à-dire de la connaissance de ce qui est bien et de ce qui est mal dans la conduite humaine, — celui peut-être de tous les sujets d'étude qui exige le plus de recherches, d'observation attentive, d'expérience, et de rectitude de jugement; qu'à cet égard, nos moyens ordinaires d'investigation ne peuvent nous être d'aucun secours; qu'il est même dangereux d'y recourir, et que chacun de nous a, dans sa conscience, son sens moral ou sa raison pure, un guide sûr et infaillible, le dispensant absolument de toute autre lumière.

Si nous ne nous abusons sur la valeur de nos démonstrations, on aura reconnu avec nous qu'une aussi étrange hypothèse est purement imaginaire, d'ailleurs complétement démentie par l'expérience, par tous les faits observables, dont aucun ne montre l'existence de ces prétendues facultés révélatrices puisant uniquement en elles-mêmes, à l'exclusion de toute lumière expérimentale, le pouvoir de discerner le bien et le mal, — et qui tous, au contraire, concourent à prouver que de telles facultés n'existent pas en nous.

On aura pu reconnaître en même temps, qu'en morale comme en toute autre science, on doit, après avoir observé les faits ou recueilli les résultats de l'expérience, enseigner ce que les choses sont et ce qu'elles produisent.

Qu'ici, pas plus qu'ailleurs, il ne saurait y avoir de conceptions imaginaires, ni d'autorités traditionnelles pouvant nous dispenser, pour arriver à la connaissance de la vérité, de l'expérience et de l'observation.

Que le principe de raisonnement d'après lequel on doit juger du bien et du mal dans la conduite humaine, — de ce qui, moralement, doit y être approuvé ou réprouvé, n'est autre que celui de l'intérêt commun des hommes ou de l'utilité générale, se résumant dans le perfectionnement de nos facultés étendu le plus possible, et caractérisé par l'accroissement de la puissance utile ou bienfaisante de ces facultés.

Que ces bases d'investigation et d'appréciation en morale, loin d'être en opposition, comme on l'a prétendu, avec ce qu'une saine philosophie nous permet de concevoir relativement aux desseins de Dieu sur l'humanité, sont, au contraire, en parfaite harmonie avec les lois divines les plus manifestes.

Qu'elles sont également en concordance parfaite avec le précepte d'amour de Dieu et du prochain, résumant toute la morale chrétienne, et que la science dont elles donnent la méthode et le principe dirigeant, n'est que le commentaire, le complément indispensable de ce précepte évangélique.

Enfin, que la détermination de la méthode et du principe de raisonnement ne constitue pas toute la science de la morale, comme, par une inconcevable inadvertance, on paraît l'avoir généralement supposé jusqu'ici; qu'il s'agit surtout, pour constituer cette science, d'étudier les mœurs telles qu'elles sont, dans leur nature, leurs causes, et leurs conséquences, de reconnaître et de signaler en quoi elles se rapprochent et en quoi elles s'éloignent du but ou du principe d'appréciation proposés, de montrer ainsi leurs imperfections, et d'indiquer les moyens de les corriger.

On a vu qu'abordant ensuite ce principal objet de la morale, non pour en faire un exposé méthodique aussi complet que pourrait le comporter l'état actuel des connaisssances acquises, mais pour fournir des exemples de l'application de notre méthode et des preuves de son efficacité, nous avons succinctement signalé ce qu'il y a de plus nuisible à l'intérêt commun, d'abord, dans les directions données au développement des besoins; ensuite, dans les mœurs ou habitudes de relation, -en appliquant plus particulièrement nos observations aux populations de la France, et en indiquant en partie les causes et les conséquences de ces directions, et les moyens d'en obtenir la réforme.

On a pu reconnaître, dans la première section de ce travail sommaire, que, même chez les nations de l'Europe les plus avancées en civilisation, les développements reçus par les besoins matériels, intellectuels et moraux, laissent infiniment à désirer et à regretter; qu'en ce qui concerne les besoins matériels, ces développements, chez les classes riches ou aisées, ont été trop généralement déterminés par une recherche immodérée des satisfactions sensuelles, et par une vanité et une ostentation aveugles.

Qu'il en résulte des maux de toute espèce, celui de la dégradation des facultés abandonnées à de tels penchants, fai

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sant dédaigner et délaisser, d'autant plus qu'on les satisfait davantage, tout perfectionnement intellectuel ou moral, et repoussant ainsi l'emploi le plus digne et le plus salutaire que l'on puisse faire de la fortune; celui de la stérilisation des ressources affectées à ces mauvais penchants; celui de l'exemple pernicieux qu'ils donnent à toutes les classes de la population, ainsi entraînées à croire que leur activité ne saurait être mieux employée qu'à la poursuite des plaisirs sensuels ou vaniteux, puis à agir en conséquence; — celui des excitations envieuses et hostiles qu'un tel exemple éveille chez les classes pauvres, en provoquant des comparaisons qui leur font trouver leur situation plus misérable, les disposent au découragement, et, le cas échéant, à appuyer toute tentative de renversement d'un ordre social, où la part qui leur est faite leur semble inique et intolérable.

Il est facile de constater ici quelques manifestations de ces admirables lois divines, qu'une observation attentive permet de reconnaître dans les phénomènes sociaux, aussi bien que dans ceux de tout autre ordre.

Sous un régime économique normal, c'est-à-dire, sous celui d'une véritable liberté de travaux et de transactions, la fortune est la récompense naturelle et nécessaire du travail et de l'épargne, et le plus souvent, elle ne s'accumule suffisamment, pour devenir importante, que dans les familles ayant fait de ces moyens légitimes d'acquisition, la règle constante de leur conduite pendant plusieurs générations: l'un et l'autre de ces moyens concourent au perfectionnement de l'homme, à accroître sa puissance, soit sur les choses, soit sur lui-même ou ses mauvais entraînements; ils sont donc éminemment civilisateurs, et la récompense qui, seule, pouvait en déterminer et en maintenir l'activité, était indispensable au progrès de l'humanité.

Mais il ne fallait pas que la fortune, une fois acquise par de tels moyens, pût devenir impunément, pour ceux qui la possèdent, une faculté de donner carrière à leurs penchants déréglés et nuisibles; car, alors, la fortune individuelle, au lieu d'être un moyen civilisateur, une facilité de progrès pour le genre humain, eût été une cause de dégradation; aussi la répression

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de ceux qui en abusent est-elle inscrite dans des lois naturelles irrécusables, se manifestant par les conséquences nécessaires d'un tel abus.

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S'ils se refusent à toute occupation utile ou bienfaisante; s'ils oublient les devoirs que la fortune impose; s'ils la détournent de la destination qui paraît, surtout, lui être providentiellement assignée, celle de servir à leur perfectionnement intellectuel et moral, d'abord, ensuite à celui des autres, et, par là, à l'élévation graduelle du niveau de l'humanité; — si, enfin, ils ne l'appliquent qu'à entretenir et à développer leurs vices, leurs appétits sensuels, leurs niaises et dilapidatrices vanités d'étalage, ils en sont punis par la privation, de plus en plus marquée, de la faculté de ressentir les jouissances intellectuelles et morales, et celles que pourrait leur donner la pratique de la bienfaisance envers leurs semblables, - puis, par la satiété et le dégoût qui suivent bientôt la surexcitation des besoins matériels, parfois aussi par les troubles de conscience que leur cause la conviction intime de leur dégradation; enfin, par les sentiments d'envie et d'hostilité, par les tendances subversives que détermine leur conduite au sein des masses populaires, par l'anxiété et la terreur que leur inspirent de telles dispositions, dès que ces masses ne leur paraissent plus suffisamment dominées et assujetties, ou par les sacrifices de libertés et de ressources, par le despotisme que leur impose toute puissance politique assez armée, à leur gré, pour comprimer efficacement les tendances que leur conduite a provoquées.

Les développements nuisibles des besoins matériels ont été particulièrement favorisés, chez nous, par l'agglomération et le séjour, dans les grandes villes, des familles opulentes et oisives. C'est là qu'une vive émulation s'établit entre elles pour pousser à l'exagération et au raffinement de ces besoins : la distinction vaniteuse que l'on obtient par l'étalage d'un luxe tendant constamment à dépasser tout ce qui commence déjà à être un peu vulgarisé, devient d'autant plus facilement leur mobile dominant, que la frivolité de leurs préoccupations habituelles les rend de plus en plus incapables de goûter et de poursuivre des distinctions plus méritoires; dès lors, les développements et les

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