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Lundi, 27 mai 1861.

MÉMOIRES DE MADAME ELLIOTT

SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TRADUITS DE L'ANGLAIS PAR M. LE COMTE DE BAILLON (1).

Elle a été galante, elle a été légère, elle a ébloui les yeux des princes et de ceux qui sont devenus rois; elle n'a pas cru qu'on dût résister à la magie de sa beauté ni qu'elle dût y résister elle-même; elle a tout naturellement cédé et sans combat, elle a triomphé des cœurs à première vue et n'a pas songé à s'en repentir; elle a obéi à cette destinée d'enchanteresse comme à une vocation de la nature et du sang; il lui a semblé tout simple de jouer tantôt avec les armes royales de France, et tantôt avec celles d'Angleterre qu'elle écartelait à ses panneaux mais tout cela lui a été et lui sera pardonné, à elle par exception; tous ses péchés lui seront remis, parce qu'elle a si bien pensé, parce qu'elle a si loyalement épousé les infortunes royales, comme elle en avait naïvement usurpé les grandeurs; parce qu'elle est entrée dans l'esprit des vieilles races à faire honte à ceux qui en étaient dégénérés; parce qu'elle a eu du cœur et de l'honneur comme une Agnès Sorel en avait

(1) Un vol. in-18, chez Michel Lévy, rue Vivienne, 2 bis.

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eu; parce qu'elle a eu de l'humanité au péril de sa vie, parce qu'elle a confessé la bonne cause devant les bourreaux, et qu'elle a osé leur dire en face: Vous êtes des bourreaux! parce qu'enfin, comme Édith au col de cygne, s'il avait fallu choisir et reconnaître parmi les morts de la bataille le corps du roi vaincu qu'elle avait aimé, les moines eux-mêmes se seraient adressés à elle pour les aider dans leur pieuse recherche. Que dire encore? cette maîtresse de princes a mérité la bénédiction de M. de Malesherbes prêt à partir pour l'échafaud.

Grace Dalrymple, née en Écosse vers 1765, la plus jeune de trois Grâces ou de trois sœurs, fille d'un père avocat en renom et d'une mère très-belle, élevée dans un couvent en France jusqu'à l'âge de quinze ans, mariée inconsidérément à un homme qui aurait pu être son père, et devenue ainsi madame Elliott, secoua vite le joug, amena le divorce, devint à Londres la maîtresse du Prince-régent, de qui elle eut une fille, puis la maîtresse du duc d'Orléans, pour qui elle vint d'Angleterre en France.

C'est là que nous la trouvons au moment où la Révolution éclate: elle en fut témoin, une des patientes et des victimes, victime non immolée toutefois, et qui survécut assez pour être une des belles indignées qui se vengèrent par un récit où elles mirent leur âme.

Le sien a des caractères qui lui sont propres, entre les diverses relations qu'ont laissées les femmes échappées au glaive de la Terreur. Je viens d'en relire quelques-unes celle de Madame Royale (la duchesse d'Angoulême), une relation auguste et simple; celle de mademoiselle de Pons, depuis marquise de Tourzel ; celle de madame de Béarn, née Pauline de Tourzel. Oh! cette dernière relation (Souvenirs de quarante ans,

Récits d'une dame de Madame la Dauphine) est bien touchante, bien sentie, très-modérée de ton, très-habile; seulement, il y a sous main, cela est trop sensible, un arrangeur, un rédacteur autre que madame de Béarn elle-même; et dès lors je suis inquiet, je conçois des doutes, je pense à M. Nettement ou à tout autre; je ne suis plus sous le charme. On n'a pas à craindre cet inconvénient avec madame Elliott; M. de Baillon s'est borné à la traduire, et il l'a fait en homme d'esprit sans doute et en homme de goût, mais en la laissant d'autant plus elle-même, d'autant plus naturelle, tellement que ce livre a l'air d'avoir été écrit et raconté sous sa forme originale en français. Et c'est bien en français qu'il a été senti, si je puis dire. Quand madame Elliott éprouvait toutes ses émotions, ses indignations, ses loyales colères, elle n'en allait pas demander l'expression à sa langue maternelle; elle répondait à l'injure dans la même langue, elle avait son cri en français. Et c'est cette parole, vive et jaillissante, qu'elle a retrouvée, grâce à son fidèle interprète. Oui, c'est bien ainsi, à supposer qu'au lieu d'écrire pour George III elle se fût adressée à l'un de ses amis de France, c'est ainsi que les mots auraient sauté de son cœur sur le papier.

Ne lui demandez pas d'être raisonnable, elle est passionnée. Attachée au duc d'Orléans par une amitié qui survivait à un premier sentiment déjà entièrement éteint, elle nous montre d'abord la Révolution presque uniquement par ce côté du Palais-Royal et de Monceaux. Deux jours avant la prise de la Bastille, le 12 juillet, elle était à dîner au Raincy, château du prince. En revenant le soir à Paris pour aller à la Comédie-Italienne, on trouve la ville en combustion. Elle supplie le duc d'Orléans de ne pas traverser ostensiblement la ville, et elle lui offre sa voiture : « J'avais cru d'abord, dit-elle, que le duc voulait se montrer à

la foule, et qu'il avait réellement le projet de se créer un parti en agissant ainsi; mais je ne vis jamais une surprise moins feinte que celle qu'il montra en apprenant tous ces événements. Il monta dans ma voiture et me pria de le faire descendre au Salon des Princes, club fréquenté par toute la noblesse, où il espérait rencontrer des gens qui lui donneraient des nouvelles. » Le club était fermé, et il fallut aller jusqu'à Monceaux, en traversant la place Louis XV remplie de troupes. Que va faire le duc d'Orléans, placé ainsi entre l'insurrection de Paris, dont on le croit complice, et les périls de la Cour, où l'appellerait sa qualité de premier prince du sang? C'est la question qui s'agite à-Monceaux dès le soir même, qui s'agitera encore les jours suivants. Les familiers du prince qui ont toute sa confiance, c'est le duc de Biron (Lauzun), c'est madame de Buffon, la maîtresse régnante depuis 1787. Quant à madame Elliott, la maîtresse passée (quoique n'ayant que vingtquatre ans et si belle), elle apparaît par éclairs, et représente le rappel aux devoirs du sang, la fidélité monarchique : « La politique de madame de Buffon, nous dit-elle, était différente de la mienne. >> Je le crois bien, la rivalité s'en mêlait; mais il y avait pis auprès du duc d'Orléans que madame de Buffon.

On ne peut demander à madame Elliott des jugements bien mûrs sur les personnes, il ne faut chercher avec elle que des impressions; et, comme les siennes sont fort sincères, elles ont du prix. Ce qu'elle nous dit du duc d'Orléans à ce moment et dans toute la suite, s'accorde bien, au reste, avec le jugement que les meilleurs esprits ont porté de ce déplorable prince.

Ainsi, il résulte du récit de madame Elliott que ce soir du 12 juillet, en arrivant à Monceaux, le duc était encore très-indécis; que deux ou trois heures après, madame Elliott, qui était sortie à pied avec le prince

Louis d'Arenberg pour juger par elle-même de la physionomie des rues de Paris et de ce qui s'y disait, revint à Monceaux, et, dans un entretien particulier qui dura jusqu'à deux heures du matin, conjura à genoux le duc de se rendre immédiatement à Versailles et de ne pas quitter le roi, afin de bien marquer par toute sa conduite qu'on abusait de son nom. Le duc lui donna sa parole d'honneur qu'il partirait pour Versailles dès sept heures du matin. Il y alla, en effet, dans cette matinée du 13. Madame Elliott, malade des émotions de ces journées, ne put retourner savoir le résultat de la démarche; mais le duc vint lui-même chez elle le lui apprendre, et lui raconta de quelle manière il avait été reçu; comment, arrivé à temps pour le lever du roi et s'y étant rendu, ayant même présenté au roi la chemise selon son privilége de premier prince du sang, et ayant profité de ce moment pour dire qu'il venait prendre les ordres de Sa Majesté, Louis XVI lui avait répondu rudement: « Je n'ai rien à vous dire, retournez d'où vous êtes venų. » Le duc paraissait ulcéré; cette dernière injure, venant après tant d'autres affronts, avait achevé de l'aliéner. Dès cet instant, selon madame Elliott, il fut tout à fait irréconciliable.

Je ne sais s'il est bien vrai, comme elle le prétend, qu'en lui montrant plus de considération et de confiance, on l'aurait pu détacher de son détestable entourage. Cet entourage se formait, se renouvelait presque au hasard et sans qu'il s'en mêlât. En qualifiant ceux qui en faisaient partie, elle a grand' peine à tenir compte des degrés et des nuances. A ses yeux d'Écossaise de pur sang et de Jacobite irritée, tous ceux qui donnèrent dans le mouvement de 89 sont des coquins et des misérables: il n'y a de différence que du plus au moins. Ce détestable entourage dont elle parle, c'est d'abord, pour elle, <«< Talleyrand, Mirabeau, le duc de Biron, le vicomte de

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