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rection des offenses faites à la religion. Nous renvoyons, pour ce chapitre, à l'Esprit des Lois, n'ayant pas le temps de nous y arrêter. Pour la même raison, nous passerons aussi sous silence ce qu'il dit sur les inconvénients d'une procédure trop compliquée. On a l'apparence de garanties, et les garanties manquent. La justice devient tellement onéreuse qu'on gagne plus à subir les plus fortes injustices qu'à l'invoquer. Les malheureux plaideurs, condamnés à une longue patience, n'ont souvent que la ruine pour se dédommager d'avoir attendu.

Ce qu'on appelle l'économie politique, c'est-à-dire l'examen de lois relatives à la production et à la distribution de la richesse dans les Etats, ne pouvait être étranger à l'objet de Montesquieu. D'autres s'en occupaient alors. Mais ils évitaient de mêler ces matières à la politique proprement dite. Par suite, ils ne pouvaient faire qu'un travail incomplet. Montesquieu, dans la sphère où il se place, peut prendre un tout autre essor. La pensée suivante, par exemple, me semble préférable à bien des livres écrits sous l'ancien régime et sous le nouveau. Il y a deux sortes de peuples pauvres ceux que la dureté du gouvernement a rendus tels, et ces gens-là sont incapables de presque aucune vertu, parce que la pauvreté fait partie de leur servitude; les autres ne sont pauvres que parce qu'ils ont dédaigné ou parce qu'ils n'ont pas connu les commodités de la vie, et ceux-ci pourront faire de grandes choses, parce que cette pauvreté fait une partie de leur liberté (1); et encore: Lorsqu'un Etat se trouve dépeuplé par des accidents particuliers des guerres, des pestes, des famines, il y a des ressources. Les hommes qui restent peuvent conserver l'esprit de travail et d'industrie; ils peuvent chercher à réparer leurs malheurs et devenir plus industrieux par leur calamité mème. Le mal est presque incurable lorsque la dépopulation vient de longue main, par un vice intérieur et un mauvais gouvernement. Les hommes y ont péri par une maladie insensible et habituelle. Nés dans la langueur et dans la misère, dans la violence ou les préjugés des gouvernements, ils se sont vus détruire souvent sans sentir les causes de leur destruction. Les pays désolés par le despotisme ou par les avantages excessifs du clergé sur les laïques en sont deux grands exemples (2). Les deux causes s'unissaient en France, et tout le monde pouvait s'y rendre compte de la diminution que le chiffre de la population avait subie depuis le moyen âge (3). Dans ces

(1) Esprit des lois, XX, c. III.

(2) L. XXIII, c. XXVIII.

(3) Voltaire (Introduction à l'Essai sur les mœurs) cite le fait suivant, qu'il déclare authentique et confirmé par les registres des grandes villes : « Nous

REVUE GÉNÉRALE DU DROIT. 1888.

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époques de troubles continuels et de grandes calamités, les hommes étaient toujours nombreux; les ravages d'une contagion, d'une famine étaient bientôt réparés. Au temps où Montesquieu écrivait son Esprit des lois, rien ne se réparait plus (voir d'Argenson), et la paix elle-même était meurtrière. Montesquieu disait pourquoi le dépeuplement des provinces, lui-même, invitait les Français à changer un régime destructif de la race humaine.

A. DUMÉRIL,

Doyen de la Faculté des lettres de Toulouse.

(A suivre.)

sommes assez malheureux, » dit-il, « pour que de vingt-six ménages, il n'y en ait d'ordinaire que quatre dont il reste des enfants qui deviennent pères; c'est ce qu'on a calculé sur les relevés des registres de nos plus grandes villes. De mille enfants nés dans une année, il en reste à peine six cents au bout de vingt ans. » M. de Silhouette, dans son ministère, établit une triple capitation sur les célibataires. Mais ce fut purement dans un but financier. Cependant, dans les mémoires qu'il adresse au roi sur les divers impôts qu'il convenait, à son avis, d'établir (1759), il dit que « cette imposition remplira les vœux de tous ceux qui sentent la nécessité de s'occuper de la population déjà trop affaiblie et dont le luxe augmente les pertes chaque jour. » Aujourd'hui, la population de la France s'accroit beaucoup moins vite, proportionnellement, que celle de presque toutes les autres nations de l'Europe. « Chaque année, il naît un peu moins d'enfants que l'année précédente. En 1885, il en est né quinze mille de moins qu'en 1884, et ce sera pis encore au prochain recensement. La natalité décroit en France avec une vitesse uniformément accélérée comme celle des corps pesants qui tombent dans le vide» (J. Rochard, Assoc. franç. pour l'avancement des sciences, 1887, 11).

VARIÉTÉS ET MÉLANGES

L'EMPRISONnement POLITIQUE EN RUSSIE. Prison Life of the Russian Revolutionists and Russian provincial prisons, par M. George Kennan (1). Century Magazine, décembre 1887 et avril 1888. L'animosité violente du nihilisme contre le gouvernement russe ne saurait s'expliquer suffisamment par des considérations politiques. Un citoyen de la libre Amérique, lui-même, ne peut arriver à comprendre que, pour obtenir la liberté de la presse ou de la tribune, quarante-sept jeunes gens et jeunes filles aient spontanément offert d'assassiner le Tzar en 1879, au moment où le comité venait de décider le crime. Il faut ajouter, selon toute vraisemblance, un grief personnel de la part de ces malheureux, à tous leurs rêves de régénération sociale. On trouverait, peut-être, la clef du mystère dans la manière dont les suspects politiques sont traités durant leur incarcération provisoire ou définitive, jusque dans les grandes prisons d'Etat la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul, le château de Schlusselbourg, les prisons de Moscou, de Kiev, d'Odessa.

On compte, en Russie, 884 prisons, soumises toutes, en théorie, à une même réglementation; mais, en réalité, peut-être n'en est-il pas vingt qui soient dirigées de la même façon, et pas une dont le régime reste invariable pendant trois années consécutives. L'arbitraire y règne en souverain, avec son cortège habituel de scandales, au vu et su du gouvernement qui n'imagine pas comment intervenir. Le personnel, médiocrement salarié, est nécessairement de qualité très inférieure. A Pétersbourg, le surintendant de la grande maison de détention préventive ne reçoit que 900 roubles par an, outre la table et le logement; son premier adjoint reçoit 400 roubles. Les traitements des directeurs, en d'autres prisons de la capitale, ne sont que de 350 et de 200 roubles. En province, le traitement est encore moindre. On juge ce qui doit en être pour le personnel inférieur. De là vient que,

(1) Le lecteur se rappellera, sans doute, s'il veut juger équitablement la question, les renseignements curieux que nous avons publiés ici méme sur les insuffisances du régime pénitentiaire aux Etats-Unis. Il ne paraît pas, d'ailleurs, qu'en France nous ayons atteint l'idéal, si l'on s'en réfère aux critiques du prince Krapotkine dans le Nineteenth Century, de M. d'Haussonville dans la Revue des Deux-Mondes, enfin des orateurs qui ont abordé ce sujet, à la tribune de la Chambre, lors de la discussion du présent budget, 1888. R. K.

tout le long de la hiérarchie, on spécule sur les fournitures, les besoins, les vices des prisonniers, et que l'on voit mettre quelquefois ceux-ci en liberté clandestine, afin que, travaillant ou mendiant en ville, ils puissent partager leur gain avec les geôliers.

La surveillance appartient à trop de gens pour être sérieuse. Elle concerne : 1o les directeurs de la prison; 2o la commission des prisons; 3° la police municipale; 4° la police du circuit; 5° les bureaux du contrôle pénitentiaire; 6o les ispravniks (chefs de la police); 7° le gouverneur. Ajoutez encore: 8° le conseil municipal; 9° le procureur; 10° le gouverneur général; 11° l'administration centrale des prisons; 12o le ministre de l'Intérieur. Malgré tant de contrôleurs, les illégalités sont si fréquentes que personne ne se fait scrupule d'en commettre. Chaque attentat nouveau des nihilistes se traduit par un redoublement de vexations pénitentiaires, qui augmentent d'autant la fureur des révolutionnaires et provoquent de nouveaux at

tentats.

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Il existe une classe de suspects politiques que l'on appelle neblagonadezhni, c'est-à-dire les individus « dont il n'y a rien de bon à attendre. En 1880, sous le ministère libéral de Loris Mélikov, le chiffre officiel des personnes soumises à la surveillance de la police était de 2837; mais ce n'était là qu'une fraction minime du nombre des neblagonadezhni. A la première alerte, on incarcère ou déporte dans une autre province quelques-uns de ces suspects, fût-ce des enfants de quinze à dix-sept ans. Tantôt ils ont reçu simplement une lettre de provenance douteuse, tantôt on les a vu sortir le soir d'une maisons mal fréquentée. Le général Strelnikov incarcéra, de la sorte, 448 personnes en trois jours à Odessa; 89 à Kiev, presque en même temps; et plusieurs centaines d'individus à Kharkov, Nicolaïev, Pultava, Koursk, etc. Peu de jours après, il fut assassiné à Odessa.

D'ordinaire, le suspect incarcéré est abandonné à ses réflexions, en cellule, au secret, pendant deux ou trois semaines, ignorant la cause de son arrestation. Puis, il comparaît devant un chef de police qui lui fait subir un interrogatoire préliminaire, sans lui révéler rien des charges au dossier, sans le confronter avec les témoins, sans lui permettre un avocat. Si l'accusé refuse de répondre, la mise au secret peut se prolonger pendant des mois. Au besoin, on fabrique de fausses confessions de complices pour encourager les aveux. C'est ainsi qu'une jeune fille de dix-huit ans, Marie Kaluzhnaya, appartenant à une famille commerçante d'Odessa, ayant été trompée par une pièce fausse, se vengea, le 21 août 1884, des aveux qu'on lui avait extorqués, en assassinant le colonel des gendarmes Katanski, coupable d'avoir préparé le piège. D'autres fois, on fait intervenir les supplications des parents; ou, à l'inverse, on déclare au suspect qu'il ne pourra com

muniquer avec aucun des siens, avant d'être entré dans la voie des aveux. Une jeune mère, emprisonnée avec son petit enfant, fut même un jour menacée de se le voir enlever la menace ne pouvait être mise à exécution, mais la jeune femme vécut dans des transes pendant plusieurs semaines, elle eut cependant le courage de persister dans son mutisme.

La vérité est que, dans ce duel impitoyable, les fonctionnaires croient uniquement se défendre par des moyens licites en agissant de la sorte. Les meilleurs perdent toute patience devant leurs adversaires (1).

Entre autres griefs des révolutionnaires, il faut citer la prolongation de détention préventive dans les conditions que nous venons d'indiquer. En 1881, au moment du procès des régicides, M. Gérard, l'un des meilleurs avocats de Pétersbourg, fit observer que, sur plus de mille personnes arrêtées pour participation à la propagande révolutionnaire, de 1872 à 1875, et maintenues en prison cellulaire pendant une durée variant d'un à quatre ans, 193 seulement avaient été jugées, et, sur ce nombre, 90 avaient été acquittées par les propres juges du gouvernement. Le ministre de la justice avait donc reconnu lui-même l'innocence de 900 inculpés, dont 80, environ 10 pour 100, s'étaient suicidés ou étaient devenus fous dans l'intervalle. Le tribunal interdit à M. Gérard d'insister sur ce fait, quoique l'un des acquittés eût raison d'observer qu'avant de leur infliger trois ou quatre ans de prison dans les casemates de Saint-Pierre et Saint-Paul, on aurait dû commencer par s'assurer de leur culpabilité.

La procédure est extrêmement lente. Voici l'ordre qu'elle suit : arrestation généralement nocturne et incarcération immédiate; interrogatoire préliminaire par un officier de gendarmes, au bout de deux ou trois semaines de cellule; enquête subséquente de la police sur les faits et gestes de l'inculpé; rapport au procureur; interrogatoire par ce dernier, dopros, où se révèle enfin la nature de l'accusation.

Celle-ci repose d'ordinaire sur une infraction aux sections 245, 249 et 250 du code pénal, lesquelles prévoient et prohibent, non seulement toute tentative de révolution violente, ou même toute publication contraire au respect de l'autorité, mais jusqu'aux études qui tendraient à introduire un jour quelque changement dans l'administra

(1) L'auteur de cette étude, qui doit servir d'introduction à une enquête sur la déportation en Sibérie, remarque qu'il n'a pas rencontré, auprès des fonctionnaires russes, un accueil assez ouvert pour être en mesure d'exposer la situation à leur point de vue. Il ne désespère pas d'y arriver; il n'entend pas prendre parti pour les nihilistes, quoique les circonstances l'obligent à reproduire surtout leurs dépositions.

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