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à l'auteur et au livre, en prit occasion d'exposer ses idées sur les beaux-arts et sur leur fonction dans la société l'idée de moralité dominait sa pensée, le nom de Poussin y prêtait. Il me parut que, dans cette théorie grave et un peu oppressive, plus d'une branche des beaux-arts restait écartée et absente; la partie libre, aimable, brillante, ionienne et voluptueuse y périssait.

Une autre fois, il s'agissait d'un livre de M. de Vidaillan sur l'organisation des Conseils du roi dans l'ancienne France: l'ouvrage était également présenté pour l'un des prix, et M. de Tocqueville ne s'y opposait pas. Mais M. de Vidaillan avait, à ce qu'il paraît, dans une certaine page, parlé trop peu respectueusement de Turgot et de ce premier essai de réforme sous Louis XVI. M. de Tocqueville en prit occasion de venger la mémoire de Turgot, d'honorer son intention généreuse et celle du monarque ami du peuple; cela le conduisit à une profession libérale des mêmes idées, des mêmes sentiments, qu'il rattachait à une grande, à une sainte, à une immortelle cause, où toutes les destinées de l'humanité étaient renfermées et comprises. Il s'animait en parlant de ces choses; il était pénétré; sa main tremblait comme la feuille, sa parole vibrait de toute l'émotion de son âme : tout l'être moral était engagé. On l'écoutait avec respect, avec admiration. J'admirais autant que personne, tout en m'étonnant un peu de cette éloquence disproportionnée au sujet; et, comme j'aime aussi la liberté à ma manière, je fus tenté de demander s'il y avait désormais une orthodoxie académique établie sur M. Turgot. Le respect que j'eus pour l'arrièrepensée brûlante et profonde qui s'était fait jour par cette ouverture me contint.

Aujourd'hui, que l'enveloppe délicate et frêle qu'usait et dévorait une pensée si fervente s'est brisée, je me rends mieux compte que jamais de ce qui me frappa

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alors; et certes mon respect pour l'homme ne diminue pas. Qu'on me pardonne dans tout ceci de l'avoir désiré, comme philosophe politique, supérieur d'un degré, c'est-à-dire plus calme et plus froid! nous le posséderions encore (1).

une

(1) Dans l'étude des esprits de différents ordres, rien ne me plaît comme les rapprochements, les comparaisons, les contrastes. A ceux qui sont faits comme moi, j'indiquerai pour lecture et correctif utile, en regard de ce Tocqueville au cœur oppressé et frémissant, Notice historique sur le grand mathématicien Lagrange, qui se trouve au tome III, page 117, des Mélanges scientifiques et littéraires de M. Biot. Je prends très-haut, comme on voit, mon point d'opposition.

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Jeudi soir, 24 janvier 1861.

RÉCEPTION DU PÈRE LACORDAIRE

Elle a donc eu lieu cette séance tant attendue, tant désirée, et qui devait être la plus curieuse de toutes les fêtes que l'Académie française a offertes jusqu'ici à son brillant public car c'est proprement un bal de beaux esprits qu'une séance de réception. Le principal intérêt est dans le caractère des deux personnages qui y figurent. L'élection du Père Lacordaire promettait depuis un an à la société parisienne ce qu'elle aime le plus, un spectacle et une singularité. C'était la première fois depuis la fondation qu'un membre du Clergé régulier, un religieux, un moine, pour l'appeler par son nom, était appelé à siéger parmi les Quarante. L'ancienne Académie française qui compta toujours un si grand nombre d'abbés, d'évêques, de cardinaux, la fleur du Clergé séculier, n'aurait jamais songé à choisir un religieux proprement dit, un homme voué à la retraite, enchaîné par des vœux étroits, eût-il été un foudre d'éloquence. Cela tenait à des nuances oubliées, à des convenances évanouies. L'Académie nouvelle n'en a pas tenu compte, et elle a sans doute bien fait de ne songer qu'au talent. On assure qu'en allant choisir à ce moment le Père Lacordaire, dont elle aurait pu se souvenir plus tôt, elle a songé à autre chose encore; je veux dire qu'elle a désiré voir appliquer ce beau talent d'orateur à un sujet

qui lui était particulièrement cher, au panégyrique d'un éminent Académicien mort avant l'âge et enlevé dans la ferveur de ses œuvres. Les amis et les admirateurs de M. de Tocqueville, en le perdant, ont été saisis en effet d'une crainte : c'est qu'il ne fût pas assez dignement loué, et que sa renommée sérieuse ne resplendit point suffisamment. Ils étaient sûrs, au contraire, qu'il serait fait selon leur vou de pieuse ambition, en remettant le soin de le célébrer au Père Lacordaire. Le nom de M. de Tocqueville devait acquérir aussitôt, sous cette parole d'oraison funèbre, ce qui justement lui avait un peu manqué, le lustre et l'éclat.

Et puis, une fois que l'idée était venue d'un tel choix, comment résister à la mettre à exécution? Car voyez la perspective: d'un côté, un Dominicain avec M. de Tocqueville pour sujet, c'est-à-dire la démocratie américaine pour champ illimité; et de l'autre côté, pour visà-vis, le Directeur de l'Académie, M. Guizot en personne, un calviniste, un hérétique, le plus éloquent organe, pendant dix-huit ans, de la liberté ordonnée, de la liberté réglée et restreinte : - quel antagonisme! quelle antithèse! Ajoutez-y l'impossibilité, dans les circonstances présentes, qu'entre de tels jouteurs il ne fût pas un peu question de Rome, du Pape! une difficulté de plus, un intérêt, un péril: incedo per ignes... Et voilà ce qui fait que le genre du discours académique, dont on dira tout ce qu'on voudra, est un genre bien moderne, bien vivant, bien dramatique, et plus couru que toutes les tragédies du monde.

Si M. Lacordaire a pu hésiter un moment avant d'accepter les avances de l'Académie (et on assure qu'il a hésité en effet), il y a quelque chose qui a dû le décider plus que tout, lui orateur et depuis quelques années réduit au silence; c'est la pensée d'une telle joute, la perspective d'une telle journée. Il n'a pas dû résister à

l'idée de faire (comme on disait autrefois au barreau) une action d'éclat.

Il l'a faite, et nous y avons applaudi, non sans quelque restriction. D'abord l'orateur, le prédicateur enflammé, le missionnaire qu'est ou qu'a été le Père Lacordaire, avait quelque effort à faire pour se mettre au ton du discours académique, de ce discours qui doit être lu et qui n'est, si je puis ainsi parler, qu'un demi-discours, orné et mesuré. Aussi n'y a-t-il réussi qu'imparfaitement. L'orateur est sorti plus d'une fois du ton; tantôt il baissait trop la voix, tantôt il la poussait d'un accent trop aigu; son geste aussi, par moments, était criard, et, à certains passages à effet, son bras tendu, frémissant et flamboyant comme s'il eût secoué une torche, semblait vouloir chercher jusqu'au fond des tribunes des applaudissements que l'orateur eût trouvés à moins de frais tout près de lui. Ce sont des habitudes d'un autre genre et d'une autre enceinte qu'il apportait dans une enceinte nouvelle. Il y a donc eu un certain défaut général dans l'action, cette condition première, ce premier ressort de l'éloquence.

La composition m'a paru aussi assez irrégulière et disproportionnée; plusieurs fois, l'orateur, après avoir atteint tout d'un trait jusqu'aux limites de son sujet et au terme de la carrière qu'il avait à retracer, a dû revenir sur ses pas et en arrière. On retrouvait là cette «< imagination vagabonde » dont M. Guizot a parlé; et, en tout, cet improvisateur ardent, hasardeux, assujetti cette fois au débit académique, me faisait l'effet d'un oiseau de haut vol, attaché et retenu par un fil; il y avait des moments où l'on aurait dit qu'il allait prendre son essor, mais le fil était court, l'essor se brisait, et l'on n'avait qu'un vol saccadé.

L'orateur a eu d'heureux traits pour caractériser M. de Tocqueville. Il est bien entendu qu'en ces jours

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