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vous la raconter telle qu'elle est.

En même tems il er

fit le récit à peu près de cette forte.

CHAPITRE VII.

Hiftoire du Garçon Barbier.

prends la chofe de loin, après avoir été pendant cinquante ans barbier du village d'Olmédo, mourut, et laiffa quatre fils. L'ainé, nomme Nicolas, s'empara de fa boutique, et lui fuccéda dans la profeffion. Bertrand, le puiné, fe mettant le commerce en tête, devint marchand mercier. Thomas, qui étoit le troifieme, fe fit maître d'ecole. Pour le quatrieme, qu'on appelloit Pedro, comme il fe fentoit né pour les belles-lettres, il vendit une petite portion de terre qu'il avoit eue pour fon partage, et alla demeurer à Madrid, où il espéroit qu'un jour il fe feroit diftinguer par fon favoir et par fon efprit. Ses trois autres frères ne fe féparèrent point. Ils s'établirent à Olmédo, en fe mariant avec des filles de laboureurs, qui leur apportèrent en mariage peu de bien, mais en récompenfe une grande fécondité. Elles firent des enfans comme à l'envi l'une de l'autre.

Ma mere,

femme du barbier, en mit au monde fix pour fa part dans les cinq premieres années de fon mariage. Je fus du nombre de ceux là. Mon pere m'apprit de très bonne heure à rafer; et lorfqu'il me vit parvenu à l'âge de quinze ans, il me chargea les épaules de ce fac que vous voyez, me ceignit d'une longue épée, et me dit, Va, Diégo, tu ès en état préfentement de gagner ta vie, va courir le pays. Tu as befoin de voyager, pour te dégourdir, et te perfectionner dans ton art. Pars, et ne reviens à Olmédo qu'après avoir fait le tour de l'Espagne. Que je n'entende point parler de toi avant ce tems-là. En achevant ces paroles, il m'embraffa de bonne amitié, et me pouffa hors du logis.

Tels furent les adieux de mon pere. Pour ma mere, qui avoit moins de rudeffe dans les mœurs, elle parut plus fenfible à mon départ. Elle laiffa couler quelques larmes, et me gliffa même dans la main un ducat à la derobée. Je fortis donc ainfi d'Olmédo, et pris le chemin de Ségovie. Je n'eus pas fait deux cens pas, que je

m'arrêtai

m'arrêtai pour vifiter mon fac. J'eus envie de voir ce qu'il y avoit dedans, et de connoftre précifément ce que jepoffédois. J'y trouvai une trouffe où étoient deux rafoirs, qui fembloient avoir rafé dix générations, tant ils étoient ufés, avec une bandelette de cuir pour les repaffer, et un morceau de favon. Outre cela, une chemise de chanvre toute neuve, une vieille paire de fouliers de mon pere, et ce qui me réjouit plus que tout le refte, une vingtaine de réaux enveloppés dans un chiffon de linge. Voilà quelles étoient mes facultés. Vous jugez bien par-là, que Maître Nicolas, le barbier, comptoit beaucoup fur mon favoir-faire, puifqu'il me laiffoit partir avec fi peu de chofe. Cependant la poffeffion d'un ducat et de vingt réaux, ne manqua pas d'éblouir un jeune homme qui n'avoit jamais eu d'argent. Je crus mes finances inépui fables, et tranfporté de joie je continuai mon chemin, en regardant de moment en moment la garde de ma rapiere, dont la lame me battoit à chaque pas le mollet, ou s'embarraffoit dans mes jambes,

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J'arrivai fur le foir au village d'Ataquinés, avec un très rude appétit ; j'allai loger à l'hôtellerie et comme fi jeuffe été en état de faire de la dépenfe, je demandai d'un ton haut à fouper. L'hôte me confidéra quelque tems, et voyant à qui il avoit affaire, il me dit d'un air doux: ça, mon gentilhomme, vous ferez fatisfait, on va vous traiter comme un prince. En parlant de cette fort, il me mena dans une petite chambre, où il m'apporta, un quart d'heure après, un civé de matou, que je mangeai avec la même avidité que s'il eût été de lievre ou de lapin. Il accompagna cet excellent ragoût d'un vin qui étoit fi bon, difoit-il, que le Roi n'en buvoit pas de meilleur. Je m'apperçus pourtant que c'étoit du vin gâté, mais cela ne m'empêcha pas d'y faire autant d'honneur qu'au matou. Il falut enfuite, pour achever d'être traité comme un prince, que je me couchaffe dans un lit plus propre à caufer l'infomnie qu'à l'ôter. Peignez-vous un grabat fort étroit, et fi court que je ne pouvois étendre les jambes, tout petit que j'étois. D'ail leurs, il n'avoit pour matelas et lit de plume, qu'une fimple paillaffe piquée, et couverte d'un drap mis en double, qui depuis le dernier blanchiffage avoit fervi peut

être

être à cents voyageurs. Néanmoins, dans ce lit que je viens de représenter, l'eftomac plein du civé et de ce vin délicieux que l'hôte m'avoit donné, graces à ma jeuneffe et à mon tempérament, je dormis d'un profond fommeil, et paffai la nuit fans indigeftion.

Le jour fuivant, lorfque j'eus déjeuné et bien payé la bonne chere qu'on m'avoit faite, je me rendis tout d'une traite à Ségovie. Je n'y fus pas fitôt, que j'eus le bonheur de trouver une boutique, où l'on me reçut pour ma nourriture et mon entretien, mais je n'y demeurai que fix mois. Un garçon barbier avec qui j'avois fait connoiffance, et qui vouloit aller à Madrid, me débaucha, et je partis pour cette ville avec lui. Je me plaçai là fans peine fur le même pied qu'à Ségovie. J'entrai dans une boutique des plus achalandées. Il est vrai qu'elle étoit auprès de l'églife de Sainte Croix, et que la proximité du Theatre du Prince y attiroit bien de la pratique. Mon maître, deux grands garçons et moi, nous ne pouvions presque fuffire à rafer. J'en voyois de toutes fortes de conditions, mais entre autres des comédiens et des auteurs. Un jour deux personnages de cette derniere efpece/s'y trouvèrent ensemble. Ils commencèrent à s'entretenir des poëtes et des poéfies du tems, et je leur entendis prononcer le nom de mon oncle. Cela me rendit plus attentif à leur difcours que je ne l'avois été. Don Juan de Zavaléta, disoit l'un, èft un auteur fur lequel il me paroit que le public ne doit pas compter. C'èft un efprit froid, un homme fans imagination; fa derniere piece l'a furieusement décrié. Et Louis Vélez

de Guevara, difoit l'autre, ne vient-il pas de donner un bel ouvrage au public? A-t-on jamais rien vu de plus miferable? Ils nommèrent encore je ne fais combien d'autres poëtes dont j'ai oublié les noms; je me fouviens feulement qu'ils en dirent beaucoup de mal. Pour mon oncle, ils en firent une mention plus honorable. Ils convinrent tous deux que c'étoit un garçon de mérite. Oui, dit l'un, Don Pedro de la Fuente eft un auteur excellent. Il y a dans fes livres une fine plaifanterie mêlée d'érudition, qui les rend piquants et pleins de fel. Je ne fuis pas furpris s'il èst eftimé de la cour et de la ville, et fi plufieurs grands lui font des pensions. Il y a déjà bien

des

des années, dit l'autre, qu'il jouit d'un affez gros revenu. Il a fa nourriture et fon logement chez le Duc de Médina Céli, il ne fait point de dépenfe, il doit être fort bien dans fes affaires.

Je ne perdis pas un mot de tout ce que ces poëtes dirent de mon oncle. Nous avions appris dans la famille qu'il fefoit du bruit à Madrid par fes ouvrages. Quelques perfonnes, en paffant par Olmédo, nous l'avoient dit; mais comme il négligeoit de nous donner de fes nouvelles, et qu'il parroiffoit fort détaché de nous, de notre côté nous vivions dans une très grande indifférence' pour lui. Bon fang toutefois ne peut mentir. Dès que j'entendis dire qu'il étoit dans une belle paffe, et que je fus où il demeuroit, je fus tenté de l'aller trouver. Une. chofe m'embarraffoit, les auteurs l'avoient appellé Don Pedro. Ce Don me fit quelque peine, et je craignis que ce ne fut un autre poëte que mon oncle. Cette crainte pourtant ne m'arrêta point. Je crus qu'il pouvoit être devenu noble ainfi que bel-efprit, et je réfolus de le voir. Pour cet effet, avec la permiffion de mon maître, je m'ajuftai un matin le mieux que je pus, et je fortis de notre boutique, un peu fier d'être neveu d'un homme qui s'étoit acquis tant de réputation par fon génie. Les bar. biers ne font pas les gens du monde les moins fufceptibles de vanité. Je commençai à concevoir une grande opinion de moi, et marchant d'un air présomptueux, je me fis enfeigner l'hôtel du Duc de MédinaCéli. Je me préfentois à la porte, et dis que je fouhaitois de parler au Seigneur Don Pedro de la Fuente. Le portier me montra du doigt, au fond d'une cour, un petit escalier, et me répondit; Montez par là, puis frappez à la premiere porte que vous rencontrerez à main droite. Je fis ce qu'il me dit. Je frappai à une porte. Une jeune homme vint ouvrir, et je lui demandai fi c'étoit là que logeoit le Seigneur Don Pedro de la Fuente. Oui, me répondit-il, mais vous ne fauriez lui parler préfentement. Je ferais bien aife, lui dis-je, de l'entretenir, je viens lui apprendre des nouvelles de fa famille. Quand vous auriez, repartit-il, des nouvelles du Pape à lui dire, je ne vous introduirois pas dans fa chambre en ce moment. Il compose, et lorsqu'il travaille, il faut bien fe garder de le diftraire

de

-de fon ouvrage. Il ne fera visible que fur le midi. Allez faire un tour, et revenez dans ce tems-là.

Je fortis, et me promenai toute la matinée dans la ville, en fongeant fans-ceffe à la réception que mon oncle me feroit. Je crois, difois-je en moi-même, qu'il fera ravi de me voir. Je jugeois de fes fentiments par les miens, et je me préparois à une reconnoiffance fort touchante. Je retournai chez lui en diligence à l'heure qu'on m'avoit marquée. Vous arrivez à propos, me dit fon valet. Mon maître va bientôt fortir, attendez içi un inftant, je vais vous annoncer. A ces mots, il me laiffa dans l'antichambre. Il y revint un moment après, et me fit entrer dans la chambre de fon maître, dont le visage me frappa d'abord par un air de famille. Il me fembla que c'étoit mon oncle Thomas, tant ils se reffembloient tous deux. Je le faluai avec un profond respect, et lui dis que j'étois fils de Maître Nicolas de la Fuente, barbier d'Olmédo. Je lui appris auffi que j'exercois à Madrid.depuis trois femaines le métier de mon pere en qualité de garçon, et que j'avois deffein de faire le tour de l'Espagne pour me perfectionner. Tandis que je parlois, je m'apperçus que mon oncle rêvoit. Il doutoit apparemment s'il me defavoûeroit pour fon neven, où s'il fe déferoit adroitement de moi. Il choifit ce dernier parti. 11. affecta de prendre un air riant, et me dit, Hé bien, - mon ami, comment fe portent ton pere et tes oncles? Dans quel état font leurs affaires? Je commençai la-deffus à lui repréfenter la propagation copieufe de notre famille. Je lui en nommai tous les enfants, mâles et femelles, et je compris dans cette lifte jufqu'à leurs parains et leurs maraines. Il ne parut pas s'intéréffer infiniment à ce détail, et venant à fes fins: Diégo, reprit-il, j'approuve fort, que tu cours le pays pour te rendre parfait dans ton art, et je te confeille de ne point t'arrêter plus longtems à Madrid C'est un fejour pernicieux pour la jeuneffe, tu t'y perdrois, mon enfant. Tu feras mieux d'aller dans les autres villes du royaume, les mœurs n'y font pas fi corrompues. Va. t-en, pourfuivit il, et quand tu feras prêt à partir, viens me revoir, je te donnerai une piftole pour t'aider à faire le rour de l'Espagne. En difant ces paroles, il me mit doucement hors de la chambre, et me renvoya.

Je

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