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Les pouvoirs publics, institués pour gouverner, non-seulement dans l'intérêt général mais aussi dans l'intérêt de chaque citoyen pris individuellement, ne font point acte de propriété lorsqu'ils créent et promulguent des lois.

C'était un des plus graves abus des anciens privilèges, que de soumettre au monopole les édits et ordonnances. Les privilèges en étaient tantôt donnés, tantôt vendus, la plupart du temps à des imprimeurs ou libraires, mais quelquefois aussi à d'autres personnes. C'est ainsi qu'en 1667 le duc de La Feuillade fut gratifié du privilège pour l'impression des ordonnances de Louis XIV. Afin de pallier les inconvéniens d'un tel monopole, plusieurs arrêts du conseil avaient établi des tarifs au-dessus desquels les ordonnances ne pouvaient pas être vendues.

L'abolition de ce monopole fut comprise dans la destruction générale des privilèges, et elle ne fut jamais mise en question depuis 1789 jusqu'au décret impérial du 6 juillet 1810, qui, sans le rétablir expressément, constitua en faveur des publications officielles une priorité, et défendit à toutes personnes, sous peine de confiscation, d'imprimer et de débiter les sénatus-consultes, codes, lois et règlemens d'administration publique, avant leur insertion et publication par la voie du Bulletin au chef-lieu du département.

Ce n'était point dans des intentions de monopole, c'était dans une pensée de censure que ce privilège d'antériorité était établi. Le prétexte mis en avant dans le préambule du décret et dans le rapport du ministre (1) est de prévenir le danger des éditions fautives qui peuvent égarer les parties, leurs conseils, et même quelquefois les juges. Un motif moins futile, mais secret, de cette prohibition, était de laisser au gouvernement plus de facilité pour retenir dans l'om

(1) Voir tome 1er, p. 398. Ce rapport, ainsi que la plus grande partie de ceux que j'ai donnés dans le premier volume sur les divers décrets rendus sous l'empire, n'avait jamais été imprimé.

bre un certain nombre de mesures que l'on trouvait commode de soustraire au contrôle de l'opinion, devenue, sans doute, molle et impuissante à cette époque, mais qui toutefois gênait encore malgré sa faiblesse. M. Isambert, dans la notice placée en tête de son Recueil des lois et ordonnances, volume de 1814, attribue spécialement ce décret de 1810, au désir de cacher: « le scandaleux exemple d'une effroyable banqueroute, organisée dans le secret, et consommée par deux décrets: ceux des 25 février 1808 et 13 décembre 1809 qui ont fermé la liquidation de la dette publique, et qui ont ordonné le brûlement des titres. Pour empêcher, continue M. Isambert, que cette infamie ne fût mise au grand jour, l'Empereur rendit le décret du 6 juillet 1810..... Aussi, dans les dernières années de ce gouvernement qui aimait à frapper dans l'ombre, un très grand nombre de décrets impériaux d'une très haute importance n'ont-ils pas été publiés, et n'en ont-ils pas moins reçu leur pleine et entière exécution. >>

En regard de ce décret de 1810, annoncé dans son préambule comme devant prévenir les altérations et les erreurs, on peut mettre un passage de ce fameux sénatus-consulte du 3 avril 1814, par lequel le sénat-conservateur, flétrissant des actes auxquels il s'était associé tantôt par sa coopération directe, tantôt par son silence, prononçait la déchéance de l'Empereur Napoléon Bonaparte; cherchant ainsi, aux risques et périls de sa propre dignité morale, à faire acte de pouvoir public dans le changement de constitution qu'au même instant le principe de légitimité revendiquait comme émanant de son seul droit:

« Que la liberté de la presse, établie et consacrée comme l'un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de la police, et qu'en même temps il s'est toujours servi de la presse pour remplir la France et l'Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme, et d'outrages contre les gouvernemens étrangers; que des actes et rapports entendus

per le sénat ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite. »>

La même année, le 28 décembre 1814, une ordonnance royale, en réglant les objets desquels l'imprimerie royale devait être exclusivement chargée, y comprenait article 8. 3o << l'impression, distribution et débit des lois, ordonnances, règlemens et actes quelconques de l'autorité royale; renouvelant à cet effet, et en tant que de besoin, les dispositions des arrêts du conseil du mois d'août 1717 et du 26 mars 1789. » Il est curieux de se référer à l'édit d'août 1717; et la légèreté avec laquelle, en 1814, les rédacteurs de l'ordonnance royale ont, en tant que de besoin, renouvelé ses dispositions, m'a paru si inconcevable, que je n'ai pu y croire qu'après avoir pris le soin de vérifier le texte original de l'ordonnance, et après m'être assuré qu'aucun arrêt, ni édit, n'avait été rendu, à la même date, sur une matière analogue. J'avais même pensé d'abord qu'il y avait eu erreur dans la citation, et que c'était aux règlemens généraux d'août 1777 que l'on avait voulu se référer; mais ces règlemens ne contiennent rien qui ait trait aux lois, ordonnances et actes de l'autorité.

<<< Nous avons, dit l'édit de 1717, par le présent édit perpétuel et irrévocable, fait très expresses inhibitions et défenses à tous graveurs, imprimeurs, libraires et autres, de graver, imprimer, vendre et débiter des formules ou cartouches pareils à ceux que nous avons fait graver pour les congés militaires, à peine des galères perpétuelles. » La citation de l'arrêt du conseil du 26 mars 1789 ne mérite pas le même reproche. Cet arrêt, suivi de lettres-patentes, défend à tous libraires et imprimeurs de Paris et des provinces, autres que ceux choisis et avoués par le directeur de l'imprimerie royale, d'imprimer, vendre, ni débiter, sous quelque prétexte que ce soit, aucuns ouvrages, édits, déclarations arrêts, ordonnances militaires, et règlemens du conseil, qui auront été remis de l'ordre de S. M. à ladite imprimerie royale pour y être imprimés; le tout à peine d'amende et de

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confiscation, et autres plus grandes peines, s'il y échet.. Le monopole que l'ordonnance du 28 décembre 1814 prétendait faire revivre n'a jamais été pris fort au sérieux dans la pratique; aussi a-t-on à peine remarqué que cette disposition inexécutée a été abolie par l'article 3 d'une ordonnance du 12 janvier 1820 ainsi conçu: « Il est permis à tout imprimeur ou libraire d'imprimer ou de débiter les lois et ordonnances du royaume, aussitôt après leur publication officielle au Bulletin des lois. »

Le décret de 1810, auquel cette ordonnance de 1820 paraît se référer, est-il demeuré en vigueur?

M. Dupin, dans l'introduction de son recueil intitulé Lois concernant les lois, p. xxxix, cite le décret impérial du 6 juillet 1810 sans l'annoncer comme abrogé. Bourguignon le cite également dans sa Jurisprudence des Codes criminels, art. 426 du code pénal S vI. Pic va plus loin. Non-seulement il le comprend, no 322, au nombre des dispositions encore en vigueur, mais même il emploie une note à faire remarquer la sagesse de cette prohibition. M. Parant, Lois de la presse en 1834, donné également, comme ayant force de loi, le texte de ce décret.

Malgré ce concours de graves autorités, je n'hésite pas à penser que le décret de 1810 a été abrogé par les lois abolitives de la censure. Sans doute, dans la plupart des cas, il n'y aura pas lieu à s'enquérir de l'existence de ce décret, puisque le Bulletin des lois est l'organe habituel de publication des lois et ordonnances, qui paraissent au moment où, par cette publication même, le caractère officiel leur est conféré. Mais il est facile cependant de prévoir des cas où une publication privée pourrait, matériellement, précéder la publication officielle ; et je n'hésite pas à dire qu'alors cette publication privée serait licite, et ne pourrait donner lieu à aucun reproche. La prohibition que le décret impérial de 1810 établit est incompatible avec une législation purement répressive comme la nôtre. L'usage, au reste, a depuis long-temps

résolu la question en ce sens, et ces sortes de publications ont souvent eu lieu sans jamais être devenues l'objet de la moindre poursuite. Pendant plusieurs années, M. Isambert a ajouté à un Recueil des lois et ordonnances un supplément qui se composait d'actes omis au Bulletin des lois. Personne ne s'est jamais avisé de contester la légalité de cette utile publication. Il y a plus; des recueils officiels, tels que le Journal militaire, par exemple, publiés, les uns par l'autorité publique, les autres avec son concours, contiennent le texte d'ordonnances que le Bulletin des lois ne donne pas.

Pour les règlemens d'administration publique, comme pour les lois, la publication, à toute époque, est parfaitement libre aujourd'hui. Elle n'est soumise, ni à aucune loi de police, ni à aucune appropriation privilégiée.

61. Tout ce qui vient d'être dit ne doit pas s'entendre seulement des lois et ordonnances revêtues de la signature royale et du contreseing d'un ministre, et qui, s'annonçant ainsi comme émanant de la puissance publique, ne peuvent être réputées l'œuvre d'aucun auteur en particulier. Les mêmes principes sont applicables aux arrêtés ministériels, rapports au roi, comptes rendus, circulaires, même à toute correspondance administrative, et aux actes officiellement émanés d'un membre quelconque du gouvernement, agissant comme fonctionnaire revêtu d'une portion de l'autorité publique. Chaque acte de ce genre est, par sa nature, dévolu au domaine de tous, et est, à toute époque, et de la part de tout citoyen, un objet licite de publication.

Pendant plusieurs années de la restauration, un recueil de haute importance a paru sous le titre de Bibliothèque historique. Ce recueil, qui contenait un grand nombre d'actes émanés de fonctionnaires de tout ordre, a été fréquemment poursuivi devant les tribunaux. Dans aucun des nombreux procès qui lui ont été suscités, on ne s'est avisé de contester aux éditeurs leur droit à la publication d'actes officiels; et il est indubitable que s'ils s'étaient contentés de publier ces ac

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