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La méthode généralement suivie jusqu'ici dans les recherches sur la morale, aussi bien par les philosophes que par les théologiens, consiste à établir à priori des principes d'action, sauf à en déduire les conséquences par le raisonnement. La morale théologique, partant de principes ou de préceptes consignés dans les écrits consacrés, chez toutes les communions chrétiennes, comme reproduisant des révélations divines, a reçu des développements nombreux, plus ou moins divergents entre eux, souvent peu d'accord avec les principes sur lesquels on a prétendu les baser, et qui, dans les doctrines que l'on comprend sous la dénomination de casuistique, s'écartent parfois singulièrement des notions de la morale commune. Quant à la morale philosophique, à prétentions plys of moins scientifiques,

ceux qui s'en sont occupés se sont généralement bornés à rechercher, à signaler ou à préconiser tels ou tels principes d'action, laissant à chacun le soin d'en tirer les règles de la conduite à suivre dans les cas déterminés; en sorte que la science leur a paru fondée, et n'avoir plus rien à enseigner, dès que ses principes, justifiés par toutes les raisons dont il était possible de les appuyer, ont été formulés.

On procède tout autrement dans les sciences naturelles : la détermination des principes y est le résultat, et non le point de départ des investigations; les faits dont il s'agit de rendre compte sont observés dans leur nature, leurs liaisons ou leurs rapports, puis classés autant que possible dans leur ordre générique, ce qui permet de reconnaître des faits principaux, ou premiers, c'est-à-dire au delà desquels il n'est plus possible de remonter, auxquels tous les autres paraissent subordonnés, et ces faits générateurs, ou causes, sont dès lors considérés comme les sources, les liens généraux, les véritables principes de chaque ordre de faits plus ou moins étroitement liés entre eux.

Il est remarquable que l'économie politique est, jusqu'ici, la seule des sciences morales ou sociales dont les principes aient été déterminés ainsi. En observant les richesses, on a dû d'abord se fixer sur ce qui les caractérisait et se demander d'où elles provenaient; il a fallu du temps pour reconnaître qu'elles se composaient de toutes les utilités valables destinées à nos besoins, et qu'elles avaient leur source dans le travail producteur; puis, que la fécondité de ce travail était liée au progrès de l'accumulation des capitaux, à celui des facultés industrielles, intellectuelles et morales des populations, aux garanties assurées à la propriété, à la liberté de l'activité productive et des transactions, aux développements de l'esprit d'association et d'entreprise, etc.; que la division des travaux avait entraîné la nécessité des échanges et de la détermination des valeurs, conditions ayant déterminé à leur tour l'usage des monnaies, puis celui du crédit; que la fixation des prix en raison des variations du rapport entre l'offre et la demande maintient, autant qu'il est possible de l'obtenir, l'équilibre entre les diverses productions et les besoins correspondants, et que, sous un régime d'entière liberté, les prix tendent à se fixer en con

enfin, que le

formité de ce qu'exige l'intérêt commun; mobile de l'intérêt personnel, constitué par nos besoins, est la cause première, la source et le lien général de tous les phénomènes économiques, lesquels tendent à s'accomplir dans des conditions plus normales, plus favorables à l'amélioration de la vie humaine sous tous les rapports, à mesure que ce mobile devient plus généralement éclairé.

Mais si l'économie politique, et toutes les sciences d'observation, n'ont réussi à établir leurs principes définitivement acquis, qu'au moyen d'une telle méthode, est-il à croire que l'on parvienne à fonder réellement les autres sciences sociales, et en particulier la morale, en procédant tout autrement? Pourra-t-on arriver à la connaissance des vrais principes de la morale sans étudier, dans leur nature, leurs causes, et leurs conséquences, les mœurs et les tendances des populations, telles qu'elles s'offrent à l'observation?

Pour constituer les sciences naturelles, nous n'avons qu'à connaître le mieux possible les faits existants et leur enchaînement. Il n'en est plus ainsi dans les sciences morales ou sociales les faits de la conduite humaine peuvent être considérablement modifiés, selon les directions que prennent nos volontés, et ce qu'il nous importe de connaître, ce n'est pas autant ce qu'ils sont que ce qu'ils devraient être dans un but préconçu ou préalablement déterminé, et la solution des questions que nous venons de poser dépend de la détermination de ce but.

Si, par exemple, nous sommes pénétrés de la croyance que les principes de la morale, ou les règles de notre conduite, ont été révélés par Dieu même, dans les écrits ou les traditions servant de base à notre religion, il est clair que nous n'aurons plus à nous proposer un autre but que celui de nous conformer le mieux possible à ces préceptes divins; la science de la morale consistera dès lors uniquement à les connaître; elle nous sera ainsi donnée à priori et ne réclamera de nos efforts ni découvertes ni recherches.

Mais la raison oppose d'invincibles objections à ce que la foi religieuse puisse être généralement admise comme loi régulatrice de la conduite humaine : la vérité morale ne saurait dif

férer d'une population à l'autre ; elle doit être la même pour tous les hommes; or, il est un fait qu'il nous est impossible de ne pas voir; c'est que les religions existantes diffèrent considérablement de l'une à l'autre dans leurs dogmes, leurs symboles et leurs tendances morales; qu'à cet égard il n'y a point de parité entre le brahmanisme, le boudhisme, le judaïsme, le christianisme, le mahométisme; que dans le christianisme lui-même les tendances morales sont fort dissemblables entre le catholicisme romain, le catholicisme grec ou russe, et les trente communions distinctes que compte aujourd'hui le protestantisme; que, parmi ces subdivisions du christianisme, la doctrine des unes consacre, comme étant d'ordre divin, l'autorité religieuse et civile, par suite, le principe de l'obéissance passive, l'emploi de la contrainte et l'interdiction de la liberté d'examen en matière de foi; tandis que la doctrine des autres repousse la contrainte religieuse, admet le libre examen, consacre la tolérance, et nie que l'autorité, soit ecclésiastique, soit civile, ait les caractères d'une délégation divine, condamnant par suite le principe de l'obéissance passive; qu'ainsi les tendances morales de ces diverses doctrines ne sont pas seulement dissemblables, mais diamétralement opposées entre elles sur les points les plus importants, ce qui, bien évidemment, ne permet pas de les admettre toutes à la fois comme règle normale de la conduite.

On a dit et l'on répétera sans doute que, pour avoir sûrement la loi régulatrice, il faut faire abstraction de la diversité des croyances et s'attacher exclusivement à la vraie religion; mais cha un croit naturellement que sa religion seule est la vraie, ou du moins la plus vraie, et que toutes les autres sont plus ou moins dans l'erreur, par conséquent, hors des voies normales quant à la morale, quant à la conformité de la conduite aux prescriptions divines; et comme la religion vraie, quelle que soit celle à laquelle appartient une telle qualification, n'embrasse qu'une faible minorité du genre humain, il en résulte que la grande majorité, en suivant les principes de conduite que lui donnent ses croyances religieuses, est nécessairement engagée dans de fausses directions.

Et comment d'ailleurs se rattacher à la seule vraie religion quand on n'y est pas né? Faut-il les connaître et les examiner

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