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Les mêmes raisonnemens seront applicables à des ouvrages de moindre valeur. On a vu certains ouvrages élémentaires en possession de la faveur publique servir de canevas et de point de départ pour des élaborations successives qui, changeant successivement et pièce à pièce l'œuvre première, ont fini, comme le vaisseau de Thésée, par n'en conserver que le nom. Chacun des auteurs qui est ensuite venu travailler sur ce texte a droit exclusif sur son édition, sur son travail, sauf à toute personne le droit de faire, sur le même texte, un autre travail, une autre édition.

Le tribunal correctionnel de la Seine, par jugement du 5 mai 1818, a condamné comme contrefacteur l'éditeur de la Grammaire Française de Lhomond, revue, corrigée et augmentée par Letellier (1). Lhomond était mort le 31 décembre 1794: ses ouvrages étaient donc tombés dans le domaine public à l'époque de la réimpression condamnée; et ce sont les corrections et additions de Letellier qui ont pu seules motiver la condamnation.

En résumé, les additions faibles ou considérables faites à un ouvrage n'appartiennent qu'à leur auteur.

Ce n'est pas à dire que celui qui copiera des augmentations de très peu de valeur sera facilement condamné comme contrefacteur; il échappera habituellement à une condamnation; mais ce ne sera pas en vertu d'un droit d'accession, ce sera par application des principes spéciaux en cette matière que nous avons exposés dans le précédent chapitre, et parce que les passages par lui copiés seront jugés de trop mince valeur pour constituer autre chose qu'un plagiat. Si quelques faibles augmentations sont jointes et mêlées à d'autres, si, au lieų d'être servilement copiés, les passages empruntés ont été en partie refondus, ont subi des déplacemens, des modifications, des retranchemens, les juges, maîtres de l'appréciation des faits, se prêteront à écarter la qualification de contrefaçon.

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Si les augmentations sont considérables, si une part véritablement importante en est copiée, si le nom et l'autorité de l'augmentateur sont usurpés pour donner crédit à une édition rivale de la sienne, la condamnation deviendra juste, et devra être inévitable.

Il en est des notes et commentaires comme des additions. Ils ne donnent pas droit sur l'ouvrage annoté ou commenté mais ils forment, par eux-mêmes, un ouvrage, susceptible, comme tout autre, d'un droit exclusif.

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La cour royale de Paris, par arrêt du 23 juillet 1828 (1), confirmatif d'un jugement du 19 juin précédent, a condamné comme contrefacteur le libraire Amable Coste qui, dans une réimpression des œuvres du cardinal Maury, avait copié les notes de l'éditeur et le titre suivant: nouvelle édition publiée sur les manuscrits autographes de l'auteur, par Louis Siffrein Maury son neveu.

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La même doctrine est consacrée par un arrêt de la même cour du 9 novembre 1831 (2), à l'occasion de la réimpression de notes et formules rédigées par M. Mars et qui avaient été imprimées par lui avec une instruction adressée aux juges de paix par le parquet du tribunal de la Seine: «Attendu que les notes de Mars, reproduites par de Foulan, sont distinctes et séparées de l'Instruction tombée dans le domaine public à la

(1) Gaz. des trib. 13 et 20 juin, et 25 juillet, 1828.

(2) Dalloz, 1835, 2, 117 et 1838, 2, 23. M. Gastambide (n. 7), à la suite d'une fort bonne discussion contre l'arrêt de la cour de cassation du 23 octobre 1806, dit, en citant l'arrêt du 9 novembre 1831, qu'il semble avoir décidé la question dans le même sens. C'est une erreur de fait. Si la cour de Paris a insisté sur la séparation existante entre l'instruction et les notes, c'est parce qu'il s'agissait, d'une part, d'une instruction de domaine public officiellement émanée du parquet; d'autre part, de notes dont le secrétaire du parquet était l'auteur, et qui auraient fait partie intégrante de l'instruction officielle si elles eussent été confondues dans son texte. Les notes et formules étaient, du reste, imprimées au bas des pages et à la suite de l'instruction; et l'arrêt, en en conservant le privilège exclusif, a très expressément consacré par là le droit des annotateurs.

quelle elles servent d'annotations et de commentaires ; qu'elles ne se trouvent pas confondues dans le texte de l'Instruction et que, par conséquent, de Foulan ne pouvait s'arroger le droit de les insérer, ainsi qu'il la fait, dans le troisième volume de l'édition par lui faite du Manuel des juges de paix. »

Un autre arrêt de la même cour, du 28 juin 1833, a considéré comme contrefaçon la réimpression d'additions notables fondues et intercalées dans le texte d'un ancien dictionnaire, Pocket dictionary de Nugent. (1)

La question de propriété des notes a été de nouveau débattue à l'occasion des emprunts faits dans une édition des œuvres complètes de Voltaire par un nouvel éditeur, M. Furne, à un précédent éditeur M. Beuchot. Cette question a été résolue affirmativement; mais il a, en même temps, été décidé que, dans l'espèce, le propriétaire des notes n'avait point éprouvé de préjudice. Les premiers juges avaient tiré de là pour conséquence qu'il n'y avait pas contrefaçon et que les dépens devaient être supportés par le plaignant. La cour, en réformant le jugement sur ce point, a borné les dommagesintérêts à la condamnation aux dépens (2). Le jugement, du 4 juillet 1835, est ainsi conçu:<< Attendu que la loi du 19 juillet 1793 garantit aux auteurs d'écrits en tous genres un droit exclusif de propriété sur les ouvrages qu'ils composent; que si elle énonce particulièrement les fruits du génie, elle énonce expressément aussi les productions de l'esprit ; qu'il résulte de la généralité des termes de ladite loi que les notes publiées sur un ouvrage tombé dans le domaine public, qu'elles en soient ou non séparées, doivent être considérées comme la propriété de leur auteur, lorsqu'elles présentent une véritable production de l'esprit et que d'ailleurs elles ajoutent par leur nature et par leur importance au prix de l'ouvrage au

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quel elles s'appliquent; attendu que les notes de Beuchot, loin d'être la simple copie d'un ou plusieurs ouvrages, ont été, pour la plupart, le produit de conceptions propres à l'auteur et forment une œuvre importante par leur étendue et le caractère de leur composition; que dès-lors Beuchot a droit de réclamer la propriété exclusive desdites notes; attendu néanmoins que, pour qu'il y ait contrefaçon, il ne suffit pas d'un emprunt quelconque à un ouvrage; que cet emprunt doit être notable et dommageable; attendu que si Furne a pris dans l'édition des œuvres de Voltaire éditée par Beuchot un assez grand nombre de notes qu'il a littéralement transcrites dans son édition du même ouvrage, ces emprunts ne sont pas assez considérables pour porter préjudice à Beuchot et constituer le délit de contrefaçon; qu'au surplus Furne a cessé de reproduire les notes de Beuchot depuis la plainte, et qu'il a même offert de supprimer l'avis par lui placé en tête de la première livraison de son édition, que Beuchot a signalé comme pouvant faire croire qu'il coopérait à la publication de ladite édition, et de remplacer ledit avis, dans la plus prochaine livraison qu'il publiera, par un nouvel avis annonçant qu'il a renoncé et renonce à reproduire désormais les notes de Beuchot, comme aussi de supprimer dans les livraisons publiées et sur les clichés la note 57 de la vie de Voltaire formant 83 lignes; Par ces motifs, donne acte à Beuchot des offres faites par Furne; renvoie Furne des fins de la plainte, et condamne Beuchot aux dépens liquidés à 7 fr. 20 c. » - Voici le texte de l'arrêt du 7 novembre 1835: « La cour, en ce qui touche la propriété réclamée par Beuchot des notes reproduites par Furne dans l'édition publiée par ce der nier: adoptant les motifs des premiers juges; considérant, d'ailleurs, que l'emprunt des notes dont il s'agit a été fait sans le consentement de Beuchot, et n'a été interrompu que par la plainte ; que ledit emprunt, de sa nature dommageable, le serait devenu d'une manière plus grave et plus notable par sa continuité, et constituerait, dès-lors, la contrefaçon définie

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par l'article 425 du code pénal; que, dans les circonstances de la cause, les offres de Furne, quant aux publications distribuées, et ses engagemens à l'égard de celles qui doivent suivre, désintéressent la partie civile, hors en ce qui concerne les dépens, qui, occasionés par Furne, doivent être mis à sa charge, et qu'au surplus l'action publique se trouve éteinte par le défaut d'appel du ministère public; met l'appellation et ce dont est appel au néánt; émendant, décharge Beuchot des condamnations contre lui prononcées; donne acte à Beuchot des offres faites par Furne en première instance et par lui réitérées à l'audience, et le maintient dans la propriété exclusive des notes dont il s'agit; condamne Furne aux dépens des causes principale et d'appel pour tous dommages-intérêts; et sous le bénéfice de cette disposition, renvoie Furne de toutes plus amples demandes. >>

Le tribunal correctionnel de la Seine, par jugement du 13 janvier 1837 (1) rendu au profit de Méquignon junior contre Meyer et Périsse de Lyon, a jugé : « que dans la généralité des expressions de la loi de 1793 se trouvent évidemment compris tous les travaux d'annotation, d'ordre et de classification, qui, bien que faits sur un ouvrage tombé dans le domaine public, n'en sont pas moins la propriété de l'auteur, et ne peuvent accéder au domaine public qu'après le terme fixé par la loi pour opérer cette accession. »

La jurisprudence sur les commentaires et les notes, comme sur les additions, est en Angleterre la même qu'en France. « On délivre toujours, dit Godson (2), une injonction pour interdire l'impression des notes publiées avec une nouvelle édition d'un ancien livre. On fit défenses à une personne d'imprimer le Paradis perdu de Milton avec des notes du docteur Newton, bien que chacun ait la faculté de publier de nouveau le texte du Paradis perdu. Dans cette circonstance,

(1) Journal de la librairie, 1837. Feuilleton, no 5.

.(2). Ch. III, § 5, no 2.

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