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Dans ces conditions, l'assistance directe aurait de puissants stimulants, qui la propageraient rapidement, et l'on pourrait en attendre les plus heureux résultats : en multipliant les relations entre ceux qui la donnent et ceux qui la reçoivent, au profit de leurs lumières, de leur moralité respectives, et de l'extension de leur bienveillance mutuelle par l'affaiblissement des préventions qui les divisent, elle tendrait au rapprochement, à l'union des classes; elle ouvrirait aux plus dépourvues d'entre elles de nouveaux horizons, de nouvelles perspectives d'espoir ou d'amélioration; la certitude d'être entourées de sollicitude et de bienveillance, d'autant plus qu'elles les justifieraient mieux par leurs propres efforts, leur donnerait un peu de cette confiance, de cette sécurité, sans lesquelles l'homme est porté à s'abandonner lui-même en renonçant aux développements de son activité utile, et tendrait ainsi à relever leur courage et leur énergie.

D'un autre côté, l'exercice généralisé de l'assistance directe réveillerait, chez les classes qui peuvent y consacrer une partie de leur temps et de leurs revenus, tous les sentiments de la charité réelle; mieux averties et plus souvent préoccupées des souffrances du grand nombre des familles, elles y prendraient bientôt un intérêt plus vif, plus énergique et plus constant, et elles ne tarderaient pas à reconnaître qu'un tel devoir, aussi largement pratiqué que possible, procure une satisfaction intérieure, une approbation de soi-même, une paix et une sécurité de l'âme, auprès desquelles les satisfactions sensuelles ou vaniteuses, les relations et les préoccupations frivoles du monde élégant, si généralement recherchées aujourd'hui, ne sont que de fausses et trompeuses directions ou une véritable déception de l'amour de soi, une source d'ennuis, de satiétés et de dégoûts, un stupide gaspillage de forces, de temps et de res

sources.

A mesure que se restreindrait cet emploi stérile, inintelligent et démoralisant de forces qui pourraient être productives, les emplois utiles et féconds, les applications des facultés personnelles et des richesses, le plus favorables à l'intérêt commnn, se multiplieraient davantage; en sorte que la misère tendrait à se réduire à la fois par une plus grande abondance des moyens

de pourvoir aux besoins rationnels, et par un plus grand développement et de meilleures directions de l'assistance. L'action progressive de la liberté rendrait ainsi de moins en moins nécessaire l'assistance légale, et pourrait en déterminer un jour la suppression.

Il n'y aurait d'ailleurs nullement à craindre, comme on l'a quelquefois allégué, que l'égoïsme usât de la suppression de l'intervention légale pour s'affranchir de tout concours, car, il est d'observation que, même dans l'état de choses actuel, la force de l'opinion est assez grande pour obtenir des personnes riches le plus justement notées d'avarice, un concours facultatif beaucoup plus considérable que ne l'est celui que leur impose l'assistance légale, bien qu'elles ne manquent guère de prendre prétexte de celle-ci pour le réduire; et alors que ce prétexte ne pourrait plus être invoqué, alors que, par l'effet de la liberté, l'habitude d'une large assistance se serait généralisée dans les mœurs, le refus d'un concours individuel en rapport avec la fortune serait frappé d'un décri public, d'une flétrissure, assez énergiquement répressifs par eux-mêmes pour que nul ne voulût les affronter.

II

La liberté de l'assistance, telle que nous la proposons, n'est pas seulement le régime le plus efficace pour étendre ou généraliser cette action sociale, pour rapprocher sa puissance du niveau des besoins, pour réveiller ou développer la charité réelle; elle est encore le moyen le plur sûr de placer et de maintenir ses directions, ses applications, dans une voie de perfectionnements et de progrès.

En France, le régime actuel de l'assistance est, sous ce dernier rapport, aussi défectueux que possible, parce qu'il n'en est pas de plus contraire à la liberté. Ainsi, les hôpitaux, les hospices, les bureaux de bienfaisance, les services d'assistance destinés aux enfants abandonnés et aux aliénés indigents, sont placés sous un régime légal minutieusement réglementaire, et auquel rien ne peut être changé sans des autorisations préalables qui ne s'obtiennent pas facilement, les agents de l'auto

rité n'étant nullement disposés à admettre que l'on puisse trouver rien de mieux que leurs propres combinaisons, et ne pouvant d'ailleurs autoriser, avec le système d'uniformité passé chez nous à l'état de loi suprême et immuable, aucun changement qui ne dût être aussitôt appliqué sur tous les points du pays; en sorte que toute innovation, et par conséquent tout perfectionnement, toute amélioration, tout progrès dans les combinaisons et la direction des services, se trouvent en quelque sorte interdits par cette organisation..

Le même régime tend d'ailleurs à s'étendre à tout autre mode d'assistance émanant de l'initiative privée, dès qu'il comporte à un degré quelconque le concert et l'association des efforts; car, nulle association de ce genre ne peut se constituer sans autorisation préalable, et l'autorisation n'est donnée qu'accompagnée d'une réglementation qui peut être proposée par les initiateurs, mais que l'autorité corrige, rectifie, complète à son gré, suivant son système uniforme, et qu'ensuite il n'est plus permis de modifier.

C'est ainsi que l'on a fait successivement passer sous la régie de l'autorité, les diverses fondations dont l'initiative avait été prise par l'activité privée, telles que les caisses d'épargnes, celles de retraites pour les vieillards, les monts de piété ou établissements de prêts sur gages, les sociétés de secours mutuels, celles de consommations à prix réduits, les sociétés de dames patronnesses, les ouvroirs, salles d'asile, crêches, etc. et que l'on se prépare, au moment où nous écrivons, à placer également sous le régime légal les sociétés coopératives; bref, l'assistance tend de plus en plus, dans notre pays, à se partager exclusivement entre l'autorité ou la loi, et la bienfaisance strictement individuelle, c'est-à-dire, sans nul concert ou association d'efforts. Ce régime est incomparablement le plus illibéral de tous ceux pratiqués en Europe, même en Angleterre où, malgré la large part que la taxe des pauvres donne à l'assistance légale, les sociétés d'assistance libre, indépendantes de toute régie de l'autorité, se comptent par milliers dans la seule ville de Londres; aussi le régime français offre-t-il une preuve convaincante de la stérilité de la réglementation, comparativement à la fécondité de la liberté,- telle qu'elle fonc

tionne, par exemple, aux États-Unis, dans le peu d'importance relative des résultats qu'il obtient, avec l'un des plus vastes appareils d'assistance publique qui existent.

Mais la liberté de l'assistance ne saurait être féconde en bons résultats qu'en raison, d'abord, de la généralité et de l'énergie des sentiments qui l'animent, ensuite et surtout, des lumières dont ces sentiments sont éclairés, et à défaut desquelles une large assistance pourrait, en bien des cas, produire plus de mal que de bien. Le moyen le plus puissant de procurer à l'assistance toutes les lumières nécessaires pour qu'elle s'exerce fructueusement est, au surplus, dans la liberté elle-même. La pratique multipliée et indéfiniment diversifiée de cette œuvre, -la plus délicate et la plus difficile de toutes; - la faculté d'innover ou de modifier sans aucun obstacle réglementaire, -pourront seules faire reconnaître successivement toutes les conditions de nature à lui assurer le plus d'efficacité possible. Tout, d'ailleurs, n'est point à faire à cet égard, et l'expérience acquise, l'investigation scientifique, les inductions qu'elles autorisent, permettent déjà de donner, sur les directions normales de l'assistance, un certain nombre de règles ou d'indications générales, parmi lesquelles celles qui nous paraissent les principales sont les suivantes :

1° Éviter le plus possible de dispenser les assistés des efforts qu'ils peuvent s'imposer eux-mêmes, d'affaiblir chez eux les liens de la famille, de trop restreindre, par l'emploi des intermédiaires, leurs rapports directs avec les assistants; 2o développer la partie de l'assistance qui aurait pour objet d'aider ceux à qui on la destine, soit à changer, au besoin, de profession, soit à émigrer en des lieux où il leur soit moins difficile d'échapper à la misère; 3° appliquer la plus grande somme d'efforts possible à éclairer les intérêts et les sentiments des classes pauvres et incultes, afin d'agir sur leurs tendances et leurs habitudes dans le sens de la restriction de tout ce qui, dans leur conduite individuelle ou collective, est une cause de misère. Nous entrerons dans quelques développements à l'appui de chacune de ces indications.

L'assistance qui va jusqu'à dispenser celui qui en est l'objet, de tout effort qu'il pourrait s'imposer pour se relever lui-même

et subvenir à ses besoins par son travail, loin de pouvoir réduire la misère, est au contraire un infaillible moyen de la propager; car elle tend à développer l'une de ses causes les plus redoutables, la paresse, l'abandon de soi-même, en annulant les sanctions pénales, les privations, les souffrances, naturellement attachées à de telles défaillances.

Dans de semblables conditions, vivre d'assistance tend à devenir une position régulière, permanente, une sorte de profession, ainsi qu'on le voyait communément, avant la réforme de la législation sur les pauvres, en Angleterre, où un gentlemen bien vêtu et se promenant la canne à la main, interrogé sur sa position, répondait je suis pauvre, sans plus de honte que s'il avait eu à répondre «Je suis rentier ou pensionnaire de l'État »; ainsi encore qu'on peut le reconnaître en France, où les inspecteurs de l'assistance publique ont pu constater qu'elle tend à constituer un privilège pour un certain nombre de familles, régulièrement assistées pendant plusieurs générations.

A l'égard des indigents valides qui se refusent au travail, tout secours de nature à leur permettre de se maintenir dans une telle détermination, est un acte aussi nuisible pour eux-mêmes que pour l'intérêt commun; lorsque toutes les tentatives, tous les efforts pour vaincre leur inertie ont échoué, il faut les abandonner le plus possible aux conséquences naturelles de leur conduite, sans autres chances de soulagement que celui qu'ils pourront éventuellement obtenir de la pitié individuelle, lorsqu'ils seront livrés aux souffrances qu'ils auront volontairement affrontées.

Malheureusement, les conséquences de la conduite de ces individus dégradés ne retombent pas exclusivement sur eux; beaucoup ont une famille qu'ils laissent en proie à toutes les horreurs de la misère; il n'est même pas fort rare qu'ils lui enlèvent, pour alimenter leur paresse, leur ivrognerie ou d'autres vices, les maigres ressources qu'elle peut se procurer par l'assistance ou le travail, et qu'ils recourent, à cet effet, aux violences les plus brutales. Un tel usage de l'autorité ou de la force du chef de famille, est un véritable crime, plus odieux et non moins sévèrement répressible que le plus grand nombre des actes ainsi légalement qualifiés, et il nous paraît difficile

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