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CORRESPONDANCE

RÉCLAMATION DE M. NITTI.

A M. DE MOLINARI, directeur du

Journal des Economistes, Paris.

Naples, 2 juin 1897.

Monsieur et très honoré confrère,

Dans le dernier numéro du Journal des Economistes (15 mai) M. Rouxel a inséré un compte-rendu de mon livre : La population et le système social, tout. récemment publié par la maison V. Giard et E. Brière dans la traduction française.

M. Rouxel dit beaucoup de mal de mon ouvrage : mais malheureusement sans l'avoir lu. M. Rouxel parle d'un ouvrage qu'il ne connaît que par le frontispice, la préface et quelques pages.

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« Il y a une âme de bonté aussi dans les choses mauvaises » a dit Shakspeare; les livres lorsqu'on a l'habitude d'en parler après la lecture même mauvais, ont toujours quelque chose de bon: une âme de bonté. Malheureusement M. Rouxel me fait dire absolument le contraire de ma thèse. J'ai consacré une grande partie de mon livre seulement à approfondir les causes économiques et sociales qui empêchent à la France d'avoir une haute natalité. Eh bien! M. Rouxel a écrit que si ma théorie était vraie, la population devrait suivre un mouvement très marqué en France.

Et après cette découverte M. Rouxel tire des conclusions à l'infini! Je n'ai rien à dire des railleries de notre excellent confrère. Dans le même numéro du Journal des Economistes, à la page 303, M. Rouxel trouve que la logique et la concision ne sont pas des plus communes parmi les économistes italiens. Je suppose que M. Rouxel n'a aucune notion de l'état actuel de la science économique en Italie. Il n'aurait jamais écrit une chose si fausse et si injuste; car l'état de la science économique en Italie est très avancé et nombre d'économistes italiens n'ont rien à envier aux plus grands économistes étrangers. Sans doute M.Rouxel n'a pas lu avec une attention plus grande que celle accordée à mon livre Population les ouvrages de mes confrères Loria, Cognetti, Ricca-Salerno, Pantaleoni, Pareto, Ferraris, Alessio, Graziani, etc.

Les critiques de M. Rouxel sur mon livre ne touchent que des affirmations quelques fois absolument contraires à ce que j'ai dit. Est-il nécessaire de discuter sur cette base?

Enfin M. Rouxel,non content d'attaquer en moi l'économiste,attaque l'écrivain. Sur ce point il ne m'est pas possible de reconnaître la compétence de M. Rouxel. Mes ouvrages ont eu l'honneur d'être accueillis même en France avec la plus grande sympathie, surtout dans le monde des lettrés. M. Zola m'a fait même l'honneur d'avouer dans le Figaro que le Socialisme catholique (si antipathique à M. Rouxel) était un peu la base de son livre Rome. M. Brunetière, presque toujours, n'a fait que des éloges vraiment flatteurs de mes qualités d'écrivain. Je n'ose garantir la fidélité des traductions; mais si M. Rouxel se donne la peine de les lire, il sera bien possible qu'il soit moins injuste.

FRANCESCO S. NITTI.

M. Nitti assure que je n'ai pas lu son livre. C'est au contraire parce que je l'ai lu entièrement que j'ai été peut-être un peu sévère, impatienté d'y trouver tant de mots et si peu d'idées nouvelles. Quand on ne lit pas les livres, on ne se hasarde pas à les critiquer, alors qu'il es si commode et si peu compromettant de se borner à chanter les louanges des auteurs; on ne s'aperçoit pas non plus des redites trop fréquentes.

Je fais dire à M.Nitti le contraire de ce qu'il a dit.

Ma citation,

à laquelle il fait allusion est guillemettée; il est facile de voir si elle est exacte et si la conséquence que j'en tire est logique. Je ne dis pas que, et la citation et la conséquence ne soient pas en contradiction avec d'autres endroits de son livre, loin de là, mais à qui la faute ? Enfin, j'attaque, dit-il, sa qualité d'écrivain. - Il y a deux sortes d'écrivains les littérateurs et les scientifiques. Je n'ai pas à apprécier les qualités des premiers, mais seulement des seconds. Or, aujourd'hui que l'on a tant à lire, la qualité première de ceux-ci est de ne pas répéter trop souvent les mêmes choses, ce qui est du temps perdu pour les lecteurs, mais de les dire une bonne fois et à la place qui leur convient le mienx. En deux mots, ils doivent composer, et non assembler des notes. Je conteste si peu les qualités d'écrivain de M. Nitti, que je le crois et l'ai dit capable de faire mieux, en observant le vieux précepte qui s'applique aussi bien aux littérateurs qu'aux savants; de tenir plus longtemps son travail sur le chantier.

ROUXEL.

TOME XXX.

JUIN 1897.

309

CHRONIQUE

SOMMAIRE. Le renouvellement du privilège de la Banque de France. transformation des banques privilégiées en trésors de guerre.

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Une pro

position de M. Jaurès. Le protectionnisme à l'école des Beaux-Arts. La confiance envers l'Administration. L'assemblée générale de la Ligue nationale bimétallique. Le bimétallisme en Angleterre. Le rejet du bill des huit heures. Les riches deviennent-ils toujours plus riches et les pauvres plus pauvres? — La loi sur l'émigration en Allemagne. — Spécimen de l'ignorance économique des classes dites éclairées. Les vœux des conseils généraux. L'économie politique d'un chimiste.

La discussion du projet de loi relatif au renouvellement du privilège de la Banque de France a commencé à la Chambre des députés. Comme il fallait s'y attendre, le débat s'est concentré entre les partisans des banques privilégiées et ceux des banques d'Etat. Entre les deux, notre choix ne saurait être douteux. Quelque peu de goût que nous ayons pour le régime actuel, nous le préférons encore à celui de l'Etat banquier. Mais n'est-il pas curieux de remarquer que les principaux soutiens du privilège soient les socialistes eux-mêmes? N'obligent-ils pas les économistes les plus intransigeants à s'y rallier pour éviter un plus grand mal? Si le Socialisme n'existait pas, les monopoleurs n'auraient-ils pas intérêt à l'inventer el, au besoin,à le soudoyer, car il est pour eux la plus sure des sauvegardes.

Cependant les banques privilégiées coûtent cher, et elles n'offrent qu'un faible préservatif au danger du papier-monnaie. Les gouvernements dans l'embarras ne se font aucun scrupule d'obliger les Banques à les en tirer; ils puisent à même dans leurs caisses, en les autorisant à suspendre le remboursement de leurs billets et à transformer ainsi leur monnaie de papier en papiermonnaie dépréciable. Les billets de la Banque d'Angleterre, réputée la plus solide et la plus indépendante des banques privilégiées n'ont-ils pas subi une dépréciation de 30 p. 100 pendant la guerre continentale?

A ce risque qui menace, en cas de guerre, le monde des affaires vient se joindre le renchérissement de l'instrument de la circulation, causé par la transformation des banques privilégiées en trésors de guerre. Tandis que la somme nécessaire pour assurer contre toute éventualité le remboursement des billets n'excède pas un tiers, les encaisses métalliques sont actuellement presque égales au montant de la circulation. Comme on le verra par le relevé suivant, ellés n'ont pas cessé de s'accroître dans toutes les Banques de l'Europe, à la seule exception de la Banque d'Allemagne :

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Avons-nous besoins d'ajouter que les frais d'assurance de l'instrument de la circulation s'en trouvent inutilement accrus au détriment des consommateurs de monnaie. Mais qui se préoccupe aujourd'hui de l'intérêt des consommateurs?

Voici le texte d'une proposition dont M. Jaurès à donné lecture à la Chambre, et qui dépasse visiblement la mesure de l'insenséisme socialiste et parlementaire :

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<<< Art. 1er Toutes les fois que, par l'effet d'une expropriation pour cause d'utilité publique, ou par l'effet d'une loi de douanes, ou par tout autre acte de la puissance publique, des ouvriers seront privés de leur travail, ces ouvriers auront droit à une indemnité égale, au minimum, à une année de salaire.

«

« Art. 2. Il en sera de même pour les ouvriers privés de leur travail par une décision injustifiée des chefs d'industrie, et l'indemnité sera à la charge de ceux-ci. (Applaudissements à l'extrême gauche. Exclamations au centre et à droite).

Nous passons une bonne partie de notre temps à combattre le socialisme. Mais est-ce bien la peine? Les socialistes ne se chargent-ils pas eux-mêmes de le démolir et ne nous suffirait-il pas de les laisser faire?

Le protectionnisme coule décidément à pleins bords. Tandis que les industriels et les agriculteurs se font protéger contre la concurrence étrangère, voici maintenant que les élèves masculins de l'école des Beaux-Arts se lèvent en masse pour conspuer » les concurrence féminine.

Les élèves-hommes, dit à ce propos le Journal des Débats craignent de voir les femmes leur disputer les récompenses, et, au lieu de travailler avec plus d'intelligence pour écarter les concurrentes, ils trouvent plus commode d'organiser des charivaris contre les ateliers de femmes. Il se peut que l'introduction des femmes à l'Ecole des BeauxArts soit préjudiciable à certains élèves-hommes dépourvus de dispositions artistiques et que quelques-unes des récompenses officielles aillent aux femmes au détriment des concurrents masculins. Mais où serait le mal si le succès des élèves-femmes avait pour conséquence de renvoyer à leur profession manuelle certains gaillards qui s'étaient trompés sur leur vraie vocation et qui pourront devenir de bons ouvriers?

Un rédacteur du Matin, M. J. Cornely trace cette esquise pittoresque de la confiance des Français dans l'administration que le monde leur envie :

Parmi les nombreuses qualités qui distinguent le Français du reste de l'univers, il en est peu d'aussi tranchées que sa confiance envers l'administration. Remarquez que je ne dis pas : « envers le gouvernement ». Le Français, en effet, se défie volontiers de son gouvernement. Il le méprise même.

Mais son mépris pour le gouvernement s'allie parfaitement à son fétichisme pour l'administration, et il est persuadé que l'administration a dans sa main tous les bienfaits et tous les fléaux, qu'elle dispose de la grêle, du tonnerre, du feu et de l'eau.

Si une digue cède, si un pont s'effondre, c'est la faute de l'admini:tration. Si un théâtre prend feu, c'est la faute de l'administration, au même titre.

Rien ne décourage ce fétichisme séculaire. Aucune leçon de l'expérience, aucune donnée du bon sens ne prévalent contre lui.

Le bon sens nous révèle que l'administration est composée d'hommes que rien ne distingue intellectuellement ou physiquement du troupeau des administrés et qui, par conséquent, sont, avant tout, exposés à se tromper.

Le bon sens nous apprend que l'administration publique, composée d'hommes peu responsables, peu payés et, par conséquent, peu intel

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