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la raison pure, dépourvues de lumière expérimentale, ne sont à aucun titre admissibles comme guides de la conduite humaine, et que les principes de la morale scientifique, tels que nous les avons formulés, ne sont pas raisonnablemement contestables.

Mais suffit-il, en morale, comme on semble généralement le supposer, d'établir les principes d'action auxquels on entend soumettre la conduite humaine? c'est ce qu'il nous reste à examiner..

II.

EN MORALE, L'ADOPTION D'UN PRINCIPE D'ACTION OU DE RAISONNEMENT, N'EST QU'UN MOYEN DE FONDER LA SCIENCE ET NE

LA CONSTITUE PAS.

La morale expérimentale, après avoir fixé son principe d'action, ses bases de raisonnement et sa méthode, n'a-t-elle plus rien à enseigner? C'est ce qu'il faudrait penser si l'on devait en juger d'après ce qui a été généralement pratiqué, jusqu'ici, dans l'enseignement de la philosophie morale, et rien assurément ne prouve mieux l'inanité des conceptions qui règnent encore en cette matière.

« Il est assurément fort étrange, dit à ce sujet Charles Du>> noyer, que, tandis qu'il a été fait tant d'efforts pour parvenir » à déterminer comment on raisonnerait en morale, et suivant » quelle méthode on y devait chercher à établir la vérité ; >> s'il fallait procéder par la voie de l'expérience ou par celle » de l'inspiration, par l'intuition spontanée ou par la raison » empirique, on ne se soit donné, d'autre part, aucun soin » pour découvrir comment la vérité morale, une fois démon»'trée, pouvait être introduite dans la vie réelle, et ce grand » côté de la recherche a été complétement négligé.

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>> Ce n'est pourtant pas que la question de savoir comment » la vérité morale établie en théorie peut être traduite en fait >> et passer dans les habitudes, ne soit à peu près inséparable » de celle de savoir comment elle peut être trouvée et mise » dans l'esprit, ni qu'elle ne fasse essentiellement partie des

principes de la morale; mais la vérité est que cette portion si » capitale de la science a été laissée absolument de côté. La

>> chose a même été, ce semble, aussi loin poussée qu'elle puisse » l'être et l'on pourrait dire qu'il y a, à cet égard, lacune évi» dente dans les travaux qu'embrasse la société, ou, en d'autres » termes, que l'art manque; que dans l'état des écoles telles

qu'elles existent, dans l'enseignement public ou privé, il n'y » a rien de constitué pour l'éducation proprement dite, pour >> le travail spécial de la formation des habitudes et des mœurs; » et quoique le choix des méthodes suivant lesquelles on rai» sonnera, suivant lesquelles la vérité morale sera établie, soit » certainement une chose fort importante, il n'a pas, à coup » sûr, l'importance de celle qui est laissée sans solution, et » dont l'absence constitue dans l'enseignement une lacune à la » fois si réelle et si profondément regrettable '. »

Nous sera-t-il permis de faire remarquer que Ch. Dunoyer, dont les conceptions sont ordinairement exprimées avec une fort grande netteté, semble ici n'avoir pu entièrement échapper à la confusion que les enseignements de philosophie morale ont introduite, sur leur objet, dans la généralité des esprits? Il signale d'abord fort bien, comme un fait véritablement assez étrange que, jusqu'à présent, ces enseignements se sont bornés à préconiser tel ou tel principe d'action ou de raisonnement, telle ou telle méthode, et il semble qu'il va naturellement en conclure que la détermination de ces bases ne constitue pas toute la science; que celle-ci consiste surtout à observer et constater ce que sont les mœurs et ce qu'elles produisent, à signaler dans les tendances et les actes habituels qui les constituent, tout ce qui s'éloigne du but que l'on a assigné à la morale et auquel il s'agit de les ramener le plus possible; que c'est ainsi seulement que l'on pourra ouvrir à la science de la morale une voie de véritables progrès, et montrer quelles rectifications les mœurs ont à subir pour s'améliorer, se perfectionner dans le sens du but proposé; c'est là l'objet essentiel de cette science, le moyen par lequel elle peut servir à l'amélioration de la conduite humaine, pourvu que le but qu'on lui assigne soit bien réellement celui à poursuivre; et c'est là ce qui constitue, en effet, une immense

1 Rapport déjà cité, p. 205 et 206.

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lacune dans l'enseignement moral tel qu'on l'a compris jusqu'à ce jour. Dans la dernière partie de ce que nous venons de citer, l'auteur semble lui-même reconnaître que la détermination du principe de raisonnement ou de la méthode n'est qu'un moyen d'établir la vérité morale,-le procédé suivant lequel elle sera établie ou mise en lumière; tandis dans la première partie, il semble admettre que cette détermination est à elle seule la vérité morale toute entière, et que ce qui manque, c'est seulement l'art de la faire passer dans les intelligences et dans les mœurs.

que

Ce qui manque en réalité, indépendamment de l'art, c'est la science elle-même, sauf les méthodes proposées; car, la détermination de celles-ci ne constitue pas plus la science, que les plans, les outils rassemblés par le maçon, ne constituent l'édifice qu'il pourra construire avec leur secours. L'art est tout autre chose : il consiste à connaître et à appliquer les moyens les plus efficaces pour préparer et disposer les volontés à suivre, dans la conduite, les voies signalées par la science comme conduisant au but, et à éviter celles qui, d'après ses démonstrations, ne peuvent qu'en éloigner.

Quel que soit le principe d'action où de raisonnement sur lequel on veuille s'appuyer en morale, et soit que l'on adopte, par exemple, celui qui voit la règle de la conduite humaine dans la conformité des tendances et des actions à l'ordre universel des choses, ou celui qui subordonne cette conduite à l'intérêt commun des hommes, à l'utilité générale, aura-t-on obtenu par la détermination de ces principes autre chose qu'une base de recherches et de raisonnement, une méthode, un guide dans les investigations à poursuivre? Peut-on dire qu'ils constituent à eux seuls la vérité ou la science, et qu'il n'y ait plus rien à constater et à enseigner en morale dès qu'ils sont établis? mais en quoi l'admission de l'un ou de l'autre de ces principes peut-elle avancer nos connaissances en morale, et servir à corriger, à rectifier, à améliorer nos tendances et nos actions?

Est-ce que l'ordre universel, ou l'utilité générale, sont choses tellement évidentes par elles-mêmes, que chacun de nous, et tous ensemble, nous puissions aussitôt reconnaître sûrement

en quoi notre conduite, privée ou collective, s'y conforme ou s'en éloigne? Une telle évidence est sans doute dans l'intelligence divine; mais elle est si éloignée de notre entendement, qu'assurément on ne trouverait pas deux partisans du principe de l'ordre universel des choses, en mesure de s'accorder entre eux sur ce qui, dans leur propre conduite, est conforme ou contraire à ce principe; et si l'utilité générale est moins inaccessible à notre intelligence; si même nous connaissons déjà, moins par les leçons des professeurs de morale que par celles de l'expérience, - une grande partie de ce qui, dans la conduite humaine, est favorable ou nuisible à cette utilité, on ne saurait néanmoins méconnaître qu'il nous reste encore, à cet égard, bien des connaissances à acquérir et à propager, et bien des erreurs à redresser. Et que serait la science de la morale si ce n'était là son objet?

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Pour accroître ces connaissances, il faut étudier la conduite humaine, soit privée, soit collective, principalement dans les tendances et les actes qui exercent le plus d'influence sur l'intérêt commun; dans ceux qui n'ont pas été suffisamment observés, ou dont les résultats ne sont pas définitivement reconnus ou constatés; dans ceux surtout dont les effets pernicieux seraient à la fois considérables et généralement ignorés ou méconnus; puis suivre les conséquences de ces manifestations de la conduite aussi exactement et aussi loin que possible, et enfin, reconnaître et montrer en quoi ces conséquences sont favorables ou nuisibles à l'utilité générale, telle que nous l'avons sommairement caractérisée. Aucune autre manière de procéder ne saurait faire avancer la science des mœurs; nous avons assez prouvé qu'à cet égard, la conscience, le sens moral, la raison pure, privés de lumière expérimentale, sont radicalement impuissants, et d'ailleurs, les doctrines qui voient dans ces sentiments des facultés révélatrices, ne sauraient prétendre à fonder la morale scientifique, puisqu'elles en sont au contraire, et par là même, la négation formelle, ce qui serait instinctivement ou divinement révélé ne pouvant comporter le besoin d'être enseigné par la science.

Si la morale scientifique, comprise ainsi que nous venons de l'indiquer, devait embrasser l'ensemble de la conduite hu

maine, elle aurait un champ d'explorations d'une immense étendue; car le droit théorique, la législation, la politique et l'économie sociale en seraient des dépendances : la part à lui assigner nous semblerait convenablement spécifiée, si l'on s'entendait pour établir que les tendances et les actes le plus particulièrement de son ressort ne comportent pas d'intervention légale, ceux réclamant cette intervention appartenant plus spécialement aux sciences de la législation et de la politique, et qu'elle n'a point à étendre ses enseignements aux faits de la conduite, envisagés sous le point de vue strictement économique, sous celui de la production et de la distribution naturelle des richesses, cette part d'explorations appartenant à la science économique.

Nous n'entendons nullement méconnaître ici que les vérités morales doivent présider à tous les actes de la conduite humaine, et aussi bien à ceux se rattachant à la politique, à la législation, à l'économie politique, qu'à tous les autres; mais, à notre avis du moins, les diverses sciences morales et politiques ont un but commun, celui de mettre le plus possible en lumière l'intérêt humain ou l'utilité générale, et si l'on veut que l'une de ces sciences n'absorbe pas toutes les autres, si l'on veut conserver les avantages de la division du travail scientifique, il faut bien assigner à chacune d'elles, dans la poursuite de ce but commun, une part déterminée, sans néanmoins tracer entre elles de limites infranchissables, attendu que toutes ont besoin d'explorations dans l'ensemble des faits de la conduite, et en se bornant à les rendre suffisamment distinctes l'une de l'autre; c'est en ce sens seulement que nous proposons de ne pas comprendre dans la part d'investigations de la morale proprement dite, les tendances ou les actes qui sont plus particulièrement du ressort des sciences du droit, de la politique ou de l'économie politique; les manifestations de la conduite rattachées à ces dernières sciences ne resteraient pas pour cela privées de règles morales et directrices, puisque le droit, la politique et la science économique doivent tirer leurs règles du même principe que la morale scientifique : l'utilité générale.

Ainsi déterminé, le domaine de la morale resterait encore

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