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MICHEL KATKOFF ET SON ÉPOQUE, par GRÉGOIRE LIWOFF. 1 vol. in-18. Paris, Plon, Nourrit et Cie, 1897.

Les Russes sont actuellement nos grands amis. Ainsi le veut la politique. Mais assurément ce sont des amis dont nous connaissons peu les affaires, et ce qui se passe chez eux est assez généralement ignoré des Français. Le livre de M. Grégoire Liwoff, qui soulève pour nous un coin du voile, n'en sera lu qu'avec plus d'intérêt.

Elle ne manque pas de piquant cette biographie d'un journaliste russe s'acharnant à défendre ses idées envers et contre tous dans un pays où la liberté de penser et d'écrire n'est pas précisément en fa veur; persécuté par les ministres, défendu par les tzars; tour à tour l'idole du public et sa bête noire; agressif, violent, ne supportant pas la contradiction; soulevant les colères les plus violentes; attaqué dans son pays et à l'étranger avec une vigueur sans pareille; assez libéral au début de sa carrière, puis d'un absolutisme intransigeant; intelli gent des arts et des littératures de l'Occident, et paraissant parfois en perdre le sens, comme en des éclipses de son esprit, sous l'influence de son idée fixe, le nationalisme russe en tout et partout, exclusif, violent, imposé par la volonté suprême d'un seul; préconisant l'alliance de son pays avec l'Autriche, puis avec l'Allemagne, et enfin, détrompé, préparant avec ardeur, dans les dernières années de sa vie, le rapprochement que nous avons vu se produire depuis, de la Russie et de la France.

Telle fut, résumée en quelques lignes, la vie de Michel Nikiphorovitch Katkoff.

Ce célèbre publiciste naquit à Moscou en 1820. Il est mort à Znamenskoë, près de cette ville, le 1er août 1887. Il fut d'abord professeur de philosophie à l'université de Moscou, mais bientôt Nicolas Ier qui n'aimait pas la philosophie, en ayant supprimé les chaires dans tout l'empire, Katkoff se trouva aux prises avec les difficultés de la vie. C'est en 1851 qu'il devient directeur de la Gazette de Moscou, à la suite d'une aventure assez piquante. Un certain Khlopoff, qui en exerçait les fonctions, ayant manifesté trop publiquement et trop bruyamment son enthousiasme pour la célèbre danseuse Fanny Elssler, fut révoqué, et Katkoff appelé à le remplacer.

Il avait fait auparavant ses premières armes de journaliste dans l'Observateur, de Belienski, et dans les Annales de la Patrie, dirigées par André Kraïewski, et où il fit entrer Bakounine, alors son ami. L'opposition des idées devait devenir par la suite entre eux aussi complète que possible, celui-ci se faisant le promoteur des théories anarchiques, celui-là le défenseur de l'autocratie la plus absolue. Remar

T. XXX.

JUIN 1897.

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quons que c'est la philosophie hégélienne qui produisit ces deux résultats si disparates : et il me vient à l'esprit que chez nous Proudhon, sous la même influence, écrivit ses Contradictions économiques, et qu'il résume en lui seul la plupart des traits qui, se diversifiant et se particularisant, ont fait d'une part Katkoff et de l'autre Bakounine.

Tout le temps de Nicolas Ier, Katkoff, gêné par une censure inexorable, ne s'occupa guère de politique, et s'adonna aux études de philosophie grecque et latine, arrangées à la mode allemande.

Il résigna même ses fonctions de Directeur de la Gazette de Moscou pour fonder le Messager russe, avec, pour collaborateurs, le comte Léon Tolstoï, Ivan Tourgueneff, Goutcharoff, Pisemski, la comtesse Sallias, Dmétri Milutine, Pypine, Kaveline, Pobedonostzeff, Serge Solovieff, Oustrialoff, M. de Molinari, le professeur Boungué, Paul Léontieff et Outine. Le Messager russe avait pour programme le développement de l'idée nationale. Alexandre II régnait déjà. Son attention fut attirée sur Katkoff qui avait livré dans le Messager quelques-uues de ses meilleures batailles et dont le talent s'était révélé. Il le fit replacer à la tête de la Gazette de Moscou qu'il ne devait plus quitter.

Pierre er avait voulu civiliser la Russie, et la civiliser de la civilisation occidentale; mais ses successeurs n'entrèrent pas toujours dans ses vues qu'ils ne comprenaient peut-être pas.

«Des réformes violemment appliquées par Pierre le Grand, des inconséquences et des incohérences de Catherine II, sortit une Russie dédoublée, chancelante, bifurquée, si on peut dire. A la surface, une société très civilisée et cultivée, aux mœurs subtiles, quelque peu relachées et même frivoles, des raffinements d'intelligence, une littérature très haute et une science fort avancée; au fond, une masse inculte, un peuple bon et débonnaire, mais ignorant, superstitieux et paraissant encore traverser le moyen-âge. »

De là une double tendance qui se produisit, et se manifesta surtout violemment, après la compression du règne de Nicolas Ier, lorsque furent connues les intentions libérales d'Alexandre II. Malheureusement ce prince n'avait pas pour les mettre à exécution le caractère que son prédécesseur avait mis au service du despotisme le plus entier, le plus intransigeant, le plus déprimant de tous les despotismes. Michel Katkoff combattit pour l'autocratie du Tzar contre les tendances libérales du Tzar, en butte souvent aux persécutions des ministres, et soutenu par celui-là même dont il combattait les tendances réformatrices. Il n'y a qu'en Russie que ces choses peuvent se voir.

Katkoff, dans sa lutte incessante et acharnée en faveur de l'idée nationale russe, eut des adversaires redoutables: Hertzen, le proscrit,

qui publiait à Londres la Cloche, Emile de Girardin, Anatole de la Forge, Henri Martin, et surtout, à la Revue des Deux-Mondes, Charles de Mazade.

C'est la question polonaise qui, de chez nous, lui valut les plus rudes attaques. Au sein même du gouvernement russe deux partis s'étaient formés sur cette question: il y avait le parti séparatiste, dont l'âme fut le grand-duc Constantin, réclamant pour la Pologne l'organisation qu'elle possédait avant l'insurrection de 1831; et le parti beaucoup moins libéral représenté par le prince Gortchakoff, le général Milutine, le prince Tcherkaski, et dont Katkoff était le porte-paroles. Notons encore, parmi les adversaires de Katkoff, le baron Fircks, agent du ministère des Finances à l'étranger, qui, sous les pseudonymes de Pitkevitch et de Schedo-Ferroti, l'attaqua violemment.

Bientôt le nihilisme fit son apparition, et Katkoff, exaspéré par les attaques dont il était l'objet, eut le tort de confondre le nihilisme avec le polonisme, les partisans de cette dernière doctrine avec les promoteurs de la première.

A l'avènement d'Alexandre III, la proclamation par laquelle ce souverain déclara vouloir régner d'après les règles de l'autocratie la plus absolue, fut le triomphe des idées de Katkoff. A ce moment, Pobédonotzeff, Dmétri Tolstoi et Katkoff, qui avait été fait conseiller d'État, furent le vrai conseil dirigeant de l'empire.

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Le livre de M. Grégoire Liwoff, dont nous tirons cette rapide analyse, donnera, non sans intérêt, la genèse et l'explication disons pas la justification des idées dont Katkoff s'est fait le champion. Dans les dernières années de sa vie, il fut le promoteur de l'alliance franco-russe. Notre patriotisme nous fera plus indulgent pour ses luttes contre la liberté, surtout si cette alliance finit par donner ce que nous en attendons, c'est-à-dire, avec la paix, non-seulement la primauté à la Russie, mais aussi à la France la place qui lui revient dans les conseils de l'Europe et l'influence que sa civilisation supérieure lui mérite toujours de faire prévaloir.

Notons, dans le livre de M. Liwoff, des aperçus d'histoire philosophique et littéraire qui ne sont pas sans mérite. Nous regrettons seulement quelque confusion dans la manière dont ils sont présentés.

LA SCIENCE SOCIALE, D'APRÈS LES PRINCIPES DE LE NUATEURS, par J. B. MAURICE VIGNES. - 2 vol. et E. Brière, 1897.

MAURICE ZABLET.

PLAY ET DE SES CONTIin-8°, Paris, V. Giard

Dans ces deux volumes, M. Vignes décrit successivement l'état des sociétés à l'âge des productions spontanées, à l'âge des machines

mues par les vents, les eaux ou les animaux, et enfin à l'âge de la houille, de la vapeur et de l'électricité.

Ce cadre, dù à Le Play, est large. Il ne renferme rien moins que toute la philosophie, au point de vue social, de l'histoire de l'humanité. On sait comment, dans ce vaste domaine, le fondateur de l'Ecole dont se réclame M. Vignes, s'est révélé par nombre d'observations neuves, de comparaisons instructives, d'appréciations lumineuses, d'aperçus profonds. J'ai eu moi-même l'occasion de puiser, dans les travaux de Le Play et de ses continuateurs, d'excellentes choses. Si je suis plus éclectique que M. Vignes, je n'ai cependant qu'à le louer de suivre le sillon tracé par des maîtres éminents et consciencieux.

Ne s'en écarte-t-il pas parfois ? Je le crains un peu. En tout cas, je ne pourrais, je l'avoue, suivre M. Vignes dans certaines de ses théories, celle, par exemple, où il fait l'apologie de la guerre et du militarisme. Nous ne voyons pas que la guerre soit «l'un des facteurs les plus puissants de la civilisation humaine ». Il nous semble, au contraire, qu'elle en a souvent retardé l'essor. M. Vignes ne méconnaît pas les inconvénients de la guerre « surtout pour ceux qui en sont les victimes » et l'observation assurément a son prix! - Mais on ne peut plus, dit-il, nier son influence bienfaisante sur le développement moral, social, économique et intellectuel des sociétés. Il cite à ce propos Joseph de Maistre. Je crains encore que la pensée discutable et discutée, mais philosophiquement profonde, de Joseph de Maistre, n'ait échappé à M. Vignes.

Les nations peuvent être obligées de recourir à la guerre pour défendre leurs droits et leurs intérêts. On les a vues souvent y recourir par simple ambition et esprit de conquête. Même quand elle est légitime, c'est toujours une triste nécessité. Il y a des outils de civilisation préférables à la guerre, et parce qu'ils sont plus efficaces, et parce qu'ils évitent de grands maux, non seulement à ceux qui en sont victimes, mais aussi aux Sociétés. Sans doute M. Vignes trouvera dans ces lignes la « pitoyable expression de l'universelle couardise bourgeoise ». Qu'il nous excuse de n'avoir pas dans le cœur cette - vaillance qui fait trouver bienfaisants les massacres, les pillages, l'incendie, la mort.

Après les guerres l'humanité poursuit sa marche, comme elle la poursuit à travers toutes les crises. Le progrès s'obtient malgré elles et non par elles. Qui nous dit que ce progrès ne serait pas plus rapide et ne se dessinerait pas dans un sens plus favorable, si elles avaient pu être évitées ? Nous sommes peut-être trop près encore des événements de 1870 pour en porter un jugement définitif sur la marche générale de la civilisation. Mais jusqu'ici peut-on dire qu'ils lui ont été favo

rables, quand le militarisme si cher à M. Vignes, le militarisme qui en est résulté, ruine et démoralise toutes les nations de l'Europe, entrave le travail, et soulève les questions aiguës au milieu desquelles nous nous débattons? Cependant l'humanité, nous l'espérons bien, progressera encore, non pas à cause de cette guerre, mais bien malgré elle.

Je viens, pour les besoins de la cause, de relire la Réforme Sociale, où Le Play a donné la quintescence de ses idées, et je constate que l'opinion de M. Vignes n'est pas la sienne plus que la mienne.

Je pourrais citer d'autres exemples. Sous prétexte d'observation, M. Vignes est, je crois, trop porté à approuver ce qu'il observe. Il est des cas où le blâme peut se produire aussi bien que l'éloge, et la méthode d'observation Le Play l'a montré par son exemple n'est pas nécessairement une méthode d'approbation quand même.

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M. Vignes a fait précéder son ouvrage d'une dissertation sur la méthode. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur cette partie, où le disciple va évidemment plus loin que le maître lui-même. Je n'ai guère besoin qu'un auteur m'explique son orthographe, son style, ses procédés. Qu'il fasse un bon livre, et nous le verrons bien, comme disait Alceste à Oronte à propos du fameux sonnet. Le Play avait quelque raison d'en parler, puisqu'il inaugurait un système nouveau en sociologie. Mais aujourd'hui ce système est connu, et l'on n'arrive guère qu'à prouver que tant vaut l'homme, tant vaut la méthode.

Que M. Vignes ne voie pas là une méchante épigramme. Je veux dire que chacun de nous a sa tournure d'esprit propre, et si la méthode est une théorie philosophique indépendante de tel ou tel esprit, dans la pratique cependant chaque esprit doit se l'assimiler et la faire sienne. L'imitation trop purement matérielle de la meilleure des méthodes peut conduire à des erreurs. Elle y a quelquefois conduit M. Vignes.

MAURICE ZABLET.

DAHOME. NIGER. TOUAREG. Notes et récits de voyage par le commandant TOUTÉE. 1 vol. A. Colin et Cie éditeurs. Paris, 1897.

La lutte d'influence à laquelle se livrent Français et Anglais sur le Niger nous aura au moins valu un fort agréable volume. Même si la mission du commandant Toutée n'a pas de résultats pratiques, nous devrons savoir gré à ceux qui l'ont chargé de reconnaître jusqu'à quel point du fleuve s'étend l'influence anglaise. Assurément, il y a eu des explorations plus particulièrement curieuses; il y en a rarement eu dont la relation soit plus intéressante. Il va sans dire

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