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CHAPITRE XI ET DERNIER

PENSÉES DIVERSES

On a voulu inventer des méthodes faciles, mais ce sont de pures illusions. Il n'y a point de méthodes faciles pour apprendre les choses difficiles. L'unique méthode est de fermer sa porte, de faire dire qu'on n'y est pas, et de travailler (1).

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Depuis qu'on s'est mis à nous apprendre, en France, comment il fallait apprendre les langues mortes, personne ne les sait, et il est assez plaisant que ceux qui ne les savent pas veuillent absolument prouver le vice des méthodes employées par nous qui les savons (2).

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L'homme par lui-même n'est rien c'est un ballon qui n'est par lui-même qu'un vaste chiffon, dont la grandeur, la beauté et la puissance dépendent unique

(1) Lettres et op., t. I, p. 193 et 194.

(2) P. 194.

ment du gaz qui le remplit; ce gaz se nomme religion, liberté, orgueil, colère, etc.; en un mot, tout dépend du sentiment moral qui enflamme l'homme, et qui augmente ses forces sans mesure (1).

La science est une plante qu'il faut abandonner à sa croissance naturelle. Je regarde le protestantisme comme un engrais brûlant qui a forcé la végétation. Ce n'est pas le tout d'être savant; il faut l'être comme il faut, et quand il faut, et autant qu'il faut. Le feu qui fait vivre l'homme, le feu qui le réchauffe quand il a froid, et le feu qui le brûle s'il y tombe, ne sont pas tout à fait la même chose quant au résultat; c'est cependant toujours le feu (2).

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Ce monde n'est qu'une représentation: partout on met les apparences à la place des motifs, de manière que nous ne connaissons les causes de rien. Ce qui achève de tout embrouiller, c'est que la vérité se mêle parfois au mensonge. Mais où? mais quand? mais à quelle dose? C'est ce qu'on ignore. Rien n'empêche que l'acteur qui joue Orosmane sur les planches ne soit réellement amoureux de Zaïre; alors donc, lorsqu'il lui dira:

Je veux, avec excès, vous aimer et vous plaire,

il dit la vérité; mais s'il avait envie de l'étrangler, son art aurait imité le même accent, tant les comédiens imitent bien l'homme ! Nous, de notre côté, nous dé

(1) P. 326.

2) P. 487.

ployons le même talent dans le drame du monde, tant l'homme imite bien le comédien! Comment se tirer

de là (1)?

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Je ne cesserai de le dire comme de le croire : l'homme ne vaut que parce qu'il croit. Qui ne croit rien ne vaut rien. Ce n'est pas qu'il faille croire des sornettes; mais toujours vaudrait-il mieux croire trop que ne croire rien (2).

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Souvent je me suis demandé, avec terreur, s'il est donc possible qu'un méchant naisse d'un père et d'une mère vertueux? Il est impossible de répondre à cette question, qui touche à un mystère impénétrable; mais sur plusieurs questions il vaut mieux croire ce qui est bon, ce qui est utile, ce qui tend à nous rendre meilleurs et à nous élever, toutes les fois du moins que cette opinion n'est pas démontrée fausse. Croyons donc que la vertu se communique comme la vie et avec la vie; que nous pouvons en développer le germe dans nos enfants par nos exemples, ou l'étouffer par une conduite opposée; que la volonté ferme de propager le règne de la vertu a de plus grands effets qu'on ne le croit ordinairement. Croyons enfin que si Marc-Aurèle donna le jour à Commode, et que si Caligula le reçut de Germanicus, ce sont là des exceptions ou de simples difficultés qui disparaîtraient, si le grand voile était levé (3).

(1) T. II, p. 35 et 36.

(2) P. 46.

(3) P. 130.

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Aimer et connaître, c'est la véritable destinée de l'homme (1).

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J'aime croire à l'hérédité des talents: elle m'aide à croire à celle des vertus (2).

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Le genre du paysage a je ne sais quel charme, et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, je ne sais quelle innocence : les scènes champêtres reposent l'âme et la délassent. Pour louer un paysage, ne dit-on pas qu'il est tranquille? Les beautés du premier ordre n'enlèvent point d'adorateurs à des beautés plus modestes, qui s'em parent du cœur en le caressant. L'Énéide est belle, mais les Bucoliques sont aimables (3).

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Il faut beaucoup de mérite pour sentir vivement celui des autres (4).

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Nous n'admirons jamais dans un livre que la conformité avec nos opinions et nos penchants. De là cette diversité infinie de jugements qui se choquent et s'an

(1) P. 131.

(2) P. 135.

(3) Lettres et op., t. II, p. 136.

(4) P. 155.

nulent mutuellement. L'effet d'un livre ressemble à celui d'un discours, qui dépend bien autrement des dispositions intérieures de celui qui écoute, que du talent de l'orateur (1).

O merveilleuse destinée des livres ! Je ne me lasse pas de l'admirer. Sénèque disait jadis: Les uns ont la renommée, et les autres la méritent : ce qu'il disait de l'homme, nous avons bien pour le moins autant de droit de le dire des productions de l'esprit humain; mais, à l'époque où nous vivons, il est particulièrement nécessaire de se tenir en garde contre la réputation des livres, vu que le siècle qui finit sera à jamais marqué dans l'histoire comme la grande époque du charlatanisme dans tous les genres, et surtout des réputations usurpées. Pendant tout ce temps, les renommées furent quelque chose d'artificiel où le véritable mérite n'entrait pour rien. Le vers immortel de Molière :

Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis,

fut la devise de tous les distributeurs de la gloire; or, comme les esprits corrompus sont presque toujours faux et que le premier élément du goût c'est la morale, de là vient qu'ils nous ont trompés sur tout, et qu'il ne faut les croire sur rien, pas plus sur un livre philosophique que sur une chanson; pas plus sur un ouvrage de législation que sur un roman.

Pourrait-on croire que ce délire a été porté au point

(1) P. 204.

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