Images de page
PDF
ePub

Note C, page 325.

Veut-on savoir le jugement que porte Voltaire sur l'Émile de J. J. Rousseau? le voici : il vaut la peine d'être relu et médité; malgré la rigueur absolue des termes, il n'a rien d'exagéré :

«II (Rousseau) feint, dans un roman intitulé Émile, d'élever un jeune gentilhomme, auquel il se donne bien de garde de donner une éducation telle qu'on la reçoit dans l'École Militaire, comme d'apprendre les langues, la géométrie, la tactique, les fortifications, l'histoire de son pays; il est bien éloigné de lui inspirer l'amour de son roi et de sa patrie; il se borne à en faire un garçon menuisier. Il veut que ce gentilhomme menuisier, quand il a reçu un démenti ou un soufflet, au lieu de les rendre ou de se battre, assassine prudemment son homme. Il est vrai que Molière, en plaisantant dans l'Amour peintre, dit qu'assassiner est le plus sûr (1); mais l'auteur du roman prétend que c'est le plus raisonnable et le plus honnête. Il le dit trèssérieusement;... c'est une des trois ou quatre choses qu'il ait dites le premier. Le même esprit de sagesse et de décence qui lui fait prononcer qu'un précepteur doit souvent accompagner son disciple dans un lieu de prostitution (2), le fait décider que ce disciple doit être un assassin. Ainsi, l'éducation que donne Jean-Jacques à un gentilhomme consiste à manier le rabot, et à mériter le grand remède et la corde.

«Nous doutons que les pères de famille s'empressent à donner de tels précepteurs à leurs enfants. Il nous semble que le roman d'Émile s'écarte un peu trop des maximes

(1) Scène XIII du Sicilien ou l'Amour peintre.

(2) Émile, t. VIII, liv. iv, p. 260 de l'édit. des Œuvres de Rousseau. Genève, in-8, 1782.

de Mentor, dans Télémaque; mais aussi, il faut avouer que notre siècle s'est fort écarté en tout du grand siècle de Louis XIV >> (1).

M. de Bonald, en plus d'un endroit de ses écrits, a jugé dangereux le plan d'éducation et d'instruction tracé dans Émile. Écoutons ce langage dicté par le vif sentiment d'indignation que méritent de pareilles doctrines:

<< Loin des pères et des mères, loin des enfants, loin de la société, loin de l'espèce humaine, les funestes principes de l'auteur d'Émile. Si vous ne parlez aux hommes de la Divinité que lorsqu'ils pourront la comprendre, vous ne leur en parlerez jamais; si vous ne leur parlez de leurs devoirs que lorsque les passions leur auront parlé de leurs plaisirs, vos leçons seront perdues.

« L'éducation d'Émile, d'un homme faible d'esprit et de corps, fait un être froid, sot et pédant; d'un homme fort d'esprit et de corps, fait un monstre, et nous lui devons tous les coryphées de notre révolution (2).............

« On doit entendre par éducation tout ce qui sert à former les habitudes, et par instruction tout ce qui donne des connaissances.

« C'est une erreur de faire un objet d'éducation des connaissances qui sont du ressort de l'instruction, et de vouloir faire seulement un objet d'instruction des habitudes et des sentiments qui doivent appartenir à l'éducation.

« C'est là le défaut capital du système d'éducation de J. J. Rousseau, qui occupe son Émile de botanique avant de lui parler de religion et de morale. Il veut faire de la

(1) Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Assassinat, édit. Beuchot, t. XXVII, 2o du Dictionn. philos., p. 139 et 140.

(2) Théorie de l'éducation sociale, liv. I, chap. 11, Éducation domes tique ou particulière, p. 353 (1854).

botanique une habitude et presque un sentiment, et de la religion une étude et une science de raisonnement, puisqu'il prétend qu'on ne doit en entretenir les enfants qu'à l'âge de quinze ans, et même plus tard; et il fait à peu près comme un homme qui ne permettrait à son enfant de marcher et de parler que lorsqu'il aurait étudié les lois du mouvement et celles de la grammaire (1).

« L'éducation de l'homme, à quelque âge qu'il soit, doit être à la fois celle de son esprit et celle de son corps; mais comme il ne faut pas surcharger son esprit de trop de leçons, il ne faut pas accabler son corps de trop de soins.

« Les sophistes, qui ont tout dénaturé en parlant sans cesse de nature, J. J. Rousseau surtout, n'ont vu dans l'enfant que des sens, et comme dans tous leurs systèmes métaphysiques ils ne trouvaient l'origine de toutes nos connaissances que dans les sens, conséquents à leurs idées, ils ne se sont occupés qu'à perfectionner dans l'enfant les organes de l'action, sans songer du tout à diriger sa raison vers des objets plus capables d'étendre et d'ennoblir l'intelligence. Mais même pour les soins physiques qui conviennent au premier âge, ces sophistes se sont écartés de la nature de l'homme civilisé, pour se jeter dans la nature brute de l'animal ou du sauvage. De là toutes ces pratiques anglaises, américaines, philosophiques, impraticables au moins pour le plus grand nombre des mères et des enfants; ces immersions perpétuelles, ces lavages de tête à l'eau froide, comme si l'homme était un animal destiné à vivre dans l'eau, ou une plante qu'il fallût arroser. On commence à revenir de tous ces systèmes... De meilleurs esprits soutiennent à présent qu'une

(1) De l'éducation et de l'instruction, p. 390 et 391 de la 3e édit. des Mélanges litt., polit. et philos. (1852).

chaleur modérée est nécessaire à la santé des enfants et au développement de leurs organes. Les petits animaux eux-mêmes sont longtemps réchauffés par leurs mères, et l'air, dans lequel l'homme est né et doit vivre, endurcit le corps autant que l'eau, et avec moins d'embarras pour les mères et de dangers pour les enfants...

« J. J. Rousseau, le romancier de l'état sauvage, le détracteur de l'état civilisé, à force d'exalter la vigueur du corps, la perfection des sens, et même les vertus de l'homme sauvage, mit l'état sauvage à la mode, et aussitôt les femmes, que leur faiblesse dispose à prêter l'oreille aux nouveautés, et leur vanité à les répandre, élevèrent leurs enfants comme de petits Esquimaux, ne s'occupèrent que du développement de leurs organes, et point du tout de celui de leur intelligence (1). »

(1) De l'éducation dans la société, chap. iv, De l'éducation particulière ou domestique, p. 383 et 384 de la 4e édit. de la Législation. primitive (1847).

CHAPITRE VII

[ocr errors]

CRITIQUE LITTÉRAIRE

1. Homère et le Tasse. - II. Alfieri. - III. Première qualité d'un auteur comique. — IV. Madame de Sévigné. — V. Source de la réputation des livres. — VI. Lettres provinciales. — VII. L'Esprit des lois. VIII. L'Histoire naturelle, de Buffon. IX. Milton et Shakespeare. — X. La Henriade est-elle un poëme épique?-XI. Clarisse Harlowe. XII. Projet d'une édition des Lettres de madame de Sévigné. XIII. Quels sont les auteurs du Te Deum?- XIV. Sénèque. XV. Louis Racine. - XVI. La bibliothèque de Voltaire, au palais de l'Ermitage.-XVII. Monotonie des Lettres provinciales. XVIII. Buffon.

I

Il faut lire l'Iliade et l'Odyssée, à cause de leur célébrité, et parce qu'il est impossible d'ouvrir un livre où l'on ne trouve quelque allusion à ces sublimes balivernes. Il y a trente mille traductions d'Homère; il faut lire celle de Bitaubé, qui n'est guère plus rare que l'almanach (1).

L'inexorable juge du dix-septième siècle a dit : « Clinquant du Tasse, or de Virgile. » Un homme comme Boileau peut bien avoir tort, mais jamais tout à fait

(1) Lettres et op., t. I, p. 52.

« PrécédentContinuer »