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Il paraît en douter; beaucoup de personnes penseraient qu'on se trouve ici en présence d'une loi qui aurait besoin d'être appuyée sur de nom breuses observations. Il semble bien que Marx ait eu des doutes sur la certitude de cette loi (Devenir social, mai 1895, p. 190); et on peut penser que ces doutes ont été pour quelque chose dans le retard apporté à la publication de son œuvre complète.

Cette hypothèse n'est pas seulement nécessaire pour raisonner sur les revenus de diverses catégories du capitalisme, elle est nécessaire aussi pour opposer l'ensemble des capitalistes et l'ensemble des ouvriers, c'est-à-dire pour suivre les raisonnements du premier volume. Il y a là une très grave difficulté, qui ne semble pas avoir frappé M. C. Schmidt. Faute d'avoir pu justifier sa supposition fondamentale, Marx ne peut passer, sûrement, de la théorie abstraite de la valeur et de la plus-value aux phénomènes : il peut seulement apporter des éclaircissements, dans une certaine mesure, mais d'une manière éloignée. On pourrait contester qu'il puisse jamais expliquer au sens scientifique du mot.

Les socialistes n'ont pas toujours été assez prudents et ils ont pris pour des théorèmes absolus et certains des moyens d'éclaircissement, d'interprétation, dont la valeur ne peut être préjugée d'une manière générale. Il faut se livrer à une discussion subtile, dans chaque cas particulier, pour savoir dans quelles limites les explications tirées du Capital sont valables.

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Les applications que l'on a faites des théories de Marx ont été surtout viciées en raison de ce qu'on a confondu l'hypothèse des classes, qui sert de base au premier volume, avec la réalité. L'auteur part de ce principe que la science a pour objet l'étude non point de faits individuels, mais de tails collectifs, beaucoup plus faciles à connaître suivant des lois à mesure qu'on s'éloigne des groupements généraux pour aller aux divisions plus spéciales, on introduit dans une large mesure la contingence, l'accident. Il est donc naturel dans une étude systématique, allant du plus abstrait au concret, de partir de la classification la plus simple et la plus générale. Mais la question est de savoir si l'hypothèse des deux classes, si commode pour la théorie, rend compte des phénomènes 2.

1 Par exemple il dit : « l'illusion disparaît dès qu'on substitue un capitaliste individuel et à des ouvriers la classe capitaliste et la classe ouvrière » (p. 248, col. 1).

2 Sur les traits caractéristiques de la classe ouvrière comparer ce que dit Marx (p. 72, col. 1 et ce que dit M. de Molinari (Comment se résoudra la question sociale, p. 243).

Marx avait été amené à présenter le conflit social sous la forme simplifiée d'une lutte entre le prolétariat et la masse unie des capitalistes on a cru que cette exposition populaire et assez ancienne de sa doctrine était une théorie scientifique servant de base à toute recherche économique. On n'a pas tenu assez compte des nombreuses corrections qu'il avait apportées à ses formules de jeunesse; l'erreur a été d'autant plus fâcheuse qu'on a cru trouver une confirmation de cette doctrine dans le schéma purement théorique de la première sphère économique : ce schéma a été pris pour une réalité.

Aujourd'hui, les théoriciens du marxisme sont unanimes pour reconnaître qu'ils s'étaient trompés, que les classes ne peuvent être ramenées à la division dichotomique; et alors se pose la question suivante les catégories réelles sont-elles des subdivisions des deux grandes classes du premier volume, ou bien ne sont-elles pas susceptibles d'être ajoutées les unes aux autres pour former des genres plus généraux? On voit tout l'intérêt que présente cette question, quand on se reporte à l'hypothèse dont il a été question plus haut sur la somme des plus-values. Si l'on admet la deuxième solution (c'est la mienne) il est difficile d'admettre que la somme des profits puisse être indépendante du mode de division en classes multiples et historiques. Les théories sur la valeur semblent donc ainsi être plus éloignées de la réalité qu'on n'a cru généralement.

Voici, maintenant, quelques observations sur des difficultés que présente le mode d'exposition adopté par Marx.

J'ai dit plus haut que l'auteur raisonne sur un état normal: les prix sont consolidés, la production se fait régulièrement, sans fausses manœuvres et sans crises (p. 36 col. I; p. 45, col. 1). L'économie se trouve ainsi ramenée à un mécanisme automatique, rigide et stable. Cette supposition est commode; elle se retrouve dans bien des recherches scientifiques sur la nature; mais permet-elle de poser des lois sur les mouvements? Cette carcasse rigide que l'on a introduite ne fait-elle pas obstacle à toute considération sur les changements profonds et rapides de l'économie? Le Capital a, justement, pour objet l'étude de transformations de ce genre.

On peut répondre que les concepts, en tant qu'on les considère dans l'ordre métaphysique, sont indifférents au mouvement et au repos, que, par suite, il est permis d'élaborer le concept de plusvalue en partant de l'état normal. Mais, quand il s'agit de poser les lois historiques du capitalisme, il faut examiner si les hypothèses,

1 Elle date de 1847.

relatives à l'état normal, ne gènent pas la démonstration. « La force de travail renferme, au point de vue de la valeur, un élément moral et historique » (p. 73, col. 1) : il est donc certaine qu'elle ne peut être considérée comme constante dès que la production change quelque peu; c'est un point qui a été trop souvent négligé.

Marx reconnaît, comme l'école de Ricardo, l'existence d'un travail complexe, qu'il estime pouvoir être ramené, très facilement, au travail simple. « Les économistes se sont récriés contre cette assertion arbitraire. Ce qu'ils accusent d'être un artifice d'analyse est tout bonnement un procédé qui se pratique tous les jours dans tous les coins du monde » (p. 84, col 2). Pour que la réduction puisse être faite au moyen d'un coefficient, il faut faire une hypothèse si une journée de travail complexe vaut deux journées de travail simple, elle correspond aussi à une production double. Cette hypothèse est bien peu vraisemblable. Mais on peut observer qu'en fait le labour skilled joue un rôle assez réduit dans le phénomène de la production moderne la réduction approximative peut être acceptée.

Examinons, maintenant, le travail simple: ici, nous trouvons une difficulté analogue. La théorie de la valeur suppose que le développement de l'industrie moderne est arrivé à ce degré où les spécialités disparaissent, où le travail humain apparait comme une chose indistincte. L'auteur sait bien que ce travail varie d'intensité suivant les individus; mais il pense qu'on peut (au moins pour la grande industrie) admettre des compensations et ne parler que de la moyenne, (p. 141, col. 1). Bien que Marx prenne en considération la réduction du produit dans les longues séances, il traite, souvent aussi, l'heure de travail comme une unité constante il y aurait lieu d'apporter ici quelques corrections de style à ses exposés.

Enfin l'idée même que Marx se fait du travail n'est pas des plus claires souvent il dit que c'est « une dépense de force humaine »> (p. 14, col. 2; p. 17, col. 2; p. 18, col. 1, etc.); dans un passage plus précis, on lit « si variés que puissent être les travaux utiles, ils sont, avant tout, des fonctions de l'organisme humain et toute fonetion pareille est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc. de l'homme » (p. 28, col 2). Faut-il conclure de là que le travail humain indistinct, dont il est question dans la théorie de la valeur est une expression de l'énergie dépensée dans l'organisme? Cette interprétation semble très naturelle et elle a été admise mais alors on se trouve en présence de difficultés à peu près insurmontables, car ces énergies produisent des effets utiles fort différents les uns des autres.

A mon avis, il faut dire que ce travail humain indistinct n'appartient

pas plus à l'ordre physiologique que la conscience, la volonté, our toute autre réalité psychologique. Si on admettait une autre interprétation, à quoi servirait de mettre en évidence, avec tant de force, l'échange et la fixation du prix en argent? « C'est seulement dans leur échange que les produits du travail acquièrent, cemme valeurs, une existence sociale identique et uniforme » (p. 29, col. 1). -« C'est seulement l'expression commune des marchandises'en argent qui a amené la fixation de leur caractère de valeur » (p. 30, col. 1`.

J'ai fait voir comment les trois sphères économiques doivent reproduire des formes, plus ou moins transparentes, de divers capitalismes, ayant les mêmes allures générales. Si Marx avait terminé son œuvre, il aurait, sans doute, exposé les relations qui existent entre ces constructions successives. Que la première sphère corresponde à une organisation capitaliste, c'est ce qui résulte, clairement, des applications faites par Marx aux phénomènes observés en Angleterre; mais on doit se demander quelle espèce de capitalisme nous est ainsi présentée.

La réponse à cette question résulte de la comparaison de la première et de la deuxième sphères : il faut supposer que les entrepreneurs utilisent des capitaux ayant tous la même composition, c'est-àdire qu'ils emploient tous en salaires une même proportion de leur argent. On peut donc dire que Marx a cru devoir publier' seulement ce qui a trait au capitalisme homogène. L'hypothèse qu'il a dû faire se trouve ainsi mise en pleine lumière : on voit à quelle distance énorme elle se trouve de la réalité et de quelle importance sont les recherches à faire pour compléter la théorie. L'idée simpliste que beaucoup d'écrivains socialistes se font de la concentration capitaliste provient, en grande partie, de la confusion établie entre le capitalisme homogène et le capitalisme réel, beaucoup plus compliqué.

On a ici un exemple des différences considérables qui peuvent se présenter entre les diverses sphères de l'économie théorique; on voit combien il est dangereux d'appliquer, sans une critique suffisante, les lois formulées dans le premier volume du Capital.

Je crois on avoir assez dit pour montrer que les théories du Capital ne sont pas aussi faciles à entendre qu'on le dit souvent en France.

La théorie de la valeur présente encore beaucoup de parties obscures il y a bien du travail à faire pour lui donner une forme vraiment classique; il est à craindre que cette entreprise ne tente pas beaucoup d'écrivains !

G. SOREL.

1 Le troisième volume sera mis l'année prochaîne à la disposition des lecteurs français: la traduction paraitra chez MM. Giard et Brière,

SAUVETAGES

Je ne dirai pas que les sauvetages sont à l'ordre du jour, encore moins qu'ils sont à la mode. Ce serait un langage peu sérieux. Et c'est très sérieusement, bien que certains d'entre eux abusent parfois d'une mise en scène qui ne me paraît pas suffisamment sérieuse, que je voudrais en parler.

Le 12 avril dernier, dans la belle salle de la Société de géographie, un auditoire, attiré surtout peut-être par la curiosité, mais dans lequel on remarquait bon nombre de personnages de la plus haute valeur, se pressait pour entendre le célèbre organisateur de l'Armée du Salut, le père de la gracieuse Maréchale, le général Booth en personne. Rien n'avait été négligé pour donner à cette séance la plus grande publicité; le général, après avoir, l'avant-veille, la veille et le jour même, présidé des réunions d'un caractère plus religieux et plus mystique, devait parler pour les profanes des « misères sociales et de leurs remèdes. »

Je n'ai jamais été, je l'avoue, grand partisan des particularités de costume, de tenue ou de langage par lesquels cherchent à se distinguer extérieurement les adeptes de telles ou telles doctrines. Je professe la plus haute estime pour les Quakers, bien que je ne pousse pas, comme eux, l'amour de la paix jusqu'à me refuser, ou à refuser à mon pays, le droit de légitime défense. Je les considère comme ayant donné au monde les plus grands exemples de travail, de probité, de bienfaisance et de liberté. Je ne vois pas ce qu'ils ont pu gagner ou faire gagner au monde en se refusant l'usage des boutons, ou en portant, hommes et femmes, des coiffures aussi disgracieuses que possible. La laideur n'est pas la simplicité. Et quand elle est voulue, elle est quelquefois le contraire.

A plus forte raison ne me suis-je jamais senti très attiré par les excentricités bruyantes par lesquelles l'Armée du Salut a cru devoir appeler sur elle l'attention publique. Je réprouve les grossièretés, les injures, les violences trop souvent prodiguées, dans quelques régions, aux inoffensives officiers de cette étrange armée. Je ne vois pas très bien l'utilité de ces grands chapeaux qui, au dire du général, rajeunis

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