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sent très-bien le défaut de l'abbé de Saint-Pierre et insiste sur la plus frappante de ses inconséquences : « Les hommes, disait l'abbé, sont comme des enfants; il faut leur répéter cent fois la même chose pour qu'ils la retiennent. »<« Mais, remarquait Rousseau, un enfant à qui on dit la même chose deux fois, bâille la seconde et n'écoute plus si on ne l'y force. Or comment force-t-on les grands enfants d'écouter, si ce n'est par le plaisir de la lecture? L'abbé de Saint-Pierre, en négligeant de plaire aux lecteurs, allait donc contre ses principes.... Son défaut était moins de nous regarder comme des enfants que de nous parler comme à des hommes. »

Que ne connaissait-il mieux les poëtes! Il aurait su, comme l'a dit l'un des plus enchanteurs, le Tasse, après Lucrèce, que le monde court avant tout là où la muse de la Persuasion a versé le plus de ses douceurs, que la vérité en soi est souvent un remède amer, et qu'à l'enfant malade, c'est-à-dire à l'homme, il faut emmieller tant soit peu le bord du vase où il boira la guérison et la vie Cosi all' egro fanciul... Cela, je le sais, est un peu moins vrai qu'autrefois, mais cela n'a pas tout à fait cessé de l'être.

L'abbé de Saint-Pierre l'oubliait; il ne s'était jamais brouillé avec l'agrément et le charme, par la bonne raison qu'il ne les avait jamais connus; il faut bien lâcher le mot, il était dans une impossibilité malheureuse, malheureuse pour lui et surtout pour les autres, de comprendre tout ce qu'enferme de triste et de fâcheux ce mot qui est mortel au public français, l'ennui.

L'abbé de Saint-Pierre avait bien quelque vague soupçon qu'il pouvait ennuyer parfois, — qu'il avait pu autrefois ennuyer; mais il ne s'en rendait point parfaitement compte, et il se flattait de s'en être assez bien corrigé : « Quand j'arrivai à Paris, disait-il, je disputais

avec tout le monde; enfin, m'étant aperçu que la raison ne ramenait personne, j'ai cessé de disputer. » Il ne disputait plus, il est vrai, mais il ne cessait de raisonner et de démontrer toujours.

. Dans ces années de jeunesse et tandis qu'il occupait dans le faubourg Saint-Jacques cette petite maison de 200 livres, il allait voir les hommes célèbres par leurs écrits, il courait après eux (c'est son mot). Il se présentait lui-même naïvement, les questionnait, recueillait leurs réponses et les écrivait en rentrant chez lui. C'est ainsi qu'il a noté des souvenirs, pour nous assez curieux, d'une conversation avec Nicole, et qu'il nous a laissé un précieux témoignage de plus, en faveur du théologien radouci et de la modération finale de ses sentiments. Il allait aussi chez madame de La Fayette et prenait goût dès lors au commerce des femmes, qui se montrent souvent plus patientes à écouter que les hommes. Il redisait à Nicole, demi-solitaire et retiré, que le monde ne laissait pas d'intéresser à distance, les nouvelles du salon de madame de La Fayette. La curiosité lui vint, vers ce même temps, d'aller cher La Bruyère, dont les Caractères avaient paru depuis peu et étaient le grand succès du moment; mais là il lui arriva malheur; il fut pris sur le fait par un observateur malin, impitoyable, qui se montra cette fois injuste, comme il le fut, et d'une manière moins pardonnable encore, dans le portrait qu'il traça de Fontenelle sous le nom de Cydias; mais l'injustice et l'extrême sévérité n'empêchent pas un portrait d'être ressemblant: au lieu d'être peint en beau on est peint en laid, voilà tout, et chacun vous montre au doigt. La Bruyère fut surtout frappé chez le jeune abbé du manque absolu de tact, de la confiance à se mettre en avant soi et ses idées, de la distraction sur tout le reste, et de ce parfait oubli des nuances sociales. Aussi nous l'a-t-il montré dans

toute la béatitude et, pour ainsi dire, dans toute la splendeur de sa naïveté. C'est au chapitre du Mérite personnel; le malin portrait se glissa dans la cinquième édition des Caractères, qui fut donnée en 1690:

« Je connais Mopse d'une visite qu'il m'a rendue sans me connaître. Il prie des gens qu'il ne connaît point, de le mener chez d'autres dont il n'est pas connu il écrit à des femmes qu'il connaît de vue il s'insinue dans un cercle de personnes respectables, et qui ne savent quel il est ; et là, sans attendre qu'on l'interroge, ni sans sentir qu'il interrompt, il parle, et souvent, et ridiculement. Il entre une autre fois dans une assemblée, se place où il se trouve, sans nulle attention aux autres, ni à soi-même on l'ôte d'une place destinée à un ministre, il s'assied à celle du duc et pair: il est là précisément celui dont la multitude rit, et qui seul est grave et ne rit point. Chassez un chien du fauteuil du roi, il grimpe à la chaire du prédicateur, il regarde le monde indifféremment, sans embarras, sans pudeur il n'a pas, non plus que le sot, de quoi rougir. »

M. Walcknaer paraît douter si l'abbé de Saint-Pierre méritait en effet qu'on lui appliquât le portrait : c'est qu'il n'avait pas considéré de près le personnage, et dans ses écrits mêmes et dans tout ce qu'on rapporte de lui.

Oui, pour qui ne le connaissait que sur une première vue, l'abbé de Saint-Pierre était bien celui qui, se souciant le plus du bonheur des hommes en général (ce qu'on n'était pas obligé de savoir), s'inquiétait le moins de la commodité de. son interlocuteur et de son plaisir.

C'est bien lui qui allait à l'objet présent de sa curiosité tout droit, sans regarder ni à droite ni à gauche, sans prêter attention aux railleries ni s'en mortifier, avec ténacité, tranquillité, et une sorte d'effronterie naïve.

C'est bien lui qui, lorsqu'il crut devoir passer de l'étude de la Morale à celle de la Politique, et qu'il eut acheté pour cela une charge de Cour (celle de premier

aumônier de Madame, mère du duc d'Orléans), ne considéra cette espèce de sinécure auprès d'une princesse restée à demi protestante, que comme une petite loge à un beau spectacle, comme une entrée de faveur pour approcher plus aisément ceux qui gouvernaient, et se mit à les regarder, à les étudier à bout portant, bientôt à les aborder et à les harceler de questions, en attendant qu'il les poursuivît, sous la Régence, de ses projets et de ses conseils.

C'est lui qui, un jour qu'un homme en place, excédé de son procédé, lui en faisait sentir l'inconvenance, répondait sans s'émouvoir: « Je sais bien, monsieur, que je suis, moi, un homme fort ridicule; mais ce que je vous dis ne laisse pas d'être fort sensé, et, si vous étiez jamais obligé d'y répondre sérieusement, soyez sûr que vous joueriez un personnage plus ridicule encore que le mien. »

C'est lui qui, s'apercevant un jour qu'il était de trop dans un cercle peu sérieux, ne se gêna pas pour dire : « Je sens que je vous ennuie, et j'en suis bien fâché; mais moi, je m'amuse fort à vous entendre, et je vous prie de trouver bon que je reste. » Tout cela est bien de l'homme dépeint par La Bruyère dans son portrait chargé, mais reconnaissable, de celui même que le cardinal de Fleury, à son point de vue de Versailles, appellera un politique triste et désastreux; malencontreux, du moins, et intempestif, qui avait reçu le don du contre-temps comme d'autres celui de l'à-propos, et qui, lorsqu'il se doutait du léger inconvénient, prenait tout naturellement son parti de déplaire, pourvu qu'il allât à ses fins.

La Bruyère, qui jugeait ainsi l'abbé de Saint-Pierre sur l'écorce et d'après une première visite, l'eût-il jugé bien différemment s'il l'avait mieux connu? eût-il trouvé pour l'auteur plus d'indulgence que pour le visiteur

importun? J'en doute. Il y avait antipathie entre eux : La Bruyère était philosophe, mais encore plus artiste; l'abbé de Saint-Pierre écrivait aussi peu et aussi mal que La Bruyère écrivait bien. Nommé à l'Académie française deux ans après La Bruyère lui-même, qui • avait signalé son entrée par un si neuf et si éloquent discours de réception, il en fit un des plus ordinaires ; et, comme Fontenelle, à qui il le montrait en manuscrit, lui faisait remarquer que le style en était plat: << Tant mieux, dít l'abbé, il m'en ressemblera davantage; et c'est assez pour un honnête homme de donner deux heures de sa vie à un discours pour l'Académie. >> Il était homme à répondre comme un de nos contemporains à celui qui critiquait une de ses phrases: « Ah! je le vois, mon cher, vous avez le préjugé du style. »

J'aurais aimé à savoir ce que le digne abbé pensait de La Bruyère, et s'il lui en voulut un peu. Je crois qu'il l'a entièrement passé sous silence. Mais il a écrit quelque part contre l'esprit moqueur; n'ayant pas en luimême le sentiment du ridicule, il le désapprouvait naturellement chez les autres. En même temps que sa devise était : Paradis aux bienfaisants, il disait : Fi des médisants! Il ne concevait rien à la raillerie, à cette offense polie, comme l'appelle Aristote. La probité était peinte sur son visage : le fin sourire de Socrate ou de Franklin faisait défaut sur ses lèvres. C'était déjà, dès sa jeunesse, la bonhomie imperturbable et sereine d'un Dupont de Nemours. Toute ironie lui paraissait incompatible avec le sérieux. Ce qui lui manquait précisément, c'était le grain de malice. Il était content et le laissait voir « J'ai du plaisir partout, disait-il, parce que j'ai l'âme saine. » Il a pourtant écrit, au sujet de la moquerie, un mot fait pour toucher, et où il ne tient qu'à nous de voir une allusion à ce portrait de Mopse: << Quel agrément dans la vie pour le bienfaisant de sen

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