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LE PAUVRE DIABLE.

Qu

UEL parti prendre? où fuis-je ? & qui dois-je être? Né dépourvu, dans la foule jetté,

Germe naiffant par les vents emporté,

Sur quel terrain puis-je espérer de croître?
Comment trouver un état, un emploi ?
Sur mon destin, de grace inftruisez-moi.
Il faut s'inftruire & fe fonder foi-même,
S'interroger, ne rien croire

que foi,
Que fon inftinet; bien favoir ce qu'on aime;
Et fans chercher des confeils fuperflus,
Prendre l'état qui vous plaira le plus.
J'aurais aimé le métier de la guerre.
Qui vous retient? allez; déjà l'hiver
A difparu; déjà gronde dans l'air
L'airain bruyant, ce rival du tonnerre;
Du duc de Broglie ofez fuivre les pas;
Sage en projets, & vif dans les combats,
Il a transmis fa valeur aux foldats;

Il va venger les malheurs de la France:
Sous fes drapeaux marchez dès aujourd'hui,
Et méritez d'être apperçu de lui.

-Il n'eft plus tems, j'ai d'une lieutenance
Trop vainement demandé la faveur,
Mille rivaux briguaient la préférence;
C'est une preffe! En vain Mars en fureur
De la patrie a moiffonné la fleur,
Plus on en tue, & plus il s'en préfente;

Ils vont trottant des bords de la Charente,
De ceux du Lot, des côteaux Champenois,
Et de Provence, & des monts Francomtois,
En botte, en guêtre, & fur-tout en guenille,
Tous affiégeant la porte de Crémille,
Pour obtenir des maîtres de leur fort
Un beau brevet qui les mène à la mort.
Parmi les flots de la foule empreffée,
J'allai montrer ma mine embarraffée;
Mais un commis me prenant pour un fot,
Me rit au nez, fans me répondre un mot;
Et je voulus après cette aventure,

Me retourner vers la magiftrature.

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Eh bien ! la robe eft un métier prudent;
Et cet air gauche, & ce front de pédant,
Pourront encor paffer dans les enquêtes ;
Vous verrez là de merveilleuses têtes!
Vite achetez un emploi de Caton;
Allez juger; êtes-vous riche? Non,
Je n'ai plus rien, c'en eft fait. Vil atome!
Quoi! point d'argent ? & de l'ambition!
Pauvre impudent, appren qu'en ce royaume
Tous les honneurs font fondés fur le bien.
L'antiquité tenait pour axiome,

Que rien n'eft rien, que de rien ne vient rien.
Du genre humain connai quelle est la trempe;
Avec de l'or je te fais préfident,

Fermier du roi, conseiller, intendant.

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Tu n'as point d'aile, & tu veux voler! rampe.

Hélas! Monfieur, déjà je rampe affez. Ce fol efpoir qu'un moment a fait naître Poéfies. Tome I.

V

153

Ces vains defirs pour jamais font paffés :
Avec mon bien j'ai vu périr mon être.
Né malheureux, de la craffe tiré,

Et dans la craffe en un moment rentré,
A tous emplois on me ferme la porte.
Rebut du monde, errant, privé d'espoir,

Je me fais moine, ou gris, ou blanc, ou noir,
Rafé, barbu, chauffé, déchaux, n'importe.
De mes erreurs déchirant le bandeau,
J'abjure tout; un cloître eft mon tombeau;
J'y vais defcendre; oui, j'y cours.
Imbécile,
Va donc pourrir au tombeau des vivans.
Tu crois trouver le repos, mais apprends
Que des foucis c'est l'éternel afyle,
Que les ennuis en font leur domicile,
Que la difcorde y nourrit fes ferpens,
Que ce n'est plus ce ridicule tems
Où le capuce, & la toque à trois cornes,
Le fcapulaire & l'impudent cordon

Ont extorqué des hommages fans bornes.
Du vil berceau de fon illufion

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La France arrive à l'âge de raifon;
Et les enfans de François & d'Ignace

Bien reconnus font remis à leur place.
Nous faifons cas d'un cheval vigoureux,
Qui déployant quatre jarrets nerveux,
Frappe la terre & bondit fous fon maître ;
J'aime un gros bœuf, dont le pas lent & lourd,
En fillonnant un arpent dans un jour,

Forme un gueret où mes épis vont naître ;

L'âne me plaît, fon dos porte au marché

Les fruits du champ que le ruftre a béché ;
Mais pour le finge, animal inutile,
Malin, gormand, faltimbanque indocile,
Qui gâte tout, & vit à nos dépens,
On l'abandonne aux laquais fainéans.
Le fier guerrier, dans la Saxe en Thuringe,
C'est le cheval: un (a) Pequet, un (6) Pleneuf,
Un trafiquant, un commis cft le boeuf,

Le peuple eft l'âné, & le moine est le finge.
--S'il eft ainsi, je me décloître. O ciel !
Faut-il rentrer dans mon état cruel!

Faut-il me rendre à ma première vie !

Quelle était donc cette vie?

Un enfer,

Un piège affieux tendu par Lucifer.
J'étais fans biens, fans métier, fans génie,
Et j'avais lu quelques méchans auteurs;
Je croyais même avoir des protecteurs.
Mordu du chien de la Métromanie,

Le mal me prit, je fus auteur auffi.

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pas réuffi,

Je le vois trop. Çà, fai-moi, pauvre Diable,
De ton défaftie un récit véritable.

Que faifais-tu fur le parnaffe? - Hélas!
Dans mon grehier entre deux fales draps,
Je célébrais les faveurs de Glicère,
De qui jamais n'approcha ma mifère ;
Ma trifte voix chantait d'un gofier fec
Le vin mouffeux, le Frontignan, le Grec;
Buvant de l'eau dans un vieux pot à bière;

(a) Premier commis, grand travailleur.

(b) Intendant des vivres, grand travailleur auffi.

que

Faute de bas paffant le jour au lit,
Sans couverture, ainfi fans habit,
Je fredonnais des vers fur la pareffe :
D'après Chaulieu je vantais la molleffe.
Enfin un jour qu'un furtout emprunté
Vêtit à crû ma trifte nudité,
Après-midi, dans l'antre de Procope,
(C'était le jour que l'on donnait Mérope)
Seul dans un coin, penfif & confferné,
Rimant une ode, & n'ayant point dîné,
Je m'accoftai d'un homme à lourde mine,
Qui fur fa plume a fondé fa cuisine
Grand écumeur des bourbiers d'Hélicon,
De Loyola chaffé fes fredaines,
pour
Vermiffeau né du cu de Des Fontaines,
Digne en tout fens de fon extraction,
Lâche Zoïle, autrefois laid Giton.
Cet animal fe nommait Jean Fréron.
J'étais tout neuf, j'étais jeune, fincère,
Et j'ignorais fon naturel félon.
Je m'engageai fous l'espoir d'un falaire,
A travailler à fon hebdomadaire,
Qu'aucuns nommaient alors patibulaire.
Il m'enfeigna comment on dépeçait
Un livre entier, comme on le recoufait,
Comme on jugeait du tout par la préface,
Comme on louait un fot auteur en place,
Comme on fondait avec lourde roideur
Sur l'écrivain pauvre & fans protecteur.
Je m'enrôlai, je fervis le corfaire;
Je critiquai, fans esprit & fans choix,

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