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LE GRACIOSO

Le théâtre espagnol, qui à la fin du XVIe siècle jouait les pièces de Lopez de Vega, exerça une influence remarquable sur le génie comique français. Il fut bientôt connu et apprécié à Paris où les comédiens espagnols, de 1650 à 1672, jouèrent concurremment avec les troupes italiennes.

On sait combien de sujets sut en tirer Corneille, dont le Menteur et la Suite du Menteur se sont inspirés de la Verdad sospechosa de Juan d'Alarcon et de Amar sin saber a quien de Vega. On a analysé les sources espagnoles de Molière, celles de Lesage, qui enrichit ses romans en y insérant des scènes de Gusman, de Moreto et d'autres et on n'ignore pas que Jodelet, le valet célèbre de

Scarron, n'est qu'une imitation, fort libre du reste, de l'Amo criado de Francisco de Rojas.

On n'ignore pas non plus que la comédie de l'art italienne était connue en Espagne du temps. de Philippe II, c'est-à-dire avant les débuts des auteurs comiques du XVI et XVIIe siècle, et l'on pourrait démontrer que le théâtre de Vega, de Calderon et de Tirso n'a pas été sans subir l'influence des masques et des zanni d'Italie. Laissant de côté cette question d'ailleurs fort complexe, qui n'a rien à faire avec notre étude, nous allons jeter un coup d'œil sur le valet de la comédie espagnole que l'on nous a donné pour un des parents les plus proches du héros de Beaumarchais (*).

Dans le théâtre de Vega, de Calderon, de Castro, de Moreto et surtout de Tirso de Molina, le valet paraît presque toujours. Il y a même des pièces, où les valets sont au nombre de trois ou de quatre, mêlés aux esclaves et aux soubrettes, dont la mine fraîche et éveillée n'est pas sans avoir des airs de Suzanne.

(*) Voir, Klein · Geschichte des spanischen dramas et l'Essai sur le théâtre espagnol, par de Viel-Castel de l'Académie française. Voyez, en outre, la traduction de Lope de Vega par Eugène Baret et la traduction de Calderon par Antoine de I atour.

Le valet y est connu sous le nom de Gracioso et l'acteur qui se destinait à ce rôle, se faisait, dit-on, un bredouillement singulier, un ton de voix nasal et rond, qui donnait à son discours un très grand agrément, du moins pour des oreilles familiarisées à ces inflexions. Il ne paraissait jamais sans exciter de grands éclats de rire, qui redoublaient dès qu'il ouvrait la bouche; car on le considérait, le plus souvent, comme le bouffon de la comédie.

Le gracioso prenait aussi fort souvent des libertés avec le public et Alphonse Royer, dans sa préface au théâtre de Tirso de Molina, en citant le chroniste Caramuel, nous raconte: « qu'à l'une des représentations de Buen-Retiro le gracioso Juan Rana, jouant le rôle d'un alcade censé faire les honneurs d'un palais à des étrangers, leur montrait les peintures qui décoraient la salle et dont il vantait la richesse. Tout-à-coup il s'arrête devant deux dames très fardées, occupant des places très rapprochées de la scène et il dit à ses interlocuteurs, comme si cela faisait partie de son rôle: « Contemplez, je vous prie, ces peintures, comme elles sont bien travaillées, il ne leur manque que la parole, et, si elles ouvraient la bouche on les

croirait vivantes. On ne dit pas que le roi (Philippe IV) trouva la plaisanterie mauvaise ".

Dans les pièces de Vega et de Calderon le rôle du Gracioso est borné à peu de scènes; il y paraît quelquefois en confident de son maître, mais généralement, il n'est que l'exécuteur de ses ordres. Pour ce qui est de sa verve comique, ce sont presque toujours des équivoques assez froides, des jeux de mots indécents et souvent même des plaisanteries triviales. Il ne déploie presque jamais cet esprit de ressources, cette fantaisie riche en expédients, qu'on a reconnu au valet latin et italien. Ce n'est pas lui qui domine la scène et que les amoureux et les jeunes maîtres à bout d'argent et de ressources, invoquent comme leur divinité protectrice; le gracioso de Lopez et de Calderon obéit aux ordres qu'il a reçus sans rien entreprendre pour son propre compte et les traits les plus saillants de son caractère sont la gourmandise, un esprit badin parfois légèrement satirique, et la peur qui le fait ressembler à Scaramouche.

Dans sa comédie, El domine Lucas, Lopez nous présente Decio, un valet poltron que le moindre petit bruit fait frissonner; et Calderon, dans Los empeños de seis horas, nous fait voir Quatrin, qui,

au moment où son maître se bat pour défendre sa vie, cherche un refuge sur un arbre et au commissaire de police, qui lui ôte son épée "ma foi ôtez, dit-il, je vous l'aurais donnée si vous l'aviez demandée! n

On voit à tout moment des valets, qui se sauvent ou qui crient miséricorde; mais lorsqu'il n'y a rien à craindre, ils savent tirer profit de leur condition; ils acceptent une domesticité obscure pourvu qu'elle soit nourrissante, bravent tout le monde et en content aux soubrettes.

Cependant en y regardant de près, le gracioso a un autre trait qui, depuis ses origines, lui est caractéristique. Il représente le bon sens populaire, qui se tient à la réalité de la vie et qui forme un contraste aux rêves extravagants et aux fantaisies malades de ses seigneurs. Car c'est bien un étrange théâtre que celui que nous avons sous les yeux. Les héros de Lopez et de Calderon naissent, vieillissent et meurent dans le cours d'une représentation; ils parcourent la terre du couchant à l'orient, du midi au nord; quelquefois ils volent dans les airs, affrontent des aventures romanesques, qui passent les bornes du vraisemblable et à tout moment on voit des jeunes fille enlevées, des gens

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