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recommander et à l'appuyer. Le portrait de cette prieure chez Marivaux est curieusement soigné et peigné, comme il les sait faire : : « Cette prieure était une petite personne courte, ronde et blanche, à double menton, et qui avait le teint frais et reposé. Il n'y a point de ces mines-là dans le monde; c'est un embonpoint tout différent de celui des autres, un embonpoint qui s'est formé plus à l'aise et plus méthodiquement, c'est-àdire où il entre plus d'art, plus de façon, plus d'amour de soimême que dans le nôtre... » Ne croyez pas qu'il ait fini de ce portrait, il ne fait que le commencer. Marivaux a, sur les portraits, une théorie comme sur tout; il est d'avis qu'on ne saurait jamais rendre en entier ce que sont les personnes : « Du moins, cela ne me serait pas possible, nous dit-il par la bouche de Marianne; je connais bien mieux les gens avec qui je visque je ne les définirais; il y a des choses en eux que je ne saisis point assez pour les dire, et que je n'aperçois que pour moi et non pas pour les autres... N'êtes-vous pas de même ? Il me semble que mon âme, en mille occasions, en sait plus qu'elle n'en peut dire, et qu'elle a un esprit à part, qui est bien supérieur à l'esprit que j'ai d'ordinaire. » C'est ainsi qu'il raffine et dévide tout à l'excès, ne s'arrêtant pas aux traits principaux et ne les détachant pas. Quand il a une vue, il la dédouble, il la divise à l'infini, il s'y perd et nous lasse nousmêmes en s'y épuisant : « Un portrait détaillé, selon lui, c'est un ouvrage sans fin. » On voit à quel point il procède à l'inverse des Anciens, qui se tenaient dans la grande ligne, dans le portrait fait pour être vu à quelque distance, et combien il abonde dans le sens et l'excès moderne, dans l'usage du scalpel et du microscope. Le grand et perpétuel défaut de Marivaux est de s'appesantir à satiété sur la même pensée, qui a presque toujours commencé par être juste et fine, et qu'il trouve moyen de fausser en la raffinant. Il est un de ces écrivains auxquels il suffirait souvent de retrancher pour ajouter à ce qui leur manque. Mais je m'aperçois que j'ai à me garder moi-même d'aller l'imiter en le définissant. J'ai toujours pensé qu'il faut prendre dans l'écritoire de chaque auteur l'encre dont on veut le peindre; j'en serai sobre pourtant avec Mari

vaux.

Lundi 23 janvier 1854.

MARIVAUX.

(FIN.)

« Pardon, si je fais des pointes; je viens de lire deux pages de la Vie de Marianne, » écrivait Voltaire à M. de Mairan. Ce ne sont pas des pointes que fait Marianne; elle prétend être simple, revenir à la simplicité à force d'art et d'adresse; elle reste à coup sûr en chemin, mais son manége, quand il ne dure pas trop longtemps, ne déplaît pas : il laisse voir tant d'esprit! Marianne est faite pour être lue à petites doses. Il y a un certain dîner chez Mme Dorsin où l'on conduit Marianne encore novice et bien étrangère au monde. Elle n'y est pas plus tôt qu'elle sent avec quelles gens on la fait dîner : « J'étais née, dit-elle, pour avoir du goût; » et elle entre à l'instant dans ce cercle d'élite comme dans sa sphère. Est-ce le monde de Mme de Tencin, est-ce celui de Mme de Lambert que Marivaux a voulu peindre dans ce dîner de Me Dorsin? J'inclinerais pour le premier, pour le salon de Mine de Tencin à son plus beau moment. Quoi qu'il en soit, en nous décrivant le tour d'esprit des convives, Marivaux va nous définir en perfection le genre qu'il préfère :

« Ce ne fut point, dit Marianne, à force de leur trouver de l'esprit que j'appris à les distinguer pourtant il est certain qu'ils en avaient plus que d'autres et que je leur entendais dire d'excellentes choses; mais ils les disaient avec si peu d'effort, ils y cherchaient si peu de façon, c'était d'un ton de conversation si aisé et si uni, qu'il ne tenait qu'à moi de croire qu'ils disaient les choses les plus communes. Ce

n'était point eux qui y mettaient de la finess?, c'était de la finesse qui s'y rencontrait...

« On accuse quelquefois les gens d'esprit de vouloir briller; oh! il n'était pas question de cela ici, et comme je l'ai déjà dit, si je n'avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j'aurais pu m'y méprendre et je ne me serais aperçue de rien.

a

Mais, à la fin, ce ton de conversation si excellent, si exquis, quoique simple, me frappa.

<< Ils ne disaient rien que de juste et que de convenable, rien qui ne fût d'un commerce doux, facile et gai...

« Je sentis même une chose qui m'était fort commode, c'est que leur bon esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien; ce que je ne disais qu'imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l'exprimer pour moi sans qu'ils y prissent garde, et puis ils m'en donnaient tout l'honneur. »

Voilà le ton que Marivaux chérissait et qu'il aurait voulu voir régner autour de lui, une simplicité exquise, coquette, attentive, résultat d'un art consommé moins ce qu'il a été que ce qu'il aurait voulu être.

Je n'ai pas à continuer l'analyse du roman de Marianne : c'est un de ces livres que le lecteur, pas plus que l'auteur, n'est pressé d'achever; il s'y sent un manque de passion qui désintéresse au fond et qui refroidit. Même lorsque le malheur revient surprendre Marianne au moment le plus inattendu, même lorsque celui qui a tout fait pour l'obtenir et qui a surmonté tous les obstacles, Valville lui devient tout d'un coup infidèle, on n'est pas inquiet, on n'est pas déchiré comme on le devrait; c'est qu'elle, toute la première, elle ne l'est pas. Les expressions, sous sa plume, continuent d'être fines, fraîches, galantes ou raisonnées; jamais elles ne sont émues ni douloureuses. Au moment où le roman semble tourner au drame, on n'a encore que de l'analyse. Marianne, comme le plus avisé des disciples féminins de La Rochefoucauld, nous expose le pourquoi de l'infidélité et son secret mobile, et aussi le remède : « On ne le croirait pas, dit-elle, mais les âmes tendres et délicates ont volontiers le défaut de se relâcher dans leur tendresse, quand elles ont obtenu toute la vôtre : l'envie de vous plaire leur fournit des grâces infinies, leur fait faire des efforts qui sont délicieux pour elles; mais, dès qu'elles ont plu, les voilà désœuvrées. » Remarquez ce joli mot désœuvrées de la part d'une amante blessée au cœur,

et qui, même en se ressouvenant après des années, devrait sentir se rouvrir sa plaie vive. Marianne ne voit là-dedans qu'une expérience dont elle s'est trouvée l'occasion : elle en badine après coup, elle ne dut pas en être amèrement désolée dans l'instant même; elle en a été, avant tout, piquée. Avec Marivaux nous avons le tracas du cœur plutôt que les orages des passions.

Valville a été amené à être infidèle en voyant une jeune Anglaise évanouie, qu'il s'est empressé de secourir, et qui est devenue l'amie de Marianne. Marianne, un moment délaissée, raisonne là-dessus; elle se dit en se donnant l'explication du volage :

<< Homme, Français et contemporain des amants de notre temps, voilà ce qu'il était; il n'avait, pour être constant, que ces trois petites difficultés à vaincre... Son cœur n'est pas usé pour moi, ajoutait-elle, il n'est seulement qu'un peu rassasié du plaisir de m'aimer, pour en avoir trop pris d'abord. Mais le goût lui en reviendra: c'est pour se reposer qu'il s'écarte; il reprend haleine, il court après une nouveauté, et j'en redeviendrai une pour lui plus piquante que jamais il me reverra, pour ainsi dire, sous une figure qu'il ne connaît pas encore... Ce ne sera plus la même Marianne. >>

Évidemment elle s'amuse. Comme dans la comédie de Marivaux, l'Heureux Stratagème, Marianne est tentée par moments d'user de représailles, d'aimer ou de faire semblant, de se faire aimer par d'autres : « D'autres que lui m'aimeront, il le verra et ils lui apprendront à estimer mon cœur... Un volage est un homme qui croit vous laisser comme solitaire; se voit-il ensuite remplacé par d'autres, ce n'est plus là son compte, il ne l'entendait pas ainsi. » C'est assez montrer comment Marivaux, même quand il échappe au convenu du roman, au type de fidélité chevaleresque et pastorale, et quand il peint l'homme d'après le nu (éloge que lui donne Collé), nous le rend encore par un procédé artificiel et laisse trop voir son réseau de dissection au dehors. En se promenant dans les musées d'anatomie, on voit ainsi des pièces très-bien figurées et qui ont forme humaine; mais, à l'endroit où l'anatomiste a voulu se signaler, la peau est découverte et le réseau intérieur apparaît avec sa fine injection: c'est un peu l'effet que produit l'art habile de Marivaux. Ses personnages, au lieu de vivre, de marcher et de se développer par leurs

actions mêmes, s'arrêtent, se regardent, et se font regarder en nous ouvrant des jours secrets sur la préparation anatomique de leur cœur.

Le Paysan parvenu, second roman de Marivaux (1735), a plus d'action, je ne dirai pas plus d'invention; mais il y a du mouvement. Les mœurs de la bourgeoisie, de la finance, y sont bien décrites; celles de la noblesse et du grand monde m'y paraissent moins heureusement saisies et sont comme brusquées. Ce paysan, ce fils de fermier, arrivé de son village, beau garçon de dix-neuf ans, entré comme domestique chez son seigneur, une espèce d'enrichi; puis rencontré sur le Pont-Neuf par la dévote Me Habert, beauté de plus de quarante-cinq ans, dont il devient le mari après quatre ou cinq jours, passe presque aussitôt à l'état d'homme comme il faut, à qui il ne reste qu'un peu de gaucherie et de rouille provinciale; et encore la secoue-t-il bien lestement. C'est aller vite en fait d'éducation. On coule assez volontiers sur l'invraisemblance. L'histoire d'ailleurs a du vrai; il y a de charmants portraits et des scènes excellentes. Le talent de Marivaux pour le roman s'y déploie, et l'on est tenté, par moments, de regretter qu'il n'ait pas été forcé, comme les romanciers de nos jours, à produire avec une promptitude et une abondance qui dégage la manière et qui fait courir la veine : il y aurait gagné peut-être certaines qualités dont son Paysan parvenu ne nous montre que les commencements. Ce paysan est né observateur et moraliste : il lit à livre ouvert les physionomies et les visages : « Ce talent, dit-il, de lire dans l'esprit des gens et de débrouiller leurs sentiments secrets est un don que j'ai toujours eu, et qui m'a quelquefois bien servi. » L'auteur, en faisant faire à son personnage un chemin si rapide à la faveur de sa jolie figure, a échappé à un écueil sur lequel tout autre romancier aurait donné; il lui a laissé de l'honnêteté et s'est arrêté à temps avant la licence. Son paysan parvenu n'est point un paysan perverti. Les agaceries de Mme de Ferval, de Mme de Fécour, sont poussées aussi loin que possible; il n'y avait qu'un pas jusqu'au libertinage, l'auteur ne l'a pas franchi. « Voyez, s'écrie le paysan, que de choses capables de débrouiller mon esprit et mon cœur! Voyez quelle école de mollesse, de volupté, de corruption, et par conséquent de sentiment! car l'âme se raffine à mesure

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