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Remarquons, ensuite, que la plupart des objections auxquelles nous répondons s'appliqueraient également à toutes les libertés individuelles; car, il n'en est aucune dont on ne puisse faire un mauvais usage, et dans l'exercice de laquelle les individus ne soient exposés à méconnaître plus ou moins leurs vrais intérêts faudrait-il donc, par la considération qu'ils peuvent se tromper dans l'application de ces libertés, leur en interdire l'usage, les diriger sur tous les points, et n'admettre d'autres développements des facultés et des activités que ceux imposés ou déterminés par l'autorité? Mais que deviendraient des populations soumises à un tel régime, - privées de toute initiative, de toute volonté, de toute énergie individuelles, - sinon de véritables troupeaux à la merci de ceux qui en auraient l'exploitation ?

Et qui, d'ailleurs, préservera d'erreurs ou de mauvaises directions l'autorité elle-même? Les hommes qui l'exercent sontils moins imparfaits, moins sujets à se tromper que la plupart des autres ? L'expérience n'a-t-elle pas suffisamment établi que leurs directions, quant à l'enseignement, peuvent être aussi mal entendues, aussi nuisibles que les moins éclairées de celles déterminées par la liberté, et tandis que celles-ci sont facilement corrigées, rectifiées, dès que les intérêts sont suffisamment avertis qu'elles ont fait faire fausse route, n'est-il pas avéré que celles de l'autorité persistent indéfiniment, alors même que le besoin de les changer est généralement reconnu ?

D'un autre côté, les hommes investis du pouvoir politique, en s'emparant des directions de l'enseignement, ne peuvent-ils pas se proposer un tout autre objet que l'intérêt commun, et par exemple, celui d'étendre ou de consolider leur domination, en s'appliquant à façonner les esprits aux tendances et aux mœurs de la servitude? n'a-t-on pas vu, en France et ailleurs, d'éclatants exemples d'un tel emploi du pouvoir gouvernemental, lorsqu'il comprend la régie de l'enseignement ?

Encore une fois, il faudrait vouloir s'aveugler pour ne pas voir que les hommes investis de l'autorité publique sont aussi sujets que les autres à l'imperfection commune; que si, sortant des limites de leur mission utile et légitime, ils s'appliquent à régir les développements et les applications des

facultés individuelles, et particulièrement à s'emparer de l'ensemble ou d'une partie de l'enseignement, leurs directions sont inévitablement inférieures, moins efficaces, moins fructueuses sous tous les rapports, que ne l'auraient été celles de la liberté, quelques défectuosités qu'eussent pu présenter celles-ci; attendu, d'abord, qu'ils ne sauraient y apporter aucune lumière qui leur soit propre et dont ne puissent s'éclairer, tout aussi bien et mieux que leurs agents, les instituteurs ou professeurs libres; attendu, ensuite, que sous la pression des intérêts personnels de tous, la liberté ne saurait manquer de modifier et de perfectionner ses directions, à mesure que les lumières acquises le comportent et que les besoins l'exigent, et de corriger ses erreurs dès qu'elles sont reconnues, conditions que l'on ne saurait attendre du régime de l'autorité, dont les mobiles déterminants ne sont plus les mêmes, et qui ne se prête qu'avec infiniment plus de difficultés et de lenteur aux innovations, sans lesquelles évidemment, aucun perfectionnement, aucun progrès, ne sauraient se réaliser; attendu, enfin, que leurs tendances sont loin d'être nécessairement dirigées, comme celles de la liberté, vers l'amélioration des services dans le sens de l'intérêt

commun.

Telles sont les causes principales qui rendent, comme nous l'avons dit, inévitablement moins progressifs et moins féconds que ne le fait la liberté, les services régis par l'autorité; elles expliquent pourquoi les enseignements gouvernés par celle-ci restent obstinément stationnaires, ou sont même, parfois, maintenus intentionnellement dans des voies arriérées ou rétrogrades; tandis que que ceux laissés en pleine liberté ne peuvent jamais rester longtemps, sur aucun point, au-dessous du niveau atteint par les progrès généraux de la civilisation.

Remarquons, enfin, que la nécessité de la tutelle, ou plus exactement, de l'action directrice à exercer par les individus. pourvus d'aptitudes déterminées, sur ceux qui ont à acquérir ces mêmes aptitudes, existe pour tous les enseignements sans exception, et aussi bien pour l'apprentissage des professions, que pour l'instruction littéraire ou scientifique, et que cette nécessité n'entraîne nullement celle des directions de l'autorité,

puisque celle-ci, même en France, s'abstient, sauf à l'égard d'un certain nombre d'exceptions, de diriger l'enseignement pratique des professions, laissant pour cet objet à l'autorité paternelle toute liberté d'action, et même la faculté d'user de contrainte, au besoin, dans les limites permises, jusqu'à la majorité des enfants.

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Il est d'ailleurs bien facile de se convaincre que les directions de l'autorité publique ne sont nullement nécessaires pour que la tutelle dont il s'agit fonctionne dans les meilleures conditions l'activité et l'efficacité supérieures de l'enseignement, partout où il s'exerce librement, ne prouvent-elles pas irrévocablement que la propagation des connaissances et des aptitudes réclamées par tout besoin réel, est suffisamment assurée par le libre concours des intérêts individuels? Et ces intérêts eux-mêmes ne garantissent-ils pas, sans aucune nécessité de réglementation légale, à la tutelle qu'il s'agit d'exercer, l'organisation naturelle la plus fructueuse, -celle qui place les élèves sous la direction de maîtres volontairement choisis, dont l'émulation est constamment excitée par la concurrence et dont l'intérêt personnel ne peut être satisfait que dans la mesure de la valeur, librement débattue, qu'ils réussissent à donner à leurs services?

Relativement au choix des études et des maîtres, à faire par des familles illettrées ou insuffisamment instruites, nous ne contestons nullement le besoin qu'ont ces familles d'être en cela guidées, assistées ou conseillées par de plus capables; mais en est-il une seule à qui de tels secours aient jamais fait défaut lorsqu'elle les a réclamés? Il n'est donc nullement nécessaire que l'autorité se substituant à leurs droits et à leurs devoirs, et ne se bornant point d'ailleurs à les conseiller ou à les guider dans leur choix, leur impose les études et les professeurs.

Pour discerner plus ou moins sûrement l'intérêt qui s'attache à l'acquisition d'un ordre de connaissances ou d'aptitudes, il n'est point indispensable d'y être préalablement initié; c'est ce que l'on peut reconnaître en remarquant combien il est fréquent de voir les parents destiner leurs enfants à d'autres professions que la leur, à des professions dont souvent ils n'ont

aucune notion, ou dont ils ne jugent que par les résultats apparents qu'elles donnent à ceux qui les exercent, et réussir néanmoins à élever réellement ainsi la position de leurs descendants.

Des individus ne sachant ni lire, ni écrire, peuvent parfaitement se convaincre de l'utilité de ces connaissances, en voyant de quel secours elles sont à ceux qui les possédent, et en ressentant, dans une multitude de circonstances, l'impuissance, les difficultés, les dommages de toute espèce que leur inflige leur propre ignorance à cet égard.

Aussi, quoi qu'en aient pu dire des observateurs superficiels, prenant trop à la lettre le dédain que la vanité fait parfois affecter aux individus illettrés, pour des aptitudes qui leur sont étrangères, ce qui manque aux classes de notre population ne sachant lire ni écrire, ce n'est nullement le sentiment du besoin de cette instruction première ; tous ceux qui ont eu avec elles des relations suffisantes pour bien connaître leurs dispositions réelles, sont assurés que ce sentiment existe chez le grand nombre, et bien souvent à un degré très-vif.

Des obstacles bien plus réels que l'indifférence qu'on leur prête, sont dans la misère, beaucoup plus répandue et plus intense, parmi les masses de notre population, que ne se le figurent communément nos classes lettrées, dans l'extrême exiguité de ressources qui ne sauraient absolument comporter les prélèvements nécessaires à l'instruction des enfants, — et plus encore peut-être, ainsi que nous le montrerons plus loin, dans les difficultés apportées par notre régime légal à l'exercice, et par suite, à la propagation de l'enseignement primaire.

Quant aux enseignements littéraires ou scientifiques d'un ordre moins élémentaire, on peut être assuré que, dans les conditions d'une véritable liberté, il ne serait nullement à craindre que les familles persistassent, comme on le voit si fréquemment sous un régime de réglementation, à rechercher l'acquisition de connaissances ou d'aptitudes qui ne devraient leur rendre que peu ou point de services, et à en délaisser d'autres de nature à leur être plus profitables. A cet égard, les directions de la liberté sont aussi favorables à une constante harmonie entre l'état général des besoins et les diverses parties

de l'enseignement, que celles de l'autorité lui sont contraires, et cela, par la raison bien facile à saisir, que la faculté d'innover, indispensable au maintien de cette harmonie comme à tout progrès de l'enseignement, est entière dans le premier cas, tandis qu'elle ne peut s'exercer dans le second qu'avec d'extrêmes difficultés, les habitudes et les intérêts créés par toute organisation légale, opposant aux innovations ou aux réformes des obstacles souvent insurmontables.

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En ce qui concerne plus particulièrement le choix des maîtres, il est bien certain que la concurrence ferait, dans cet ordre de travaux comme dans tous les autres, pleine justice à la supériorité ou à l'infériorité des services; que les incapables, les négligents, ceux dont les enseignement seraient infructueux, ne pourraient réunir ou conserver longtemps des élèves; tandis que les maîtres intelligents et laborieux, ou réussissant le mieux à faire passer dans leurs élèves les connaissances ou les aptitudes qu'ils se sont donné mission d'enseigner, verraient s'accroître leur réputation et leur clientèle, et cela, en vertu des mêmes lois économiques naturelles qui, dans l'ensemble des travaux et des transactions véritablement libres, mesurent la rémunération des services personnels à leur valeur réelle, c'està-dire, à l'appréciation qu'en font, d'un commun accord, les intéressés eux-mêmes. A cet égard encore, l'efficacité de la liberté pour assurer principalement aux plus capables les directions de l'enseignement général, est aussi sûre que celle de la réglementation, ou de la régie gouvernementale, nonobstant les examens préalables et les diplômes, est incertaine ou illusoire.

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La doctrine qui prétend établir la nécessité de la direction de l'enseignement par l'autorité, sur l'incapacité des grandes masses de la population et l'inefficacité prétendue de la liberté, n'a donc aucun fondement raisonnable, et tout concourt à prouver, au contraire, que la puissance utile, la fécondité et les progrès de cette branche capitale de l'activité sociale, sont en raison de ce qu'elle est plus indépendante des directions de l'autorité, plus entièrement libre.

On soulève encore contre la liberté de l'enseignement, particulièrement en France, une autre objection, qui a pris un

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