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pratiquer ceux qui sont bienfaisants, à l'exclusion de ceux qui sont nuisibles.

Et à l'égard des intérêts personnels disposés, malgré ces enseignements, à se satisfaire aux dépens d'autrui, la morale expérimentale, en luttant contre de telles tendances, ne se borne pas, comme les doctrines qu'on lui oppose, à avertir ceux qui s'y livrent du mal et de l'infraction aux lois divines qu'ils accomplissent ainsi,- avertissements rarement efficaces pour détourner de ces mauvaises directions les intérêts assez puissants pour les suivre impunément en ce monde; - elle montre en même temps à tous les hommes sur qui retombe le mal de ces écarts de l'intérêt, la cause de leurs souffrances, elle les soulève et prépare leur ligue contre ceux qui les leur infligent, ce qui est le commencement de la répression et de la ruine des intérêts malfaisants. C'est par là, surtout, que la morale expérimentale peut,largement contribuer au perfectionnement de la conduite humaine; car, les améliorations générales et durables de cette conduite, cela est d'expérience constante, ont toujours été proportionnées à l'avancement et à la diffusion des connaissances acquises sur les résultats de l'action déterminée par des intérêts iniques; mais, c'est aussi par là qu'elle a dû paraître dangereuse à toutes les puissances ou dominations fondées sur des intérets de cctte nature.

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En admettant donc le mobile de l'intérêt personnel, comme tous les autres mobiles que Dieu a mis en nous, la morale expérimentale ne méconnaît nullement les écarts auxquels ce mobile peut entraîner; elle les signale et les condamne, au contraire, avec beaucoup plus de sûreté et d'autorité que n'en sauraient avoir les doctrines repoussant toute recherche d'intérêt humain, et ce qui est plus important encore, elle fournit les seuls moyens efficaces d'y mettre obstacle, en révélant leurs conséquences à ceux qui en souffrent, condition à l'égard de laquelle ces dernières doctrines sont frappées, par leurs principes mêmes, d'une radicale impuissance.

Et c'est là précisément ce qui interdit tout progrès véritable à la morale ou au droit naturel fondés sur de telles doctrines; car, alors qu'elles posent en principe, d'une part, que les

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actions sont bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, et non point en raison de leurs conséquences avantageuses ou funestes; d'autre part que la conscience ou la raison pure nous revèlent ce qui est bien et ce qui est mal, indépendamment, et même en contradiction des enseignements de l'expérience et de l'observation, comment pourraient-elles ajouter aux connaissances propres à améliorer notre conduite, puisque les règles de celle-ci sont infailliblement tracées dans la conscience ou dans la raison pure de chacun de nous? Et comment pourraient-elles nous faire reconnaître de mieux en mieux les écarts de l'intérêt, puisqu'il nous est impossible de juger de ces écarts autrement que par leurs conséquences, et qu'elles s'interdissent absolument l'appréciation de la moralité des actions par de telles considérations?

Si, comme les religions positives, ces doctrines se fondaient sur la croyance à une révélation expresse de la volonté divine, ordonnant ou condamnant tels ou tels actes, on comprendrait, sauf à ne pas partager une telle croyance, qu'elles soutinssent que ces actes doivent être accomplis ou évités, uniquement parce que Dieu l'a ainsi ordonné, et indépendamment de ce qu'ils produisent; mais elles prétendent puiser leurs enseignements ailleurs et le plus souvent même, elles s'allient à une négation plus ou moins expresse de la vérité de toutes les religions fondées sur la tradition d'une révélation divine? Dès lors, évidemment, elles ne peuvent plus invoquer une autre autorité que celle de la morale expérimentale, celle de la science; et que penser de doctrines prétendues scientifiques, commençant par exclure systématiquement l'observation, l'expérience et les inductions rationnelles qu'elles peuvent autoriser, c'est-à-dire, les seuls moyens connus de l'investigation scientifique? Que penser de doctrines sur la conduite humaine, prétendant juger de cette conduite autrement que par ce qu'elle produit, affirmant que ses résultats les plus bienfaisants ne sauraient la faire approuver, pas plus que ses conséquences les plus désastreuses ne sauraient la faire condamner, si l'instinct révélateur a prononcé autrement? Qui, tout en reconnaissant que nous naissons ignorant sur tous les autres points, affirment en dépit du témoignage universel des faits, qu'en ce qui concerne la

connaissance du bien et du mal moral, chacun de nous apporte en naissant, au dedans de lui-même, la science infuse; qu'à cet égard, l'expérience est impuissante à rien lui apprendre et ne pourrait que l'égarer?

En vérité, si l'on ne savait combien une erreur, longtemps nourrie dans l'entendement, peut en fausser les fonctions sur tous les points où elle s'attache, sans cependant les troubler à tous autres égards, on serait tenté de penser que l'affirmation de telles doctrines, malgré l'appui que leur accordent des esprits éminents à divers titres, est, chez les uns, le produit d'une inconsciente hallucination, qu'elle est chez d'autres, peut-être, celui de la croyance à l'utilité du mensonge, - et chez d'autres encore, celui d'un impudent charlatanisme.

Quoi qu'il en soit, la morale expérimentale fonde ses enseignements ou ses prescriptions sur le bien ou l'intérêt commun des hommes; elle affirme, en s'appuyant sur les lois divines les plus apparentes, que ce bien est dans les vues de Dieu, et qu'ainsi, en le poursuivant de tous nos efforts, nous nous conformons aux desseins de l'auteur de notre nature, à notre véritable destination; pour juger en quoi notre conduite s'élève vers ce bien général ou s'en éloigne, elle n'admet d'autre faculté révélatrice que la raison exercée, et de plus en plus éclairée par l'expérience et l'observation; elle nie que la conscience ou la raison intuitive, totalement dépourvues de lumière expérimentale, puissent nous fournir à cet égard la moindre révélation; enfin, elle n'apprécie la moralité des tendances et des actions que par leurs conséquences relativement au bien commun des hommes, lequel se résume dans le perfectionnement de leurs facultés.

Tels sont les principes de la morale expérimentale. La grande objection que l'on oppose à ces principes est tirée de la difficulté de démêler sûrement toutes les conséquences de nos actions et de reconnaître, dans tous les cas, celles qui sont utiles et que nous devons pratiquer, et celles qui sont nuisibles et dont nous devons nous abstenir; mais, d'abord, l'acquisition et la propagation de toutes les sciences, de toutes nos connaissances, présentent des difficultés, et nul n'a jamais prétendu que ce fùt-là une raison pour ne pas les cultiver; ensuite, tout

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n'est pas à faire en morale; l'expérience de la vie sociale ne date pas d'hier, et au sein des populations avancées en civilisation, elle a rendu facile, pour le grand nombre, la distinction du bien et du mal, la saine apppréciation des directions à donner à la conduite, dans la plupart des cas ordinaires; si ce discernement est trop souvent mis en défaut par les passions, l'ignorance, les erreurs ou les préjugés, et si, surtout, il est loin de s'étendre à tout ce qu'il serait nécessaire qu'il embrassât, on ne peut raisonnablement en conclure autre chose, sinon, que l'étude, la culture persévérante, généralisée le plus possible, de la morale scientifique, et l'active propagation des vérités qu'elle a déjà constatées, comme de celles qu'elle pourra encore et successivement mettre en lumière, sont au nombre des besoins les plus urgents des sociétés.

Ce n'est pas, toutefois, qu'il y ait lieu d'espérer que le grand nombre soit jamais initié à l'ensemble de la science de la morale, avec les développements progressifs qu'elle pourra recevoir d'études sérieuses et bien dirigées; une telle initiation n'est possible pour les masses à l'égard d'aucune science compliquée; mais cela ne rend pas moins désirable l'avancement de la morale scientifique, puis sa diffusion parmi des fractions de la société assez considérables pour que ses enseignements puissent un jour régir l'opinion générale, et la réalisation de telles conditions n'a très-assurément rien d'impossible. Il n'existe au surplus, pour accroître la somme des lumières de nature à améliorer la conduite, aucun autre moyen efficace que ceux indiqués par les principes de la morale expérimentale.

Quoiqu'en puisse dire l'école rationaliste, on ne puisera jamais, dans la conscience ou la raison pure, d'autres enseignements que ceux qu'y auront déposés l'observation, l'expérience et les inductions qu'elles autorisent. Si la conscience des populations le mieux civilisées de notre temps leur révèle aujourd'hui que les attentats à la vie, à la personne, à la liberté et aux biens de leurs semblables, sont des crimes; si elle leur enseigne encore que la bienveillance et le dévouement éclairés, la reconnaissance, la franchise, la loyauté, la prévoyance, la tempérance, l'énergie et la persévérance appliquées aux œuvres utiles, le courage opposé aux actes et aux tendances nuisibles,

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sont des vertus, et que la cupidité, l'égoïsme, l'ingratitude, la mauvaise foi, l'hypocrisie, l'imprévoyance, l'intempérance, la paresse et la lâcheté sont des vices, c'est qu'une longue et traditionnelle expérience leur a fait apprécier, avec vérité, les conséquences de ces actes et de ces tendances, et qu'elle a fini par former chez elles des convictions d'une évidence telle, que sur tous ces points, elles identifient leurs sentiments avec leurs jugements; mais il faut du temps, avant que la saine appréciation de ces actes et de ces tendances, guidée par l'expérience, l'observation et la réflexion, s'imprime dans la conscience et devienne pour ainsi dire instinctive. A l'état tout à fait inculte et inexpérimenté, la conscience est aussi impuissante à discerner le bien et le mal qu'un aveugle à distinger les couleurs.

C'est bien vainement que le rationalisme prétend nier cette vérité, et que pour prouver la puissance révélatrice de la raison pure, il invoque quelques-uns des axiomes de morale les plus évidents pour les consciences déjà plus ou moins cultivées; il ne saurait assurément en trouver de plus généralement admis par nos consciences, que celui défendant, par exemple, d'égorger et de manger son semblable; or, cet axiome ne se trouve nullement dans la raison pure des Néo-Zélandais, des Fans de l'Afrique équatoriale, des Dayaks de Bornéo, des Battaks de Sumatra, des Fidgiens et de bien d'autres, lesquels se tuent et se mangent entre eux sans le moindre scrupule, croyant même parfois faire ainsi acte méritoire, et résistant obstinément aux efforts des hommes dévoués qui vont tenter de les faire renoncer à une telle croyance, non sans s'exposer à être dévorés euxmêmes; il ne paraît donc pas que ces consciences, restées à l'abri de toute altération provenant de la morale expérimentale, distinguent pour cela plus nettement le mal et le bien. En Europe, il est vrai, nous ne nous mangeons plus les uns des autres; mais nous continuons à nous entre-tuer, à coups de fusils et de canons, pour la gloire et l'honneur du drapeau, avec un entrain et une satisfaction ne permettant guère de penser que notre conscience nous révèle encore bien clairement le mal de l'homicide.

Nous nous croyons pleinement autorisé à conclure de toutes les observations que nous avons exposées, que la conscience et

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