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des recueils à l'usage des écoles. Il faut, de l'insertion même de ces exceptions dans la loi, conclure que des citations plus importantes seraient considérées comme contrefaçon.

L'appréciation arbitraire, et variable suivant les circonstances, qui résulte de la loi prussienne comme de la jurisprudence française, me semble de beaucoup préférable à l'indication précise d'une quotité déterminée. L'arbitraire de la loi est bien moins propre que l'arbitraire du juge à atteindre un résultat équitable dans une matière où les faits se modifient à l'infini. La loi russe de janvier 1830(1) a adopté ce système d'indication d'une quotité fixe; elle s'exprime ainsi : « Les citations ne sont pas réputées contrefaçon « pourvu 1° qu'elles ne dépassent pas le tiers du livre d'où << elles sont tirées, si le livre est de plus d'une feuille d'im<< pression; 2o que le propre texte de l'auteur dépasse deux <«<fois les citations prises par lui dans un autre qu

<<< vrage, >>

Voici, quant à la jurisprudence anglaise, comment elle est attestée par Godson (2); « Lorsqu'il s'agit de prononcer sur une citation pour savoir si elle est franche et loyale, ou si la personne qui l'a faite n'a pas été dirigée animo furandi, il faut faire attention à la quantité prise et à la manière dont on se l'est appropriée. Si l'ouvrage dont on se plaint est, en substance, une copie, alors il n'est pas nécessaire de démontrer l'intention de piller; car la majeure partie du sujet du livre ayant été prise, l'intention est évidente, et toute autre preuve est superflue : il y a, sans aucun doute, contrefaçon. Mais si une petite portion seulement de l'ouvrage a été citée, alors il devient nécessaire de prouver qu'on a agi animo furandi, avec l'intention de priver l'auteur de sa juste récom pense en donnant son ouvrage au public sous une forme moins coûteuse; et, dans ce cas, la manière dont on s'y est pris

(1) V. t. Ier, p. 287. (2) Chap. Ier, in fine.

devient sujet d'examen. En effet, il ne suffit pas, pour établir qu'il y a contrefaçon, de trouver une partie du livre d'un auteur dans celui d'un autre, à moins qu'on n'ait copié le premier presque en entier, ou qu'on n'en ait extrait assez pour qu'il en résulte (question de fait sur laquelle le jury a à prononcer) qu'on a agi avec intention coupable, et que la matière dont on a accompagné cet extrait n'a été insérée que pour masquer la fraude, »

La qualification de contrefaçon a été appliquée par arrêt de la cour royale de Paris du 13 juillet 1830 (1) à une espèce où il s'agissait de l'extrait d'un roman nouveau donné avec trop d'étendue par une feuille périodique. La cour a jugé que l'ensemble des chapitres de la Confession, par M. J. Janin, textuellement copiés par le journal le Cabinet de Lecture, suffisait pour faire connaître le plan et les détails les plus importans de l'ouvrage, et pour en empêcher l'acquisition, et que le peu de lignes qui précédaient les chapitres copiés ne pouvaient être considérées comme une critique. Cet arrêt a été rendu contre ma plaidoirie. Loin de contester les principes de droit qu'il consacre, je les invoquais dans la défense, en insistant surtout sur le peu de tort que le livre pouvait éprouver par les citations du journal, qui devait plutôt en favoriser qu'en entraver le débit. Tout le débat roulait sur l'appréciation des faits, qui varie suivant les circonstances de chaque cause..

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Il est un genre particulier de citations, dont il est fait journellement un grand abus: c'est celle des emprunts, quelquefois mutuels, quelquefois non compensés, que se font les feuilles périodiques. Je traiterai cette question dans le chapitre relatif aux objets de privilège."

11. Il y a eu lieu de décider, à plus forte raison, que c'est contrefaire un ouvrage de domaine privé que de le réimpri

(1) Dalloz, 1839, 2, 235,

mer en y ajoutant des notes ou commentaires, ou même une réfutation.

Le contraire a été jugé le 6 février 1776 par le lieutenant civil de police au profit du libraire Lejay qui avait imprimé la Henriade avec des notes critiques sous le titre de Com-mentaire sur la Henriade par feu M. de la Beaumelle, revu et corrigé par M. Fréron, contre la veuve Duchesne qui avait obtenu, le 31 août 1770, un privilège de six années pour l'impression du théâtre et des œuvres de Voltaire. Merlin, qui rend un compte détaillé (1) des débats de ce procès, fait remarquer que l'on aurait jugé autrement non-seulement sous l'empire de la loi de 1793, mais même sous la législation de 1777. Cette question ne ferait, en effet, aujourd'hui aucun doute; et nul tribunal n'hésiterait à déclarer, dans des circonstances semblables, l'existence du délit de contrefaçon.

12. Lorsque la contrefaçon, au lieu de consister en une copie hautement avouée, se dissimule et se déguise, elle devient d'une constatation difficile; et il faut une attention sérieuse pour reconnaître les caractères qui la distinguent du plagiat. C'est ici qu'il faut développer et approfondir la distinction fondamentale sur laquelle déjà nous nous sommes appuyée.

Les pensées et les paroles d'un auteur, lorsqu'elles ont été livrées au public, vont s'adresser à quiconque peut les comprendre, et s'unissent à chacune des intelligences qui les saisissent et les retiennent. Qu'on le sache ou qu'on l'ignore, l'on étend et l'on modifie ses propres pensées par cette accession de pensées étrangères qui, venant prendre place au milieu des nôtres, s'assimilent à elles, sans que, la plupart du temps, it soit possible, je ne dis pas même de s'en dépouiller, mais seulement d'en reconnaître l'origine. Nul ne se peut défendre de les fondre avec ce qu'il a d'autres pensées advenués par d'autres voies. Ce perpétuel commerce d'idées, cet

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échange inévitable qui s'opère à tous les instans par la conversation, la lecture, les arts, est un des attributs essentiels de notre nature. C'est par là que nous sommes sociables et perfectibles; par là qu'il y a pour l'espèce une vie d'amélioration et de progrès comme pour l'individu, et que les généra-i tions, à mesure qu'elles occupent la scène du monde, se trouvent dotées de ce qu'ont produit d'utile les travaux des âges qui les ont précédées. Heureux l'écrivain doué d'une individualité assez forte pour que les pensées, dont les matériaux lui sont arrivés de toutes parts, se revêtent de sa couleur propre, et sortent, élaborées, sous une expression marquée du sceau de son génie! mais lui-même a puisé, comme les esprits les plus vulgaires, dans ce fonds commun où il reverse de nouvelles richesses; jamais il n'aurait conquis l'influence qu'il exerce sur ses semblables, s'il s'était isolé des idées qui avaient cours avant lui, et qui circulent autour de lui,

Enfermer dans les limites d'un privilège la jouissance intellectuelle d'un ouvrage, interdire aux esprits de s'en approprier la substance, en prohiber toute imitation, ce serait méconnaître la nature même de la pensée et essayer une chimère. Les imitations des oeuvres d'autrui ne sont justiciables que d'un tribunal; celui du goût. Que les réminiscences, et les ressemblances involontaires, que les imitations volontaires, lors même qu'elles ne descendent pas jusqu'à la servilité, y comparaissent citées par la critique ; que l'originalité, quí fuit ceux qui la cherchent, et qui, de loin en loin, est réser vée à quelques esprits d'élite, y obtienne seule des honneurs; rien de mieux. Mais il n'appartient pas à la loi de distribuer cette justice. Eût-on la faiblesse littéraire de se vouer aveuglément au culte d'un maître, ne pût-on enfanter que des calques sans couleurs, que la servile représentation des fantaisies présentes de la mode, on resterait en deçà des limites où l'action légale s'exerce et à l'abri même des scrupules de la délicatesse la plus inquiète. Aux yeux de la morale, l'imitateur ne devient repréhensible que quand, se parant des} dé

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pouilles d'autrui, il affiche comme sien ce qui vient d'un autre. Lorsque l'imitation prend ce caractère d'usurpation et de mensonge, on la flétrit du nom de plagiat. (1)

Le plagiat, tout repréhensible qu'il est, ne tombe pás sous la répression de la loi ; il ne motive légalement une action judiciaire que lorsqu'il devient assez grave pour changer de nom et encourir celui de contrefaçon.

L'essence du plagiat consistant à donner pour sien le travail d'autrui, si le contrefacteur se donne pour l'auteur, il est tout à-la-fois contrefacteur et plagiaire. Entre le plagiat qui ne va pas jusqu'à la contrefaçon et le plagiat assez grave pour être réputé contrefaçon, la ligne de démarcation est difficile à tracer. Ils diffèrent l'un de l'autre comme le moins diffère du plus; ce qui les sépare, ce n'est point une opposi tion tranchée entre des couleurs qui se heurtent, c'est un passage entre des nuances qui se fondent en dégradations insensibles. jol

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Les cas où le plagiat ira jusqu'à la contrefaçon seront ceux où il pourra conduire à la violation du privilège légal qui réserve au privilégié l'exploitation exclusive des produits pécu niaires de l'ouvrage. Ainsi, pour attribuer au tort que le copiant a fait ou pu faire au copié sa qualification juridique, on laissera en dehors les questions susceptibles seulement d'intéresser l'amour-propre de l'auteur, sa gloire littéraire, le plus ou moins de succès réservé à ses idées ou de rapidité dans leur propagation: ce sera au sort matériel du livre et à ses résultats commerciaux qu'il conviendra de s'attacher. Si le plagiat a eu pour effet, ou pour but, de causer au privilégié un tort pécuniaire, les juges déclareront qu'il y a contrefaçon si la valeur commerciale du privilège et les fruits matériels de son exploitation n'ont été ni exposés, ni destinés à souffrir par le fait du plagiat, on décidera qu'il n'y a pas contrefaçon.

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