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le caractère agricole du pays; quant aux premières, elles sont d'une excessive modestie; mais cela n'a pas empêché quelques abus de se produire et de grands moralistes de vouloir les prévenir par tout un code draconien. Ce qui leur répugne surtout et qui leur est apparu comme l'abomination de la désolation, c'est que la bourse se permet de renvoyer les contestations qui surgissent dans son sein à un tribunal d'arbitrage composé de spécialistes, rendant de très promptes sentences, exécutoires sans appel, ne nécessitant aucune paperasserie ni même la présence d'un avocat, laquelle est cependant permise, le tout à une condition, c'est que, au moment de conclure l'affaire qui a donné lieu au litige, les parties aient stipulé la compétence du dit tribunal en cas de litige ou bien que les contractants appartiennent au groupe des négociants.

Il en est résulté un certain mécontentement aussi bien dans le monde des juristes que parmi les propriétaires agrariens; ceux-ci entendent bien profiter des facilités qu'offre la rapidité des transactions à la Bourse, mais ils s'offensent d'avoir à subir des sentences de marchands, lorsqu'elles tournent à leur détriment. Et ces cas se sont produits aussi bien pour les affaires en céréales que pour celles en fonds publics. On a donc entendu formuler la proposition que les producteurs soient représentés aussi bien au comité de la Bourse qu'au Tribunal arbitral, que le gouvernement y exerce une influence plus considérable que celle confiée à son commissaire délégué près de la Bourse; que la compétence de ce tribunal ne puisse point s'étendre à des affaires où l'une des parties n'est pas boursier accoutumé, et qu'au surplus la loi n'autorise aucune intervention judiciaire exécutive pour des affaires à terme. Il va de soi qu'aucun agrarien, si haut placé qu'il soit dans la hiérarchie sociale, ne se refusera à toucher les primes et avantages que pareille affaire pourrait lui valoir et qu'il s'agit seulement d'invoquer l'incompétence en cas de perte. D'autres ont opiné pour que toute transaction à terme soit considérée illégale, car on sait qu'aux yeux des agrariens, ce sont ces transactions-là qui ont produit la baisse des prix. Au point de vue des fonds publics, des jurisconsultes ont voulu entourer ces sortes d'affaires de tout un arsenal de lois pénales, en vue de protéger le pauvre monde » contre les exploitations des comptoirs de Bourse. Je me garde bien de prendre la défense de ces derniers; ils n'abusent que trop souvent de la crédulité, de l'ignorance des petites gens. Seulement, il faut n'avoir acquis aucune expérience pour croire que le législateur peut efficacement prévenir » leurs menées; que le parquet poursuive immanquablement toute escroquerie, tout abus de confiance, mais qu'on n'habitue pas le public à croire que, grâce à des lois préventives, il peut lui-même désormais se dispenser de toute

T. XXIX.

MARS 1897.

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prudence, de tout contrôle, de tout examen préalable vis-à-vis de ceux qui s'installent ses banquiers, ses conseillers en affaires de Bourse.

La Bourse de Budapesth s'est vigoureusement défendue dans cette enquête. Loin de verser dans l'ornière restrictive qui semble partout à la mode, elle a démontré que la liberté des transactions est la meilleure sauvegarde de l'intérêt général et, ayant reconnu que les agents de change autorisés ne repondaient pas à ce qu'on avait attendu d'eux; qu'au lieu d'être de simples intermédiaires, ils faisaient avec leurs mandants des affaires pour leur propre compte, le comité de la Bourse est d'avis d'abolir cette corporation et de permettre à tout le monde ce courtage, pourvu qu'on soit inscrit à la Bourse, laquelle inscription est autorisée par le Comité de la Bourse. Pour ce qui est de l'admission, elle serait confiée à un comité, dans lequel les négociants en fonds, ceux en marchandises, ceux en céréales seraient également représentés et, comme rien ne s'oppose à ce que les grands propriétaires, véritables négociants en blé, se fassent inscrire à la l'ourse, il dépendrait d'eux d'y être en nombre suffisant pour s'assurer contre tous les torts dont ils se prétentent actuellement victimes. Il va de soi que cette solution n'est pas du goût des agrariens, qui voudraient nous voir dotés de la belle législation dont les Bourses allemandes sont gratifiées depuis le 1er janvier 1897 et qui, on le sait, a tout d'abord eu pour résultat que les négociants en céréales de Berlin et de quelques autres grandes places ont abandonné la Bourse et font leurs transactions en dehors de cet établissement placé sous la surveillance d'agents nommés par l'Etat.

Nos agrariens, il est à peine besoin de le dire, ne s'en tiennent pas là de leurs revendications. Je n'en citerai pour preuve que le discours que leur chef reconnu, M. le comte Alexandre Károlyi a prononcé le 21 février, devant le comice agricole de Presbourg. A son avis, la lutte avec la concurrence étrangère n'est possible qu'à l'aide de droits de douane plus élevés. Il faut aussi écarter les facteurs inutiles », les intermédiaires qui exploitent le producteur et ensuite il y a lieu de museler l'influence néfaste que le capital mobile exerce sur l'agriculture. Car ce capital est très hostile à l'agriculture et, ce qui le prouve, au dire de l'illustre orateur, c'est que l'escompte pour le commerce est de 4 p. 100, tandis que le petit agronome doit payer 10 à 12 p. 100. Faut-il s'arrêter à ce raisonnement? Est-il nécessaire de rappeler que si l'escompte est à 4 p. 100, il ne l'est pas pour tout le monde du commerce, que le petit négociant paie bien davantage et que, au surplus, l'agriculture trouvera le crédit d'autant moins accessible, qu'elle se montrera plus hostile envers le capital? Toujours est-il que d'après l'orateur de Presbourg, il faut créér des associations de vente et des

associations de crédit pour les agriculteurs. Ce programme n'a rien d'excessif. Quant à croire qu'il aboutira à écarter les «< intermédiaires » à faire disparaître les ventes à terme, ce bouc-émissaire de tous les agrariens, et à relever les prix des céréales, il est permis d'en douter.

J'ai l'air de parler encore de la deuxième des enquêtes mentionnées au début de cette lettre et, en vérité, j'ai déjà glissé vers la troisième, qui a trait à la fois à la situation de notre propriété agricole et de la classe ouvrière agricole. Cette enquête s'est poursuivie à la fois depuis un mois dans deux meetings à tendances socialistes, auxquels des ouvriers et des petits propriétaires avaient été convoqués et dans lesquels le petitum international: — augmentation des salaires, réduction des heures de travail, remplacement des salaires en nature par de l'argent, puis aussi répartition des grandes propriétés au moyen d'expropriation -avait été formulé, sans oublier l'inéluctable panacée du suffrage universel, et elle s'est faite aussi, la dite enquête, à la Chambre des Députés, qui vient de consacrer une douzaine de séances à l'examen du budget du ministère de l'agriculture et a entendu à la fois les doléances des grands propriétaires et celles des masses ouvrières. Les remèdes proposés ne pèchent pas par un excès d'originalité. L'observateur est toujours frappé de la masse de devoirs que des orateurs des camps les plus différents entendent imposer à la machine gouvernementale et de l'empressement que celle-ci témoigne à s'en charger. On lui demande de pousser au développement de toutes les branches de l'industrie, de rendre le crédit agricole accessible à tout le monde et d'en réduire le prix, de veiller à l'élévation du prix des céréales, à l'exportation de nos produits en blés et en bestiaux, à l'amélioration. de la race chevaline, à la répartition des latifundia, etc., etc. On est venu aussi demander l'introduction d'une prime d'exportation en faveur des céréales, en invoquant ce qui se fait, par exemple, pour les sucres. Il faut rendre au ministre la justice qu'il s'est assez vivement défendu contre les immenses besognes qu'on lui imposait et il a eu le courage de dire aux agriculteurs qu'en les entendant réclamer tant de choses, « on serait porté à croire qu'ils ne demandent pas seulement ce qui leur appartient, mais encore ce qui est aux autres ». Il n'a guère adhéré aux visées de ceux qui poussent à l'expropriation obligatoire de la grande propriété pour rendre la terre accessible à ces ouvriers mécontents qui constituent chez nous le danger socialiste. Le ministre a cependant eu un mot bien attristant; il a dit qu'en Hongrie l'État doit prendre l'initiative en toutes choses et qu'en dehors de cette initiative rien ne se fait. Cet aveu douloureux est de nature à faire réfléchir tous ceux qui s'intéressent à l'avenir économique du pays et

puisque M. de Daranyi l'a formulé avec vif regret, il est permis de penser que le gouvernement hongrois connaît les côtés dangereux de ce penchant et qu'il se gardera bien de s'y laisser entraîner .... au-delà de ce qui s'est fait déjà et se fait encore dans la dite direction.

Quelques mots maintenant à propos d'une grève d'un caractère tout particulier qui s'est produite au mois de janvier dans les grandes houillières d'Amina, appartenant à la Compagnie des chemins de fer de l'État. Ces chemins de fer, il vous en souvient, ont fait retour à l'État il y a cinq ans ; mais la Compagnie a conservé la propriété des charbonnages qu'elle continue à exploiter. Or, ses ouvriers jouissaient de longue date d'une caisse de retraite appelée caisse fraternelle (Bruderlade), laquelle, moyennant certains versements, leur assurait une pension au bout de trente ans. Vers la fin de l'année dernière, la direction fit savoir que les versements étaient désormais insuffisants, qu'il fallait les augmenter et porter à quarante ans le délai où la pension était exigible. Vous imaginez les sentiments que cette ouverture fit naître. On en appella au gouvernement; mais, sans attendre la décision de ce dernier, la Compagnie voulut appliquer la mesure à partir du nouvel an et ses ouvriers se révoltèrent; il y eut du sang versé, et pendant plusieurs semaines, toute la contrée était sous la terreur et sous un véritable régime d'état de siège. L'apaisement vient de se faire, les ouvriers ayant besoin de reprendre leur gagne-pain; mais on ne croit pas à la durée de cette trève..... Si l'on va au fond des choses, voici ce qu'on trouve sans doute, ces masses ont dù croire à une criante injustice, puisqu'on modifiait à leur détriment un engagement pris envers eux. D'un autre côté cependant, il est certain que les épargnes, les retenues accumulées ne sont plus productives du même intérêt qu'autrefois. Une caisse de pensions ou de retraites va done au-devant d'un déficit, d'une banqueroute, si elle continue à pratiquer les retenues d'autrefois et à servir les pensions d'antan. Il suffit de rappeler ce qui est arrivé, il y a deux ans, à Vienne avec la caisse d'assurances mutuelles, dont toute la comptabilité était basée sur de fausses données. Il faut prendre en considération que si le taux du capital a baissé, cette baisse a surtout profité aux classes ouvrières, dont les salaires ont augmenté. Il doit être extrêmement difficile de faire pénétrer ces raisons dans les têtes de pauvres ouvriers, qui se croient frustrés. Si les houillières d'Amina avaient été la propriété de l'État, il est fort probable que celui-ci aurait dù prendre à sa charge le déficit. Mais comment imposer pareil sacrifice à une compagnie? Voilà donc de la bonne graine pour les socialistes. Il est à supposer qu'on reparlera encore souvent des mines d'Amina.

ANT. E. HORN.

LETTRE DE POLOGNE

Il y a deux ans, nous avons entretenu les lecteurs du « Journal » des changements qui survinrent dans la haute administration de la Pologne russe (Du Royaume de Pologne) à la suite de la démission du général Gourko et de la nomination du comte Chouvalow au poste de gouverneur général, ces changements suivaient de très près l'avènement au trône de l'empereur Nicolas II, ils paraissaient donc avoir une signification et une gravité particulières; en ce moment le comte Chouvalow est forcé de quitter Varsovie pour des raisons de santé et va être remplacé sous peu par le prince Imeretynski; jetons un coup d'œil rapide sur l'histoire des deux années qui viennent de s'écouler. Le royaume de Pologne, étant soumis à un régime de lois d'exception qui se contredisent souvent et à un système politique incohérent, se trouve en réalité sans règles et sans lois, et les représentants de l'autorité sont libres d'interpréter les nombreuses « dispositions >> relatives auxPolonais dans le sens qu'ils veulent leur donner et de les appliquer comme ils l'entendent, de là leur pouvoir très étendu; d'autre part, bien que le gouverneur général dépende en principe du ministre de l'intérieur et doive se conformer dans la politique générale à suivre à certaines instructions reçues, dans les détails de son administration il peut être considéré comme maître absolu, car jouissant habituellement d'une confiance complète de son souverain, d'un grand crédit auprès des membres du gouvernement, il peut choisir ses subordonnés comme il l'entend, faire prévaloir sa volonté propre toutes les fois qu'il le juge opportum et, sinon faire la loi, du moins l'interpréter à sa guise. Aussi, dans le régime politique auquel est soumis le royaume de Pologne, c'est le choix du gouverneur général qui importe le plus, l'éloignement où il se trouve du reste de l'Empire augmente encore son indépendance, et son influence personnelle se fait sentir à tous les degrés de la hiérarchie administrative.

1 L'Empereur de Russie porte depuis le Congrès de Vienne le titre de Roi de Pologne.

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