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qu'ils mangeaient les autres hommes comme des sauterelles. Ainsi le monde, ma chère Philothée, diffame tant qu'il peut la sainte dévotion, dépeignant les personnes dévotes avec un visage fâcheux, triste et chagrin, et publiant que la dévotion rend l'humeur mélancolique et insupportable. Mais comme Josué et Caleb protestaient que non seulement la terre promise était bonne et belle, mais aussi que la possession en serait douce et agréable; de même le Saint-Esprit, par la bouche de tous les saints, et Notre-Seigneur par la sienne prope, nous assurent que la vie dévote est une vie douce, heureuse et agréable.

Le monde voit que les dévots jeûnent, prient et souffrent les injures, servent les malades, donnent aux pauvres, veillent, répriment leur colère, étouffent leurs passions, se privent des plaisirs sensuels, et font mille autres choses, qui, en elles-mêmes et de leur nature, sont âpres et rigoureuses. Mais le monde ne voit pas la dévotion intérieure qui rend toutes ces actions agréables, douces et faciles. Regardez les abeilles sur le thym, elles y trouvent un suc fort amer; mais en le suçant, elles le convertissent en miel, parce que telle est leur propriété. O mondain ! les âmes dévotes trouvent, il est vrai, beaucoup d'amertume en leurs exercices de mortification; mais en les faisant, elles les convertis

sent en douceur et suavité. Les feux, les flammes, les roues, les épées semblaient des fleurs et des parfums aux martyrs, parce qu'ils étaient dévots; si la dévotion peut donner de la douceur aux plus cruels tourments et à la mort même, que ne fera-t-elle pas pour la pratique de la vertu? Le sucre adoucit les fruits encore verts et corrige la crudité et malignité de ceux qui sont bien mûrs. Or, la dévotion est le vrai sucre spirituel, qui ôte aux mortifications ce qu'elles ont d'amer et aux consolations ce qu'elles ont de nuisible; elle ôte le chagrin aux pauvres et l'empressement aux riches, la désolation à l'oppressé et l'insolence au favorisé, la tristesse aux solitaires et la dissolution à celui qui est en compagnie, elle sert de feu en hiver et de rosée en été; elle sait vivre dans l'abondance et souffrir la pauvreté; elle rend également utile l'honneur et le mépris; elle reçoit le plaisir et la douleur avec un cœur presque toujours semblable, et nous remplit d'une suavité merveilleuse.

Contemplez l'échelle de Jacob, (car c'est le vrai portrait de la vie dévote); les deux côtés entre lesquels on monte et auxquels les échelons se tiennent, représentent l'oraison qui obtient l'amour de Dieu et les sacrements qui le confèrent; les échelons ne sont autre chose que les divers degrés de charité, par lesquels l'on va de vertu en vertu, soit que l'on

descende par l'action au secours et support du prochain, soit que l'on monte par la contemplation jusqu'à l'union amoureuse de Dieu. Or, voyez, je vous prie, ceux qui sont sur l'échelle, ce sont des hommes qui ont des cœurs angéliques, ou des anges qui ont des corps humains. Ils ne sont pas jeunes; mais ils semblent l'être, parce qu'ils sont pleins de vigueur et d'agilité spirituelle; ils ont des ailes pour voler et s'élancent en Dieu par la sainte oraison; mais ils ont des pieds pour cheminer avec les hommes par une sainte et aimable couversation; leurs visages sont beaux et gais, parce qu'ils reçoivent toutes choses avec douceur et suavité; leurs pieds, leurs bras et leur tête sont tout à découvert, parce que leurs pensées, leurs affections et leurs actions n'ont d'autre motif que de plaire à Dieu; le reste de leur corps est couvert, mais d'une belle et légère robe, parce que, s'ils usent de ce monde et des choses mondaines, c'est d'une façon toute pure et sincère, n'en prenant que légèrement ce qui est requis pour leur condition. Telles sont les personnes dévotes. Croyez-moi, chère Philothée, la dévotion est la douceur des douceurs et la reine des vertus; c'est la perfection de la charité. Si la charité est un lait, la dévotion en est la crême; si elle est une plante, la dévotion en est la fleur; si elle est une pierre précieuse, la dévotion en est l'éclat; si

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elle est un baume précieux, la dévotion en est l'odeur, et l'odeur de suavité, qui conforte les hommes et réjouit les anges.

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CHAPITRE III.- Que la dévotion convient à toutes sortes de vocations et professions.

Ieu commanda en la création aux plantes de porter leurs fruits, chacune selon son genre; ainsi commande-t-il aux chrétiens, qui sont les plantes vivantes de son Eglise, qu'ils produisent des fruits de dévotion, chacun selon sa qualité et vocation. La dévotion doit être différemment exercée par le gentilhomme, par l'artisan, par le valet, par le prince, par la veuve, par la fille, par la mariée; et non seulement cela, mais il faut accommoder la pratique de la dévotion aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier. Je vous prie, Philothée, serait-il à propos que l'évêque voulût être solitaire comme les chartreux? et, si les personnes mariées ne pensaient point à augmenter leur fortune non plus que les capucins, si l'artisan était tout le jour à l'église comme le religieux, et le religieux toujours exposé à toutes sortes de rencontres pour le service du prochain, comme l'évêque, cette dévotion ne

serait-elle pas ridicule, déréglée et insupportable? Cette faute, néanmoins, arrive bien souvent, et le monde qui ne discerne pas, ou ne veut pas discerner entre la dévotion et l'indiscrétion de ceux qui pensent être dévots, murmure et blâme la dévotion, laquelle ne peut mais de ces désordres.

Non, Philothée, la dévotion ne gâte rien quand elle est vraie; mais elle perfectionne tout, et, lorsqu'elle est un obstacle à la légitime vocation de quelqu'un, elle est évidemment fausse. "L'abeille, dit Aristote, tire son miel des fleurs sans les endommager, les laissant entières et fraîches comme elle les a trouvées." Mais la vraie dévotion fait encore mieux; car non seulement elle ne gâte nulle sorte de vocation ni d'affaires, mais, au contraire, elle les orne et embellit. Toutes sortes de pierreries jetées dans le miel en deviennent plus éclatantes, chacune selon sa couleur; et chacun devient plus agréable en sa vocation, lorsqu'il y joint la dévotion : le soin de la famille en est rendu plus paisible, la tendresse des époux plus sincère, le service du prince plus fidèle, et toutes sortes d'occupations plus suaves et aimables.

C'est une erreur, et même une hérésie, de vouloir bannir la vie dévote de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la cour des princes, du ménage des gens mariés. Il est vrai, Philothée, que la dévotion

!

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