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PAROLES POUR LE DICTATEUR

Il n'y a jamais pour les peuples qu'un seul et immense problème, qui ne s'interrompt pas une minute et ne cesse de se transformer : le problème des élites.

L'état d'esprit solutionniste, où nous végétons, peut à la vérité nous donner le change, nous persuader par exemple qu'il existe avant tout une « question sociale », capable d'issue une fois pour toutes, et par en bas. Conception puérile, qui transporte dans la nature les artifices de nos sociétés, où les échéances de fins de mois, la périodicité des jours de paye et des renouvellements électoraux, la promulgation des lois et l'enrôlement des recrues imposent leur rythme à tout un peuple d'ouvriers, de commerçants, de fonctionnaires, d'employés, d'électeurs et de soldats. Déplacement naïf de la question, qui trahit l'affaissement de l'intelligence collective, devenue méfiante à l'égard de la force, depuis que la force se rogne les ongles et songe à se faire pardonner ses muscles.

A aucune époque de l'histoire il ne s'est trouvé

en circulation autant d'idées fausses qu'aujour d'hui. L'ensemble des notions publiques a suti, depuis cent cinquante ans, un recul comparable à ce que seraient par ailleurs un renouveau de la période glaciaire, le retour au totem, la reprise des consultations augurales.

Ce problème des élites, à travers quoi la civilisation se fraye un chemin par l'effort, nous le méconnaissons au point de le prendre à rebours. Nos pères ont dépensé des trésors d'enthousiasme et de sensibilité à détraquer de fond en comble leur maison. Voulant « travailler pour le peuple», ce qui est louable, ils ont pris le peuple comme point d'appui, ce qui est absurde. Tant que la démocratie n'a été qu'un trompe-l'œil ou un début, les choses ont encore marché vaille que vaille, par suite de la vitesse acquise et des habitudes de la santé. A mesure que la démocratie se réalise, elle étale impudiquement le « riche écrin » de ses inepties.

On travaille pour le peuple en travaillant pour les élites, en les faisant plus fortes, plus caractéristiques, plus responsables, en les dotant d'un pouvoir plus étendu. Le peuple bénéficiera automatiquement de leurs gains, comme les degrés d'une cascade s'abreuvent du contenu de la vasque supérieure. Il suffit d'un saint pour régénérer la chrétienté comme il suffit d'un héros pour sauver l'Etat, d'une hypothèse pour métamorphoser la science. Jamais rien de grand

n'est sorti des masses, pas même l'obéissance, qui descend du chef.

Ces idées, qui eussent révolté les peuples, il y a vingt ans, aujourd'hui les peuples les acclament. On entrevoit le jour où le suffrage universel conçu comme révélateur de la « souveraineté » rejoindra le duel judiciaire ou l'astrologie dans le catalogue des convictions périmées. Ce procédé courtaud, à l'emporte-pièce, ce divertissement sommaire, où les intérêts les plus hauts se jouent à pile ou face avec des jetons sordides, ce recours masqué au hasard, n'est-il pas le chemin même de la paresse et du moindre effort, la démission de ce qu'il peut y avoir d'ingénieux en ce monde, le contraire même du bon sens? Des enfants pourraient s'y complaire.Le mystère est que des hommes s'y attardent.

Ils s'y attardent à vrai dire de moins en moins. Français, Italiens, Espagnols, Anglais se désintéressent à qui mieux mieux des urnes et de leur contenu: 40% d'abstentionnistes à Londres aux dernières élections, 60 et 80 % en Espagne. Indolence, et indolence coupable, prétend-on. Peut-être, mais pourquoi pas aussi retour au sens commun?

Voilà des gens à qui l'on demande, mieux, que l'on somme de se prononcer sur des énigmes qui déconcertent les plus vieux routiers, sur des difficultés rebutantes, sur des occurrences imprévisibles,

sur des problèmes dont les éléments leur échappent. Les plus fins et les plus honnêtes seront forcément amenés à s'abstenir. A l'heure qu'il est, la crise européenne déchaîne des montagnes de doutes et des océans de perplexités et l'on exige de l'incompétence, faite électeur, qu'elle se retrouve dans ce chaos, dans ce déluge, dans cette Babel. Comment répondre à cette prétention, autrement que par le froid silence de Vigny?

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Pendant un siècle environ et c'est ce qui a dissimulé longtemps ses tares le suffrage restreint, puis universel, a bénéficié d'un accident qui touche à sa fin, la pléthore économique. Les débuts de l'industrialisme, contemporains des débuts de la votation à outrance, furent marqués par un progrès indiscutable de la richesse. Les sottises accumulées par le régime électoral, si elles s'étaient produites en un temps de gêne économique ou de régression industrielle, auraient immédiatement crié vengeance. Mais l'attention publique, égarée par les présents répétés de la corne d'abondance, enivrée par des promesses de charlatans, négligeait les méfaits du scrutin peu perceptibles pour elle. Quand tout se liquide par un surplus, on est en mauvaise posture pour soupçonner qu'il y a des pertes. Celles que ne cesse de provoquer le système électif, aggravé de parlementarisme, avaient beau se chiffrer par des sommes gigantesques, on fermait les yeux sur la gabegie.

Aujourd'hui la citerne magique se dessèche et les lézardes se font voir. Sans que nous puissions prophétiser s'il s'agit d'un phénomène durable ou d'un épisode ennuyeux, la période des vaches grasses a pris fin. Le regard n'est plus ébloui par des accumulations de disponibilités, la vague de bien-être, dont l'ivresse engloutissait les pires misères, s'est retirée. Le mécanisme social, instauré par une série de générations dont la turbulence, l'incapacité, la légèreté mériteront de rester proverbiales, quand il s'agira d'écrire l'histoire, apparaît à nu. On en voit sortir, l'un après l'autre, tous les méfaits du parlementarisme et de la votation. Ce que l'œil perçant du spécialiste était seul jadis à débrouiller s'offre spontanément à l'examen du premier venu.

De là ces réactions fébriles, bien ou mal guidées, où se complaisent l'Autriche après la Grèce, l'Allemagne après la Bulgarie, l'Espagne après la Finlande, l'Italie après la Russie. De là ces pleins pouvoirs, saisis ou réclamés par le chancelier Marx, le général Primo de Rivera, Mgr Seipel, M. Mussolini. De là ces désirs de dictature, auxquels n'échappe aucun Etat. En tous lieux l'imposture des majorités a fait son temps.

Après un interrègne de plus d'un siècle le problème des élites se pose donc, en termes neufs, qui ne sont pas partout identiques. Chez nous plus qu'ailleurs, il se pose en termes bourgeois, mais

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