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Sir Henry MAINE

La Revue générale du Droit vient d'éprouver une perte cruelle dans la personne de Sir Henry Maine, l'un de ses directeurs. L'annonce de sa mort nous est arrivée trop tard pour qu'il nous fût possible de rendre à l'illustre savant, dans notre dernière livraison, le tribut d'hommages que nous lui devons. Mais la Revue ne saurait oublier ni l'excellent accueil qu'elle reçut de lui dès ses débuts, lorsque les fonctions de directeur lui furent offertes en 1877, ni le bienveillant appui qu'il continua toujours de lui prêter. Elle était fière de compter parmi ses collaborateurs un homme dont l'autorité scientifique n'est pas moins établie dans le monde entier qu'elle peut l'être aux yeux de nos lecteurs habituels; et, d'autre part, elle s'estimait heureuse de pouvoir lui servir d'intermédiaire auprès du public français. Nous espérions que, souvent encore, son nom brillerait au bas de nos pages; que de nouveaux mémoires viendraient nous révéler le fécond travail que ne pouvait manquer d'opérer dans son esprit les découvertes récentes, au courant desquelles il se tenait assidûment. Et sa carrière se trouve brusquement close par la mort, qui l'enlève en pleine réputation, en pleine possession de ses facultés, au milieu de sa tâche, ne nous laissant plus à méditer d'autre enseignement de lui que le spectacle d'une vie consciencieuse, toute absorbée par l'accomplissement de ses devoirs et par le culte vraiment désintéressé de la science!

Nous n'avons pas à juger ici son œuvre. Ce n'est pas au lendemain de sa disparition que le rôle d'un grand esprit peut ressortir au plan qui lui convient. Il faut attendre que son influence ait achevé de se faire sentir; que sa place se marque naturellement parmi ses contemporains, à mesure que l'éloignement permettra de mieux reconnaître la part qui lui revient, en somme, dans le mouvement général des idées ambiantes. Nous osons d'ailleurs espérer qu'un jour à venir prochainement, une plume autorisée celle d'un de ses fils nous donnera de sa figure un portrait minutieux et définitif, comme il vient d'être fait pour Darwin, et comme il est fait si souvent en Angleterre, même pour des gens de bien moindre importance. Aujourd'hui nous ne voulons que rappeler en quelques mots le souvenir de l'homme et de sa carrière, très peu connus de ce côté du détroit.

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Fils d'un médecin, Henry James Sumner Maine, était né, probablement dans le comté d'Oxford, en 1822. Sa famille, d'origine écossaise, avait quelques attaches avec la France, l'une de ses tantes ayant épousé un gentilhomme de Normandie, ce qui lui donna fréquemment l'occasion de séjourner dans cette province pendant sa jeunesse. Ses études furent des plus brillantes. D'abord élève de Christ's Hospital, il s'inscrivit ensuite à l'Université de Cambridge, sa véritable Alma Mater, qui devait lui conférer ses premiers et ses derniers honneurs. Encore étudiant à Pembroke-College, il remporta quantité de ces victoires universitaires qui comptent dans la vie d'un Anglais plus que dans la nôtre, et que tout biographe qui se respecte ne saurait manquer d'enregistrer scrupuleusement. Il est à noter que les aptitu des de notre jeune Undergraduate paraissaient déjà, si l'on en juge par la diversité de ses triomphes, merveilleusement variées : médaille pour l'ode grecque, médaille pour l'épigramme latine, médaille pour la poésie anglaise, succès non moins éclatants dans la sphère des mathématiques, où Cambridge était alors sans rivale en Angleterre. Ce sont les esprits équilibrés de la sorte qui répondent le mieux à ce type de perfection que l'on appelait, au dix-septième siècle, l'honnête homme, et qui, par la pondération de leurs facultés, servent le plus solidement la cause du progrès. Mais la science du Droit l'attirait de préférence. Après avoir conquis ses grades académiques, en 1844, le jeune Henry Maine émigra de Pembroke-College à Trinity-Hall, qui lui offrait le titre de Fellow; et, dès l'âge de vingtcinq ans, en 1847, il était, par une faveur extraordinaire que justifiaient ses mérites exceptionnels, nommé Regius Professor de Droit civil, c'est-à-dire de Droit romain. Dans ce nouveau milieu, il rencontra son élément. Trinity-Hail ne représente pas l'un des grands collèges de Cambridge; mais sa réputation n'en est point diminuée, parce qu'elle repose sur une spécialité, l'étude du Droit en vue de la pratique. Presque tout le personnel s'y destine au barreau; et les Fellows du collège sont même tenus, d'ordinaire, en recevant leur titre, de s'engager à suivre franchement la carrière juridique. M. Maine n'a jamais plaidé que nous sachions, à la barre d'un tribunal, quoiqu'il fût devenu régulièrement avocat, en 1850. Mais, après sept années d'enseignement à Cambridge, il dut abandonner sa chaire, en 1854, pour devenir professeur à Middle-Temple, l'une de ces grandes Inns de Londres, où se recrute plus particulièrement le corps. des praticiens anglais. Ce fut là qu'il écrivit son premier mémoire important, sur l'Etude du Droit romain et l'Education juridique, mémoire publié dans les Cambridge Essays de 1856 (1), et que l'on ne

(1) Réimprimé en 1876, dans la 3° édition des Communautés de Village.

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perd rien à relire, tant il semble de circonstance en ce moment où de prétendus esprits positifs instruisent pour la cent-unième fois le procès cent fois jugé des études classiques. L'auteur s'y montre déjà avec ses qualités puissantes, sa maturité et sa prudence de réflexion, sa sobriété d'exemples, et cette curieuse faculté de rapprochements ingénieux, qui fait de la lecture de ses ouvrages une surprise continue. En 1864, date capitale de sa vie, parut L'Ancien Droit, aujourd'hui fameux dans tout le monde des jurisconsultes, de Melbourne à San Francisco, et que nous avons vu figurer naguère jusque sur les programmes de l'Université de Tokio. En Angleterre, le livre sert de Text-book aux examens universitaires. Chose étrange, c'est peut-être en France qu'il est le moins connu. Notre public, en dehors d'une élite qui comprend naturellement nos professeurs de Faculté, semble réfractaire aux importations de l'étranger, à tout ce qui n'est point coulé dans le moule habituel de ses idées. S'il adopte quelquefois, avec une apparence d'engouement, des œuvres d'imagination écrites hors de ses frontières, c'est parce qu'il espère y trouver, avec la fatigue en moins, un peu de ce délassement curieux que procurerait un voyage d'agrément; puis, la critique légère des journaux et des revues mondaines lui en facilite l'assimilation. Mais il est moins accessible aux œuvres sérieuses. On en citerait plus d'un exemple, ne serait-ce que celui d'Austin, très influent en Angleterre sur l'esprit des jurisconsultes, auquel M. Maine renvoie fréquemment dans ses livres, mais dont, à notre connaissance, aucun écrivain de Droit français n'a jamais daigné même citer le nom. Peut-être, d'ailleurs, par un inconvénient presque inévitable, les efforts d'une traduction pour être sincère (et M. Maine tenait beaucoup à l'exactitude sur ce point) viennent-ils alourdir quelque peu la pensée de l'auteur. Toujours est-il que, si devant l'immense et juste succès de la Cité Antique, on ne saurait mettre, chez nous, en doute l'intérêt du public lettré, pour ces questions attachantes, cependant la méconnaissance de L'Ancien Droit (1) ainsi que des autres ouvrages qui lui font suite, et l'ignorance ordinaire du nom de l'auteur, ne laissent pas de frapper comme un symptôme bizarre de paresse ou de superficialité d'esprit.

Tout à l'inverse, en Angleterre, l'impression fut profonde. Depuis l'Origine des Espèces de Darwin, publiée quinze mois auparavant, aucun livre n'avait produit une plus vive sensation. Aussi bien était-ce comme une application imprévue des théories nouvelles aux antiquités du Droit grec et romain; et l'on découvrait aisément, entre les idées de Maine et de Darwin, un accord marqué dans leur façon de comprendre l'évolution du monde matériel et social. — Le Gouverne

(1) Traduit par M. Courcelle-Seneuil, en 1874.

ment anglais, toujours désireux d'utiliser les talents qui se révèlent, se hâta, l'année suivante (1862), de conférer à l'auteur le poste de Membre jurisconsulte près du Gouvernement de l'Inde. Le Membre jurisconsulte est, comme on sait, spécialement chargé de la législation (1). C'est une de ces situations magnifiques, rehaussées par un traitement princier, qui mettent un homme en évidence pour tout le reste de sa vie. Ce fut aussi tout profit pour la science, car M. Maine devait revenir de l'Inde, sept ans après, muni de documents pleins d'inédit, d'observations éminemment précieuses sur les mœurs des indigènes. Jamais la maxime dirigeante de l'administration anglaise, The Right Man in the Right Place, n'avait obtenu plus heureux effet. Envoyer au milieu de Primitifs appartenant à notre race, ce savant tout préoccupé de nos origines, était une inspiration maîtresse dont le Gouvernement, peut-être, ne soupçonnait pas toute la portée. En outre, M. Maine fut chargé de remplir, pendant quelque temps, les fonctions de vice-chancelier de l'Université de Calcutta, fonctions qui le mettaient en contact plus direct avec la jeune Inde, et lui facilitaient les moyens de mesurer tout le développement dont l'esprit indigène paraît susceptible (2). En s'assurant que ce développement peut devenir égal au nôtre, M. Maine constatait d'autant mieux l'identité de race, et pouvait d'autant plus sûrement en conclure l'affinité vraisemblable des institutions anciennes de l'Inde et de l'Europe.

A son retour en Angleterre, en 1869, il accepta de remonter en chaire, cette fois à l'Université d'Oxford. Il s'agissait d'inaugurer un cours de Droit comparé, à la récente fondation duquel le souvenir de son Ancien Droit n'avait pas été tout à fait indifférent; et, de ce nouvel enseignement, sortit le beau livre sur les Communautés de Village en Orient et en Occident (1874), où M. Maine démontrait le communisme des biens chez les Primitifs, non plus en s'appuyant presque uniquement sur l'étude des textes ou sur des conjectures, comme on l'avait pu faire avant lui, mais en apportant à l'appui de sa thèse quantité d'observations curieuses prises sur le vif. A cet égard, le livre restera comme un document; car l'Inde se transforme vite, et les observateurs qui se succèdent ne se trouvent plus en face des mêmes tableaux. Le Gouvernement anglais répondit à cette publication

(1) Les principaux actes législatifs passés dans l'Inde, sous l'inspiration de M. Maine, ou dont il est, pour ainsi dire, l'auteur, sont : le Succession & Marriage Act (1865), le Companies Act (1866), le General Clauses Act (1868), et le Divorce Act (1869).

(2) Il a prononcé, en cette qualité de vice-chancelier, trois discours excellents (1864-6), réimprimés en 1876 dans la 3′ édition des Communautés de Village, et qui montrent sa rare sagacité d'éducateur.

qui témoignait d'une si haute intelligence des Asiatiques, en nommant M. Maine membre du Conseil métropolitain de l'Inde; et, l'année suivante (1872), chevalier-commandeur de l'Etoile de l'Inde. M. Maine, - désormais Sir Henry Maine, n'en continua qu'avec plus d'assiduité ses travaux. En 1873, il devenait Bencher de Middle-Temple, dont il faisait déjà partie, ainsi que de Lincoln's Inn, - et publiait une Etude sur le Témoignage devant le Droit anglais et le Droit indien, à propos du code criminel élaboré par Sir James Stephen (1); en 1875, paraissait son livre sur Les Institutions primitives, d'après les curieuses coutumes irlandaises et celtiques (2), en même temps qu'il exposait à Cambridge, dans une conférence pleine d'aperçus judicieux, l'Influence de l'Inde sur les Idées de l'Europe moderne (3). Puis, se suivent, dans la Fortnightly Review et le Nineteenth Century, des Essais qui ont été traduits ici même, de 1877 à 1882 (4), et qui devaient, avec d'autres Etudes inédites, former le volume sur l'Ancien Droit et la Coutume primitive (5), complément nécessaire de ses travaux antérieurs, publié en 1883.

Cependant, en 1877, la Maîtrise ou direction du collège de de Trinity-Hall étant devenue vacante, les Fellows se partagèrent en deux camps, dont l'un portait, comme candidat, le plus ancien Fellow du collège, et l'autre le professeur Fawcett. L'entente paraissant impossible, la nomination risquait d'être abandonnée au duc de Devonshire, chancelier de l'Université. Pour parer à cette déchéance imminente de leur droit, les deux partis s'accordèrent sur le nom d'Henry Maine, qui fut, à l'unanimité, le 27 décembre, élu maître du collège où il avait fait ses débuts, et qui, par suite, résigna, en 1878, sa chaire d'Oxford. Son élection fut une singularité; d'ordinaire, en effet, les maîtrises,» Masterships, sont des apanages de la cléricature, et le docteur Maine se trouva, pour l'instant, le seul maître laïque de Cambridge, tout comme, à l'Université rivale d'Oxford, le maître du collège de Merton. Cette fois encore, la position n'avait rien que d'enviable. Les maîtrises représentent quelques-unes de ces riches et

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(1) Réimprimée dans la 3° édition des Communautés de Village.

(2) Traduit, en 1880, par M. Durieu de Leyritz. Voir le compte rendu de M. Brocher, dans la Revue de 1878.

(3) Réimprimé dans la 3° édition de Communautés de Village.

(4) Fortnightly Review, avril 1887, La Propriété féodale en France et en Angleterre (Revue générale du Droil, 1877). Nineteenth Century, nov. 1877, Slaves du Sud et Radjpoutes (ibid., 1878-79). Fortnightly Review, mai 1879, La Codification d'après les idées antiques (ibid., 1880); nov. 1881, La Royauté primitive et la Justice civile (ibid., 1882); février 1882, La Royauté primitive et la Succession au trône.

(5) Traduit en 1884. Voir le compte rendu de M. Guillouard, dans la Revue de 1885.

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