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qu'on croyait évanouie. Est-ce à dire qu'un autre observateur et un autre peintre placé à côté du premier, mais à un point de vue différent, ne présenterait pas une autre peinture qui aurait d'autres couleurs, et peutêtre aussi quelques autres traits de dessin? Non, sans doute; autant de peintres, autant de tableaux; autant d'imaginations, autant de miroirs; mais l'essentiel est qu'au moins il y ait par époque un de ces grands peintres, un de ces immenses miroirs réfléchissants; car, lui absent, il n'y aura plus de tableaux du tout; la vie de cette époque, avec le sentiment de la réalité, aura disparu, et vous pourrez ensuite faire et composer à loisir toutes vos belles narrations avec vos pièces dites positives, et même avec vos tableaux d'histoire. arrangés après coup et symétriquement, et peignés comme on en voit, ces histoires, si vraies qu'elles soient quant aux résultats politiques, seront artificielles, et on le sentira; et vous aurez beau faire, vous ne ferez pas qu'on ait vécu dans ce temps que vous racontez.

Avec Saint-Simon on a vécu en plein siècle de Louis XIV; là est sa grande vérité. Est-ce que par lui nous ne connaissons pas (mais je dis connaître comme si nous les avions vus), et dans les traits mêmes de leur physionomie et dans les moindres nuances, tous ces personnages, et les plus marquants et les secondaires, et ceux qui ne font que passer et figurer? Nous en savions les noms, qui n'avaient pour nous qu'une signification bien vague: les personnes, aujourd'hui, nous sont familières et présentes. Je prends au hasard les premiers que je rencontre Louville, ce gentilhomme attaché au duc d'Anjou, au futur roi d'Espagne, et qui aura bientôt un rôle politique, SaintSimon se sert de lui tout d'abord pour faire sa demande d'une entrevue à M. de Beauvilliers; il raconte ce qu'est Louville, et il ajoute tout courant : « Louville étoit

d'ailleurs homme d'infiniment d'esprit, et qui, avec une imagination qui le rendoit toujours neuf et de la plus excellente compagnie, avoit toute la lumière et le sens des grandes affaires, et des plus solides, et des meilleurs conseils. » Louville reviendra mainte fois dans les Mémoires; lui-même il a laissé les siens vous pouvez les lire si vous en avez le temps; mais, en attendant, on a sur l'homme et sur sa nuance distinctive et neuve les choses dites, les choses essentielles et fines, et comme personne autre n'aurait su nous les dire. M. de Luxembourg a été un adversaire de Saint-Simon; il a été sa partie devant le Parlement, après avoir été son général à l'armée; il a été l'objet de sa première grande colère, de sa première levée de boucliers comme duc et pair. Est-ce à dire que son portrait par SaintSimon en sera moins vrai, de cette vérité qui saisit, et qui, d'ailleurs, se rapporte bien à ce que disent les contemporains, mais en serrant l'homme de plus près qu'ils n'ont fait?

«... A soixante-sept ans, il s'en croyoit vingt-cinq, et vivoit comme un homme qui n'en a pas davantage. Au défaut de bonnes fortunes dont son âge et sa figure l'excluoient, il y suppléoit par de l'argent, et l'intimité de son fils et de lui, de M. le prince de Conti et d'Albergotti, portoit presque toute sur des mœurs communes et des parties secrètes qu'ils faisoient ensemble avec des filles. Tout le faix des marches et des ordres de subsistances portoit toutes les campagnes sur Puységur, qui même dégrossissoit les projets. Rien de plus juste que le coup d'œil de M. de Luxembourg, rien de plus brillant, de plus avisé, de plus prévoyant que lui devant les ennemis, ou un jour de bataille, avec une audace, une flatterie (?), et en même temps un sangfroid qui lui laissoit tout voir et tout prévoir au milieu du plus grand feu, et du danger et du succès le plus imminent, et c'étoit là où il étoit grand. Pour le reste la paresse même : peu de promenades sans grande nécessité; du jeu, de la conversation avec ses familiers, et tous les soirs un souper avec un très-petit nombre, presque toujours le même, et si on étoit voisin de quelque ville, on avoit soin que le sexe y fût agréablement mêlé. Alors il étoit inaccessible à tout, et s'il arrivoit quelque chose de pressé, c'étoit à Puységur à y donner ordre. Telle étoit à l'armée la vie de ce grand général, et telle encore

à Paris, où la Cour et le grand monde occupoient ses journées, et les soirs ses plaisirs. A la fin, l'âge, le tempérament, la conformation le trahirent... >>

Est-ce que vous croyez que M. de Luxembourg ainsi présenté dans son brillant de héros et dans ses vices est calomnié? Bien moins connu, bien moins en vue, vous avez dès les premières pages le vieux Montal, « ce grand vieillard de quatre-vingts ans qui avait perdu un œil à la guerre, où il avait été couvert de coups, » et qui se vit injustement mis de côté dans une promotion nombreuse de maréchaux : « Tout cria pour lui hors lui-même; sa modestie et sa sagesse le firent admirer.>> Il continua de servir avec dévouement et de commander avec honneur jusqu'à sa mort. Ce Montal, tel qu'un Montluc innocent et pur, se dresse devant nous en pied, de toute sa hauteur, et ne s'oublie plus. Saint-Simon ne peut rencontrer ainsi une figure qui le mérite sans s'en emparer et la faire revivre. Et ceux mêmes qui sembleraient le mériter moins et qui seraient des visages effacés chez d'autres, il leur rend cette originalité, cette empreinte individuelle qui, à certain degré, est dans chaque être. Rien qu'à les regarder, il leur ôte de leur insipidité, il a surpris leur étincelle. Prétendre compter chez lui ces sortes de portraits, ce serait compter les sables de la mer, avec cette différence qu'ici les grains de sable ne se ressemblent pas. On ne peut porter l'œil sur une page des Mémoires sans qu'il en sorte une physionomie. Dès ce premier volume on a (et je parle des moindres) Crécy, Montgommery, et Cavoye, et Lassay, et Chandenier; qui donc les distinguerait sans lui? et ce Dangeau si comique à le bien voir, qui a reconquis notre estime par ses humbles services de gazetier auprès de la postérité, mais qui n'en reste pas moins à jamais orné et chamarré, comme d'un ordre de plus, de la description si complète et si diver

tissante qu'a faite de lui Saint-Simon. Que s'il arrive aux plus grandes figures, son pinceau s'y égale aussitôt et s'y proportionne. Ce Fénelon qu'il ne connaissait. que de vue, mais qu'il avait tant observé à travers les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, quel incomparable portrait il en a donné! Voyez-le en regard de celui de Godet, l'évêque de Chartres, si creusé dans un autre sens. S'il y a du trop dans l'un et dans l'autre, que ce trop-là aide à penser, à réfléchir, et comme, après même l'avoir réduit, on en connaît mieux les personnages que si l'on était resté dans les lignes d'en deçà. et à la superficie! Et quand il aura à peindre des femmes, il a de ces grâces légères, de ces images et de ces suavités primitives, presque homériques (voir le portrait de la duchesse de Bourgogne), que les peintres de femmes proprement dits, les malicieux et coquets Hamilton n'égalent pas. Mais avec Saint-Simon on ne peut se mettre à citer et à vouloir choisir ce n'est pas un livre que le sien, c'est tout un monde. Que si on le veut absolument, on peut retrancher et supprimer en idée quelques-uns de ces portraits qui sont suspects, et où il entre visiblement de la haine; le personnage du duc du Maine est dans ce cas. En général toutefois le talent de Saint-Simon est plus impartial que sa volonté, et s'il y a une grande qualité dans celui qu'il hait, il ne peut s'empêcher de la produire. Et puis, oserai-je dire toute ma pensée et ma conviction? ce n'est pas une bonne marque à mes yeux. pour un homme que d'être trèsmaltraité et défiguré par Saint-Simon il ne s'indigne jamais si fort que contre ceux à qui il a manqué de certaines fibres. Ce qu'il méprise avant tout, ce sont les gens << en qui le servile surnage toujours, » ou ceux encore à qui la duplicité est un instrument familier. Quant aux autres, il a beau être sévère et dur, il a des compensations. Mais je ne parle que de portraits et il y a

bien autre chose chez lui, il y a le drame et la scène, les groupes et les entrelacements sans fin des personnages, il y a l'action; et c'est ainsi qu'il est arrivé à ces grandes fresques historiques parmi lesquelles il .est impossible de ne pas signaler les deux plus capitales, celle de la mort de Monseigneur et du bouleversement d'intérêts et d'espérances qui s'opère à vue d'œil cette nuit-là dans tout ce peuple de princes et de courtisans, et cette autre scène non moins merveilleuse du lit de justice au Parlement sous la Régence pour la dégradation des bâtards, le plus beau jour de la vie de SaintSimon et où il savoure à longs traits sa vengeance. Mais, dans ce dernier cas, le peintre est trop intéressé et devient comme féroce: la mesure de l'art est dépassée. Quoi qu'il en soit des remarques à faire, ce n'est certes pas exagérer que de dire que Saint-Simon est le Rubens du commencement du dix-huitième siècle,―un Rubens avec des dessous de Rembrandt.

La vie de Saint-Simon n'existe guère pour nous en dehors de ses Mémoires; il y a raconté, et sans trop les amplifier (excepté pour les disputes et procès nobiliaires), les événements qui le concernent. A défaut de la fille du duc de Beauvilliers, il se maria à la fille aînée du maréchal de Lorges; la bonté et la vérité du maréchal, de ce neveu et de cet élève favori de Turenne, l'attiraient, et l'air aimable et noble de sa fille, je ne sais quoi de majestueux, tempéré de douceur naturelle, le fixa. Il lui dut un bonheur domestique constant et vécut avec elle dans une parfaite fidélité. Il n'avait que vingt ans alors, était duc et pair de France, gouverneur de Blaye, gouverneur et grand bailli de Senlis, et commandait un régiment de cavalerie : « Il sait, disait le Mercure galant dans une longue notice sur ce mariage et sur ses pompes, envoyée probablement par lui-même, il sait tout ce qu'un homme de

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