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L'ACCEPTATION DE L'ENQUÊTE

DANS

LA PROCÉDURE CRIMINELLE AU MOYEN AGE

(Suite et fin) (1)

III

Le Livre des usaiges de Guysnes connaît aussi l'acceptation de l'enquête intervenant comme moyen de défense dans une tout autre situation. Ici, c'est une personne, prise par soupçon, et contre laquelle le procès est commencé, qui demande à se mettre en enquête le juge peut accueillir cette demande, mais il peut aussi la repousser, à raison des conséquences graves qu'entraînerait la transaction intervenue.

«Se justice par aucune renommée prent un homme pour aucun villain cas, et il demandait : « Messeigneurs, que me demandez-vous? Je n'ay meffait à nulhuy; » et la justice lui dira: «Nous sommes bien informez de vos faiz, vous viendrez avecques nous; » et il répondra : « Messeigneurs, je ne say comment vous vous estes informez de moy, je me vueil mectre à l'enqueste du pays. » Receu y sera, et se justice sent que ele ne sera point bien informée elle se doit bien adviser avant qu'elle mecte un homme à l'enqueste, car tout homme qui est receu à l'enqueste, au jour que on tiendra ladicte enqueste, doit estre franc et délivré de fers, et ne doit estre nulle part liez ne tenuz, et doit seoir devant les francs hommes sur une pectite sellette. Et là on luy demandera s'il veut ouyr pour luy ou contre luy. Et il respondra, et son conseil dira: « Messeigneurs, nous requerons les noms des tesmoings. » Adonc nommer les luy convient. Et se il dit : « Je les debaz et leurs

(1) V. Revue générale du droit, numéro de janvier-février 1888, p. 13.

deposicions car ils sont tous mes hayneux; » il sera receu et ne pourra la justice plus avant proceder, jusques ad ce qu'il aura rapporté à la cour les reproches desdis tesmoings. Et se il est trouvé qu'ilz soyent ses hayneux, et l'homme se plaint au seigneur souverain des seigneurs à qui on l'aura signiffié; la justice et les tesmoings qui, par dénonciation, l'auront donné à entendre, l'admenderont grandement audit homme, qui, ainsi et par telle manière, sera mis en l'enqueste (1). ►

Il résulte, de ce passage, comme, d'ailleurs, d'un autre cité plus haut (2), que l'acceptation de l'enquête du pays par le prévenu, n'enlevait point à celui-ci le droit de proposer des reproches contre les témoins produits.

La soumission à l'enquête n'intervenait pas toujours, comme ici, dès que le prévenu était arrêté; elle pouvait intervenir seulement au cours du procès; cela se conçoit bien, si l'on se rappelle qu'aux treizième et quatorzième siècles elle avait pour effet de soustraire le prévenu à la torture. Nous en avons un curieux exemple dans un arrêt du parlement de Paris du 15 mars 1342, conservé au Registre criminel de Sainte-Geneviève. Il s'agissait dans l'hypothèse d'une affaire grave; le procureur du roi voulait faire déclarer les religieux de Sainte-Geneviève déchus de leur droit de justice, à raison des excès commis par leurs officiers contre Guillaume de Marianville et Jehanne sa femme, placés sous la sauvegarde spéciale du roi. Lesdits conjoints avaient été pris et emprisonnés par les officiers de Sainte-Geneviève, comme soupçonnés d'avoir volé, pendant sa maladie, Michel de Bourgmale, prieur de Nanterre, dont ils étaient les serviteurs; ils se plaignaient d'avoir été tous les deux longuement retenus en prison, et le mari d'avoir été mis à la torture.

Tenuerant que dictos conjuges incarceratos per spacium vigenti sex septimanarum, nolentes eis aliquatenus viam juris aperire, nec eos admittere ad inquestam, licet super hoc per dictos conjuges et eorum amicos carnales fuissent cepius requisiti ; premissisque non contenti, prefati Johannes de Stratis et Johannes Piqueti (3) et alii eorum complices pluries posuerunt

(1) Op. cit., 8 317.

(2) Voir page 25. Voyez cependant Bouteiller, Somme rur., I, (3) Ce sont les officiers de Sainte-Geneviève.

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prefatum Guillelmum in variis questionibus et tormentis, adeo gravibus quod idem Guillelmus factus ab hoc fuerat inhabilis et impotens de corpore suo, et in tali statu quod nunquam se juvare de membris suis sicut ante faciebat (1). »

Mais les religieux de Sainte-Geneviève répondaient, au contraire, que la femme avait avoué et que le mari avait nié et obstinément refusé de se soumettre à l'enquête; on avait alors fait mine de le mettre à la question selon la coutume de la vicomté de Paris; mais, dès qu'il avait requis l'enquête, on l'avait détaché.

Dicebant preterea prefati religiosi Johannes et Johannes, quod post modum dicta Johanna pluries et diversis diebus, hoc in presencia plurium fide dignorum spontanea volontate et absque coactione quacunque, confessa fuerat quod, tam ipsa per se solam interdum, quam ipsa et etiam dictus maritus, et interdum alie persone cum eis, tempore quo servierant prefato priori, diversis temporibus furtive subtraxerant et sibi applicaverant plura et certa bona dicti prioris in articulis dictorum religiosorum declarata, et quod dicta Johanna premissa confessa fuerat eciam in presencia mariti sui predicti, eumdem maritum de pluribus dictorum furtorum inculpando. Qui quidem maritus negans dicta furta hunquam se voluerat ponere super premissis in inquesta nec in relatione uxoris sui predicte, licet super hoc sepius fuisset requisitus, quod que licet premissis consideratis et attentis licitum esset de consuetudine vicecomitatus Parisiensis prefatum Guillelmum maritum subjicere questionibus vel tormentis, nunquam tamen fuerat idem Guillelmus graviter seu usque ad aliquam corporis vel membrorum lesionem questionatus, sed duntaxat interdum ligatus, recusans semper se subjicere uxoris sue relationi vel inqueste, nisi demum confactus fuit sibi timor seu apparencia questionandi eumdem. Qui postquam inquestam requisiverat statim solutus fuerat vinculis questionum (2). »

Ce récit des religieux, qui fut trouvé exact, car le parlement leur donna gain de cause, fait comprendre clairement comment les choses devaient, le plus souvent, se passer dans la pratique.

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IV

Les textes qui me restent à examiner montrent l'acceptation de l'enquête employée dans le but d'affranchir le juge des règles si gênantes sur les preuves légales. Ils sont d'autant plus intéressants qu'ils appartiennent au quinzième siècle et se rapportent à une juridiction ecclésiastique; ils sont fournis par le Registre de l'officialité de Cerisy (1). Comment cette pratique. s'était-elle introduite dans une juridiction qui appliquait le droit canonique? Etait-ce un emprunt fait à la procédure des cours séculières, ou bien, isolément, les mêmes besoins avaientils introduit de part et d'autre les mêmes expédients? Il ressort toujours de là que cette pratique était d'un usage général.

La preuve normale dans la procédure pénale c'était la déposition de deux témoins oculaires et concordants; mais on conçoit qu'elle était souvent difficile à obtenir. Par l'acceptation de l'enquête, on échappait à la nécessité de la produire. Le prévenu acceptait, en effet, d'être jugé d'après le résultat de l'enquête, tel quel; il suffisait alors de témoins rapportant des faits suffisants pour qu'on pût le croire coupable, ou bien il suffisait de la déposition d'un seul témoin. C'est avec ce caractère que l'acceptation de l'enquête apparaît dans le Registre de l'officialité de Cerisy. L'enquête ne se présente pas ici, d'ailleurs, sous la forme de l'enquête du pays, c'est-à-dire celle où l'on entend toute personne indistinctement, pouvant fournir des renseignements. D'ordinaire, dans la transaction qui intervient, comme je l'ai dit, entre le prévenu et le juge, on désigne nommément les témoins au dire desquels le prévenu se rapporte. Il y a plus, par une convention un peu distincte, mais qui fait mieux comprendre encore la nature de la première, le prévenu remet la décision de la cause à un tiers désigné, qui joue plutôt le rôle d'arbitre que celui de témoin. Voilà ce qui se dégage de l'ensemble; voyons maintenant les textes.

Quelques-uns indiquent seulement, en termes généraux, que le prévenu s'est soumis à l'enquête :

(1) Le registre de l'officialité de Cerisy (1314-1457), édité par Gustave Dupont. Caen, Le Blant-Hardel.

N° 3928 (anno 1411) Jouetus le Touze clericus nobis gagiavit emendam (1) eo quod recognovit se manum injecisse in personam Bertini du Quencin clerici, eo quod dictus Bertinus erat reffutans solvere unam quartam vini quam exposuerat in domo dicti Joueti, quod non dicebat dicto Joueto, et quia dominus officialis super ista se informavit ut dictus Jouetus se consenciit et submisit repperit ulterius quod dictus Jouetus cepit dictum Bertinum a la quenefouille (Gallice) animo malivolo et injurioso taliter quod dictus Bertinus cecidit ad terram; quam emendam taxavimus ad V solidos (2). »

N° 393b« Robertus Jacquez clericus nobis gagiavit emendam eo quod animo injurioso percutit Guillermum le Parfait... et quia etiam sibi imponebatur quod eciam percuterat uxorem dicti le Parfait in illo conflictu, videlicet de quodam lapide per caput usque ad magnam effusionem sanguinis, noluit (3) tamen confiteri sed se submisit ad informacionem, et ita repertum est per informacionem quod dictus Robertus verberaverat dictam mulierem videlicet de quodam lapide quam tenebat in manu sua per caput, usque ad magnam effusionem sanguinis, quam emendam taxavimus ad XVI solidos (4). »

Voici maintenant une cause dans laquelle le prévenu se soumet au témoignage des personnes présentes au fait et qu'il désigne :

N° 415b (an. 1457): « Cum propositum fuisset a parte promotoris contra Guillermum le Roux (alias Gyot) filium Guillermi Panificis, quod percussisset Thomam Cheron clericum animo malivolo, trahendo unam sagittam contra vultum ipsius Cheron circa nasum usque ad mangnam plagam et mangnam sanguinis effusionem, qui quidem Le Roux confessus fuit percussisse dictum Cheron sed non animo malivolo sed a casu fortuito; que quidem partes se submiserunt illis qui erant presentes videlicet in Dionysium Davy, Ricardum Brehier, Robertum Ameline et Thomam Aveton; qui quidem retulerunt, videlicet Dionisius Davy quod audivit quod dictus Le Roux dicebat dicto

(1) Gagiare emendam, c'est promettre de payer l'amende en donnant un gage. Voir mes Etudes sur les contrats dans le très ancien droit français, p. 96, 97.

(2) Registre de Cerisy, p. 308.

(3) Le texte porte voluit, mais c'est évidemment une faute. (4) Registre, p. 312.

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