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lant disciple de Bossuet et de ceux qui ont célébré les Condé et les Turenne.

L'Oraison funèbre qu'il prononça de Louis XIV, et dont j'ai cité l'admirable début, a de beaux détails, mais pèche également par l'ensemble: Massillon, en louant, ne sait point prendre de ces grands partis comme Bossuet; il mele des vérités et des restrictions qui font nuance, là où il faudrait une couleur éclatante, une touche large et soutenue. Il a des contradictions où sa sincérité et son commencement de philosophie, aux prises avec l'obligation de la louange, ne savent trop comment se démêler; ainsi, lorsqu'il loue pleinement Louis XIV de sa révocation de l'Édit de Nantes, et qu'il veut à la fois flétrir la Saint-Barthélemy et maintenir jusqu'à un certain point l'idée de tolérance en cet endroit, Massillon essaye de concilier deux idées impossibles, et il y échoue; il ne produit qu'un effet combattu et incertain. Il a pourtant d'agréables et justes passages, comme celui-ci par exemple, qui peint Louis XIV dans son caractère de familiarité grave et de haute affabilité :

« De ce fonds de sagesse sortait la majesté répandue sur sa personne : la vie la plus privée ne le vit jamais un moment oublier la gravité et les bienséances de la dignité royale; jamais roi ne sut mieux soutenir que lui le caractère majestueux de la souveraineté. Quelle grandeur quand les ministres des rois venaient au pied de son trône! quelle précision dans ses paroles! quelle majesté dans ses réponses! Nous les recueillions comme les maximes de la sagesse; jaloux que son silence nous dérobât trop souvent des trésors qui étaient à nous, et, s'il m'est permis de le dire, qu'il ménageât trop ses paroles à des sujets qui lui prodiguaient leur sang et leur tendresse.

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Cependant, vous le savez, cette majesté n'avait rien de farouche : un abord charmant, quand il voulait se laisser approcher; un art d'assaisonner les grâces, qui touchait plus que les grâces mêmes; une politesse de discours qui trouvait toujours à placer ce qu'on aimait le plus à entendre. Nous en sortions transportés, et nous regrettions des moments que sa solitude et ses occupations rendaient tous les jours plus rares. >>

Ici on croit entendre dans Massillon celui à qui Louis XIV avait adressé quelques-unes de ces paroles si justes, si flatteuses, si parfaites, et qui, amateur passionné du noble et bon langage, avait regretté de ne point puiser plus souvent à cette source élevée, de ne point entendre plus souvent dans son roi l'homme de France qui parlait avec le plus de propriété

et de politesse. Une telle nuance de regret exprimée en chaire par l'orateur sacré me semble indiquer déjà toute une transition vers un autre siècle : les Fénelon et les Massillon furent des premiers en effet à incliner de ce côté et à former des vœux pour une royauté plus populaire et plus familière.

Lundi 3 octobre 1833.

MASSILLON.

(FIN.)

A quelqu'un qui lui parlait de ses Sermons prêchés à la Cour, Massillon répondait : « Quand on approche de cette avenue de Versailles, on sent un air amollissant. » Il ne paraît rien de cet amollissement dans aucun des premiers discours de Massillon (1699-4715). Si l'on surmonte à la lecture l'espèce de monotonie inévitable qui tient au genre, si l'on y entre par l'esprit, on s'aperçoit qu'on est dans une suite de chefs-d'œuvre. C'est par les mœurs habituellement, c'est par le côté du cœur et des passions que Massillon entame l'auditeur et qu'il s'applique à le rattacher à la foi et à la doctrine. Venu à une époque où la corruption était déjà poussée au plus haut degré, et où elle ne se recouvrait que d'un voile léger en présence du monarque, il comprit bien quelle était la nature de l'incrédulité qu'il avait à combattre, et en ce sens il est curieux de voir l'ordre d'arguments qu'il juge le plus à propos de lui opposer.

La duchesse d'Orléans, mère du Régent, écrivait en juillet 1699: «Rien n'est plus rare en France (il fallait dire : à la Cour) que la foi chrétienne; il n'y a plus de vice ici dont on eût honte; et, si le roi voulait punir tous ceux qui se rendent coupables des plus grands vices, il ne verrait plus autour de lui ni nobles, ni princes, ni serviteurs; il n'y aurait même aucune maison de France qui ne fût en deuil. » Madame, en parlant ainsi, n'exagérait pas; la Régence de son fils le prouva

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bientôt après. Or, c'est devant cet auditoire contenu à peine par Louis XIV que Massillon avait à prêcher ses Avents et ses Carêmes, et qu'il abordait à certains jours ces vastes sujets : Des Doutes sur la Religion; De la Vérité d'un Avenir. Devant ces jeunes débauchés en qui fermentait déjà l'esprit du XVIIe siècle, il pose en principe que a la source de toute incrédulité est le déréglement du cœur; » que « le grand effort du déréglement est de conduire au désir de l'incrédulité; » que c'est l'intérêt qu'ont les passions à ne point arriver à un avenir où la lumière et la condamnation les attendent, qui incline et oblige les esprits à ne pas y croire. Il le redit en cent façons frappantes de vérité : « On commence par les passions; les doutes viennent ensuite. » Ces doutes, il n'essaye pas de le dissimuler, étaient déjà dans le beau monde le langage le plus commun de son temps. Ira-t-il les discuter, les examiner en eux-mêmes, entrer dans le fond des preuves? Non il connaît trop bien le caractère particulier de ces doutes et de ceux qui les forment, ou plutôt qui les ont appris et qui les répètent tout vulgaires et usés déjà. Qu'a-t-il devant lui? sont-ce de vrais incrédules, des hommes qui, dans une solitude opiniâtre et chagrine, dans une réflexion pleine d'obscurités et de ténèbres, se soient fait à eux-mêmes les objections, puis les réponses, et soient arrivés laborieusement à ce qu'ils croient des résultats? « Non, mes Frères, s'écrie hardiment « Massillon, ce ne sont pas ici des incrédules, ce sont des << hommes lâches qui n'ont pas la force de prendre un parti; << qui ne savent que vivre voluptueusement, sans règle, sans << morale, souvent sans bienséance, et qui, sans être impies, << vivent pourtant sans religion, parce que la religion demande « de la suite, de la raison, de l'élévation, de la fermeté, de << grands sentiments, et qu'ils en sont incapables. » C'est par cette ouverture pénétrante que Massillon s'attaquait au vif à l'incrédulité de son temps, à celle qui était le propre des hommes de plaisir, qui était encore de bel air et de prétention bien plus que de doctrine, et qui pouvait s'appeler du libertinage en réalité. Et tout à côté il retraçait le portrait du véritable et pur incrédule par doctrine et par théorie, le portrait de Spinosa qu'il noircit étrangement, dont il fait un monstre, mais en qui il touche pourtant quelques traits fondamentaux: « Cet impie, disait-il, vivait caché, retiré, tran

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« quille; il faisait son unique occupation de ses productions << ténébreuses, et n'avait besoin pour se rassurer que de lui« même. Mais ceux qui le cherchaient avec tant d'empresse«ment, qui voulaient le voir, l'entendre, le consulter, ces <«< hommes frivoles et dissolus, c'étaient des insensés qui << souhaitaient de devenir impies... » Le bruit courait en effet qu'on avait autrefois mandé Spinosa en consultation à Paris. Il y avait eu des voyages en Hollande tout exprès pour le voir; il commençait à y avoir des pèlerins et des curieux d'incrédulité. Massillon les raille, eux qui rejettent toute autorité pour croire, d'avoir eu besoin de l'autorité et du témoignage d'un homme obscur pour oser douter. En tous ces points, Massillon est à la fois un moraliste consommé et un indicateur prévoyant : il sent très-bien, à son moment, où est le péril pour la foi, et par quelle brèche morale elle est en voie de s'écouler des cœurs. La corruption et la licence est la plaie qui atteint la tête du corps social et qui va prendre les âmes par le fond. La Régence a précédé l'Encyclopédie.

Un siècle après Massillon, les choses avaient bien changé : ce n'était plus la seule corruption des mœurs que l'orateur chrétien avait en face de lui comme ennemi principal, c'était l'incrédulité raisonnée, établie, et qui avait fait son chemin, même parmi les honnêtes gens. Spinosa, peu lu, peu compris, était resté dans l'ombre; mais d'autres incrédules moindres et plus éloquents avaient tracé ouvertement leur sillon sous le soleil et propagé en tous sens leurs germes: bien des âmes, bon gré mal gré, les avaient reçus; on avait beau faire, chacun se ressentait plus ou moins à son jour d'être venu au monde depuis Voltaire et depuis Rousseau. Aussi donc, un siècle juste après Massillon, un orateur que je n'irai point jusqu'à lui comparer pour le talent, mais qui a soutenu bien honorablement l'héritage de la parole sacrée, l'abbé Frayssinous, dans ses Conférences ouvertes sous l'Empire et depuis, avait à discuter devant d'honnêtes gens, la plupart jeunes, non plus désireux de douter, mais plutôt désireux de croire, les points controversés de la doctrine et de la tradition historique, et il le faisait avec une mesure de science et de raison appropriée à cette situation nouvelle.

Les Sermons de Massillon ne sont pas de ces ouvrages qui s'analysent on ne les réduit pas à plaisir, on ne coupe point

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