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acquis au domaine public: dans cette hypothèse, les augmentations posthumes auraient été acquises au public, en vertu des règles spéciales à cette matière, que nous exposerons dans la suite du présent chapitre : il s'agissait d'augmentations qui, étant l'ouvrage d'un auteur vivant, demeuraient à la libre disposition de cet auteur; celui-ci était maître de les publier séparément ou de les joindre à tel autre ouvrage que bon lui semblait, sans que cette adjonction les incorporât à cet ouvrage comme des accessoires qui, en devenant désormais inséparables, fussent attirés définitivement à son caractère légal.

Je n'hésite donc pas à penser que cet arrêt est fort susceptible de critique. Il n'a, au reste, pas servi de règle à la jurisprudence, qui s'est, à bon droit, prononcée ultérieurement en sens contraire.

MM. Brousse (1) et Dalloz (2) ont été conduits par cet arrêt à une doctrine que je ne puis approuver.

M. Brousse s'exprime ainsi : « L'auteur qui complète par son travail l'ouvrage qu'un autre a déjà publié, a-t-il, pour ses additions, une propriété particulière et indépendante de celle de l'auteur primitif? Non. Les additions suivent le sort de la production première, et tombent avec elle dans le domaine public. » Il cite, à l'appui de cette opinion, l'espèce suivante. Le libraire Garnery était cessionnaire des droits appartenant à Anquetil comme auteur d'une Histoire de France. Anquetil était mort en septembre 1806, et Garnery avait publié en 1813 une seconde édition, revue, corrigée et considérablement augmentée. Les libraires Janet et Cotelle, ayant réimprimé l'ouvrage en 1816 d'après le texte de la seconde édition, furent poursuivis comme contrefacteurs: on leur reprochait d'avoir réimprimé, non l'ouvrage publié du vivant d'Anquetil, mais l'ouvrage augmenté de nom

(1) Répertoire de Favard de Langlade, PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE, S 1, 111, IV, v et x.

. (2) Jurispr. générale, PROPRIÉTÁ LITTÉRAIRE, p. 466 et 469.

breuses additions publiées en 1813, et dont l'auteur était M. le comte de Vaublanc, le même qui depuis fut ministre de l'intérieur.

M. Brousse ne donne pas le texte de l'arrêt rendu dans cette affaire par la chambre d'accusation de la cour royale de Paris, le 13 août 1819. Il est ainsi conçu dans la partie relative aux additions (1): « En ce qui touche les additions faites à l'Histoire de France; considérant qu'une partie de ces additions données à l'auteur et trouvées dans sa succession doivent être considérées comme œuvres posthumes, auxquelles le privilège de la loi ne peut s'appliquer qu'autant qu'elles seront publiées séparément; considérant, en ce qui touche les autres additions livrées directement à Garnery par Vaublanc, qu'elles ont été publiées sous le nom d'Anquetil, et qu'elles ne forment pas le quart de l'ouvrage, condition exigée par le règlement du 30 août 1777 pour assurer à un auteur vivant son droit de propriété; confirme l'ordonnance du tribunal de première instance du 29 juin 1819 déclarant qu'il n'y a lieu à suivre. » Des motifs de cet arrêt, il en est un que je ne puis adopter : c'est celui qui regarde la disposition du règlement de 1777 comme encore applicable. Du reste, l'arrêt se justifie parfaitement par ces deux considérations qu'une partie des additions étant devenue la propriété d'Anquetil se trouvait, quant à sa succession, investie du même caractère que ses œuvres posthumes; et que les autres additions, ayant été publiées sous son nom, se trouvaient, à l'égard du public, soumises aux mêmes règles que si elles avaient été l'ouvrage de cet auteur.

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Que doit-on, se demande plus loin M. Brousse, décider à l'égard des commentateurs? Après avoir pris pour hypothèse l'exemple des commentaires de MM. Auger et Aimé Martin, l'un sur Molière, l'autre sur Racine, il répond: « Nous sommes portés à croire qu'il n'y a point, dans ce cas, de pro

(1) Journal de la librairie, 1820, p. 379.

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priété exclusive. Ces commentaires sont des accessoires qui participent de la nature du texte qu'ils expliquent et si ce texte est dans le domaine public, ils y entrent immédiatement. >> Cette solution est parfaitement conséquente à la première; je les réfuterai toutes deux en même temps.

« On a demandé, dit M. Dalloz, si l'auteur qui complète, par son travail, l'ouvrage qu'un autre a déjà publié, a, pour ses additions, une propriété particulière et indépendante de celle de l'auteur primitif. La négative semble résulter de ce que l'accessoire, c'est-à-dire les additions, suit le sort de la composition principale, et tombe avec elle dans le domaine public, s'il y a lieu. » Après avoir cité M. Brousse à l'appui de cette opinion, M. Dalloz ajoute : « La même décision doit s'appliquer au cas où l'édition de l'ouvrage n'est devenue propriété publique qu'après la publication des additions qui y ont été comprises, et au cas où les additions ont été faites à un ouvrage déjà tombé dans le domaine public. C'est à cette dernière hypothèse que se rapporte l'arrêt rendu par la cour de cassation, le 23 octobre 1806. » A l'égard des commentaires, M. Dalloz, moins logique en ce point que M. Brousse, n'adopte qu'en partie l'opinion de cet auteur, qu'il combat comme trop absolue. Après avoir cité un récent commentaire sur Rabelais, exemple auquel il aurait pu, à tout aussi bon droit, ajouter celui des habiles commentaires d'Auger et de M. Aimé Martin, cités par M. Brousse lui-même, M. Dalloz ajoute : « Peut-être pourrait-on distinguer entre un commentaire de cette espèce, qui forme un ouvrage à part, et les simples notes qui ne seraient que des explications philologiques compilées sur les travaux des commentateurs précédens. >>

Le tempérament apporté par M. Dalloz aux conséquences de l'opinion qu'il exprime contre les auteurs d'additions faites à un ancien ouvrage, me semble tout-à-fait insuffisant, et je n'hésite pas à dire qu'un droit exclusif existe pour ces additions, comme pour les notes et commentaires, aussi bien que pour les autres genres d'écrits.

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On comprend que, s'il s'agit d'augmentations ou corrections faites par l'auteur lui-même, l'ancien texte tombe et s'anéantisse devant le texte modifié; aussi est-ce avec juste raison que la législation sur les additions posthumes veille à ce que le texte déjà acquis au domaine public n'en sorte pas par l'établissement d'un privilège sur les changemens émanés de l'auteur. J'entends comment ici on parle du droit d'accession, car l'accessoire ainsi uni au principal ne pourra plus en être séparé. Mais lorsqu'il s'agit du travail fait par un auteur autre que celui du premier texte, quoi de plus facile que de distinguer la partie nouvelle de la partie ancienne? Qui empêche de réimprimer l'ouvrage primitif ou d'y faire d'autres corrections, d'autres retranchemens, d'autres additions? Il n'y a plus ici de mélange complet, plus de distinction impossible; partant, il n'y a plus de nécessité de recourir aux règles de l'accession.

Si l'ouvrage ainsi remanié demeure inférieur à l'ouvrage primitif, ce qu'il faut se garder d'appeler une vaine hypothèse, car les exemples en sont nombreux, le public n'est privé de rien d'utile, puisque l'œuvre première demeure dans son domaine et à la libre disposition de tous.

Si l'ouvrage remanié est supérieur à l'œuvre originale, pourquoi le travail de celui qui l'a améliorée se trouverait-il excepté de la protection générale garantie aux moindres productions de l'esprit? Sans doute c'est par les corrections des auteurs eux-mêmes que les œuvres de génie et d'imagination se perfectionnent; car un grand auteur sait se corriger; et tandis que la médiocrité fastueuse, ou les talens incomplets, trouvent commode de soutenir l'une par l'autre leur vanité et leur paresse en proclamant l'impuissance de s'améliorer, et en adorant les négligences et les écarts de leur première inspiration, le vrai talent, la conscience littéraire délicate, fait, en se corrigeant, acte de respect envers soi-même et envers le public. Mais si, dans ces sortes d'ouvrages, il y a peu de cas à faire des corrections étrangères, s'il n'y a pas assez de

ridicule pour les téméraires qui ont porté la main sur les monumens élevés par des grands hommes, au contraire, pour une multitude de productions dans lesquelles l'œuvre d'art n'est que l'accessoire, rien ne fait obstacle à ce que le travail de plusieurs passe et repasse sur un premier canevas. Un bon dictionnaire, une bonne biographie, un bon livre élémentaire, une bonne traduction sortiront de ces élaborations successives; et il est plus honnête de s'appuyer ouvertement sur d'anciens textes que de faire passer ses travaux personnels en la compagnie d'innombrables plagiats.

Faut-il décourager tous ces utiles travaux? Ce serait porter une grave atteinte aux droits des éditeurs consciencieux et des continuateurs; ce serait commettre une injustice, et tuer la poule aux œufs d'or.

Si je voulais citer des exemples, ils se présenteraient en foule. J'en choisirai un qui ne sera récusé par aucun jurisconsulte. Le savant Répertoire de Merlin, vaste magasin de richesses juridiques, où sont déposées tant de doctes recherches, tant de traditions sûres, tant de trésors d'une logique ferme et fine, s'est formé par des additions successives introduites dans le cadre du médiocre ouvrage de Guyot. Si, dès les premières éditions données du dictionnaire de Guyot par le jurisconsulte de premier ordre qui régnera long-temps sur la jurisprudence française, chacun s'était cru autorisé à s'emparer des additions apportées au recueil de celui qu'il consentait à prendre pour son devancier, ce monument ne se serait point élevé. Tous les exemples ne sont pas aussi saillans; les additions ne surpassent pas toujours d'une telle hauteur l'ouvrage auquel elles s'appliquent; mais ne suffit-il pas d'avoir amélioré un livre pour jouir seul des améliorations dont on l'a enrichi? Chacun peut s'emparer de l'ouvrage primitif de Guyot, et tenter, à son tour, de le compléter et de l'agrandir. Si personne ne l'ose après Merlin, c'est apparemment parce que ses additions écartent toute pensée de concurrence. Mais est-ce done un motif pour lui en ravir le fruit?

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