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quatre, que je vais soumettre successivement à un examen scrupuleux.

Les uns ont vu dans Darius, ce Cyaxare, qui, si l'on en croit Xénophon, fut fils d'Astyage, et beau-père de Cyrus.

D'autres ont cru y reconnaître Neriglissar, roi de Babylone, dont le nom se trouve indiqué dans les récits de Bérose, de Mégasthène.

D'autres l'ont confondu avec Darius, fils d'Hystaspe.

D'autres enfin, ont supposé que Darius était un prince Mède, auquel Cyrus, en reconnaissance de ses services, avait conféré la satrapie de Babylone.

La première opinion, qui semble s'accorder beaucoup mieux qu'aucune autre avec le récit de Daniel, avait long-tems obtenu les suffrages des historiens les plus éclairés. Et après avoir été combattue, réfutée, avec plus ou moins de succès, elle a été pleinement adoptée par les critiques, qui, dans ces dernières années, ont écrit sur cette partie des annales de l'antiquité, tels que Dom Clément, MM. Berthold, Gesenius 3, Winer", Hengstenberg 5, Rosenmüller 6, etc. Toutefois, de graves objections s'élèvent contre la vérité de la narration consignée dans la Cyropédie. Je ne m'arrêterai point ici à relever les fautes et les erreurs de tout genre que renferme cet ouvrage, les nom. breux faits, qui, pour être agréables et intéressans, n'en sont pas moins en opposition formelle avec ce que nous connaissons des mœurs, des opinions des peuples orientaux. Je ne m'at tacherai point à prouver que la Cyropédie, sur tous les points, offre, non pas une histoire véridique, mais un roman, dont le charme entraîne partout, et séduit les lecteurs, mais qui ne saurait soutenir l'examen d'une critique austère et impartiale. Cette assertion a été soutenue avec talent et succès par des écrivains habiles, et rien de solide n'a pu être opposé à leurs argumens.

› Art de vérifier les dates.

2 Daniel... übersetst, und erklært. p. 843 et suiv.
3 Lexicon hebraicum et chaldaicum, p. 256.

4 Biblisches realværterbuch, t. 1, p. 292.
Die Authentitie des Daniels, p. 325 et suiv,
Scholia in Daniel. p. 195, 196,

Je sais toutefois qu'une narration romanesque peut contenir des faits réels et avoués par l'histoire; et l'existence de Cyaxare pourrait, à la rigueur, être considérée comme véritable, sans que le reste des récits perdît pour cela son caractère fabuleux; mais je crois qu'il n'en est pas ainsi. En effet, Xénophon prend soin de se donner à lui-même le démenti le plus formel. Dans deux passages de la Retraite des dix mille', parlant de deux villes situées sur la rive orientale du Tigre, il atteste que ces places avaient été complètement ruinées à l'époque où les Perses enlevèrent aux Mèdes l'empire de l'Asie. Or, une pareille catastrophe n'eut lieu qu'une fois, lorsque le farouche Astyage succomba sous les armes victorieuses de Cyrus. Par conséquent, le récit de la Cyropédie, qui nous représente l'empire de l'Orient passant de la manière la plus tranquille et sans aucune convulsion, d'Astyage à son fils Cyaxare, et de celuici à Cyrus, ne peut être qu'une narration fausse et romanesque. D'ailleurs, il est impossible de supposer que Daniel, qui écrivait à Babylone, et qui était contemporain des événemens qu'il raconte, se soit grossièrement trompé, en changeant sans motif le nom du prince, dont il avait été le ministre, et substituant la dénomination de Darius à celle de Cyaxare. En outre, Darius est désigné comme fils d'Assuérus; donc il n'était pas fils d'Astyage; car ces deux noms ont trop peu de ressemblance pour qu'ils aient été confondus par un homme qui vivait à la cour, et qui avait tant de moyens d'être instruit de la vérité. Enfin, une réflexion se présente naturellement à notre esprit.

Il est trop vrai que le souvenir des bonnes actions ne laisse souvent dans le cœur des hommes que des impressions fugitives, tandis que la mémoire du mal s'y grave en traits ineffaçables. Qu'un monarque ait consacré toute sa vie à faire le bonheur des peuples soumis à son gouvernement, peut-être des sujets ingrats méconnaîtront ses nobles qualités; et l'histoire, dont on nous peint les arrêts comme éminemment équitables, flétrira peut-être du nom de fainéant le prince qui n'aura pas su faire autre chose que du bien, et qui dans sa

Expeditio Cyri, lib. in, cap. 4, p. 171, 172, éd. Schneider.

confiance trop naïve, aura cru que le soin de rendre les hommes heureux pouvait former un digne emploi des momens d'un souverain, et lui donner quelques droits à un peu d'amour et de reconnaissance. Mais qu'un tyran ait effrayé son siècle par sa rigueur impitoyable, par une férocité brutale, son nom voué à l'exécration publique, se transmettra d'âge en âge, et conservera à coup sûr une triste mais impérissable célébrité. Or, cette observation s'applique parfaitement à Astyage; après tant de siècles, après tant de révolutions et de catastrophes qui ont bouleversé l'Asie et ensanglanté ses plaines, ce tyran a conservé dans la mémoire des peuples orientaux, la plus odieuse réputation. Le nom d'Ajdeha, ou, suivant la prononciation arméniene, Ajdehak, d'où les Grecs ont formé le nom d'Astyage, et les Arabes celui de Dahhak, est, pour les peuples de l'Asie, le prototype du despotisme et de la cruauté. Son nom, dans la bouche des poètes et des prosateurs orientaux, est devenu comme ailleurs celui de Néron :

Aux plus cruels tyrans la plus cruelle injure.

Ce qui confirme pleinement l'idée qu'Hérodote nous donne du caractère de ce prince; au milieu des fables qui, dans les traditions orientales environnent l'histoire du monarque méde, on reconnaît facilement les principaux traits du récit de l'an. naliste grec. Les Arabes et les Persans ont été embarrassés relativement à Ajdeha; ils en ont fait tantôt un assyrien, tantôt un arabe. Ces assertions contradictoires prouvent seulement un point, que d'après les traditions, ce prince était étranger à la Perse proprement dite; or, comme les orientaux en général, n'ont sur l'existence des Mèdes que des notions vagues et incohérentes, il est peu étonnant qu'ils n'aient trop su à quel peuple raltacher ce prince si malheureusement célèbre,

Dans les histoires orientales, Feridoun, dérobé à la cruauté du tyran, et élevé à la campagne, parvient à délivrer son pays du joug de fer qui pesait sur lui. Tout ceci nous rappelle, sauf quelques circonstances fabuleuses, l'histoire de Cyrus, telle que nous la donne Hérodote. Suivant les traditions de l'Orient, Ajdeha ou Dahhak, vaincu par Feridoun, fut envoyé par ce prince au mont Demavend ou Dunbavend, où il fut lié et renfermé dans

S

une caverne. Cette narration mythologique semble venir à l'appui du récit de Ctésias, qui atteste qu'Astyage, étant tombé au pouvoir de Cyrus, fut épargné par le monarque, qui lui conféra le gouvernement de l'Hyrcanie.

Enfin, Moïse de Chorène, qui, comme Arménien, devait bien connaître l'histoire des Mèdes, assure de la manière la plus expresse qu'Astyage est le même prince qui, dans les traditions mythologiques des Perses, a reçu le nom de Dahak, et le surnom de Biourasp 1.

Si, comme on vient de le voir, tous les témoignages des historiens s'accordent pour confirmer les récits que nous donnent Hérodote et Clésias, sur le règne et les cruautés d'Astyage, ainsi que sur sa défaite par Cyrus, il devient impossible d'admettre les assertions de Xénophon, sur la bonhomie de ce monarque, sur son fils Cyaxare, et sur tant d'autres faits plus agréables qu'instructifs, répandus dans la Cyropédie.

Quelques savans du dix-huitième siècle, tels que le président Bouhier, MM. Larcher, de Sainte-Croix, ayant entrevu quelques-unes de ces objections, et s'étant convaincus que la Cyropédie de Xénophon n'était autre chose qu'un agréable roman, ont cherché à expliquer d'une autre manière l'existence de Darius le Mède. Ils ont supposé que ce prince était identique avec Neriglissar, qui, suivant l'assertion de Berose et de Megasthène, était beau-frère d'Evilmerodak, et qui après avoir assassiné ce prince, régna quelque tems à Babylone. Mais cette hypothèse, quoique défendue par le suffrage imposant de savans si respectables, ne me paraît pas appuyée sur des argumens parfaitement solides.

1° Rien n'indique en aucune manière, que Nėriglassar ait été Mède d'origine. Son nom même, qui est purement Babylonien, semble déposer contre une pareille assertion. Il est donc bien plus naturel de croire que ce Neriglassar était un Chaldéen, d'une naissance illustre, et qui avait été jugé digne de s'allier avec la famille royale.

1 Historia Armeniaca, ed. Whiston, p. 77; p. 131, éd. de Venise. Dissertations sur Hérodote, p. 29 et suiv.

3 Histoire d'Hérodote, t. vn, p. 174 et suiv.

2o Ce monarque, parvenu au trône par un crime atroce, régna, disent les historiens, quatre années entières. Or, il paraît par le récit de Daniel, que Darius tint deux années seulement les rênes de l'administration.

3o Le caractère audacieux d'un usurpateur, qui pour se frayer la route au trône, n'avait pas hésité à tremper ses mains dans le sang de son beau-frère, n'avait sans doute rien de commun avec ces inclinations douces, faibles et pacifiques que Daniel attribue constamment à Darius.

4° Si Neriglissar avait été un mède réfugié à Babylone, admis dans la famille royale, et porté au trône par ses intrigues, il est visible qu'il aurait mis tous ses soins à faire oublier son origine, et à gouverner d'après les lois reçues chez les Babyloniens. Or, nous voyons dans les récits de Daniel, que les Chaldéens, lorsqu'ils veulent obtenir de Darius les décisions les plus étranges, au lieu de lui citer les lois de leur patrie, invoquent uniquement les coutumes observées chez les Mèdes et les Perses. Une pareille idée aurait eu sans doute quelque chose de bizarre, pour ne pas dire de monstrueux, et n'aurait jamais pu entrer dans l'esprit d'hommes aussi éclairés et aussi adroits que l'étaient les Chaldéens. D'ailleurs, en supposant ce qui est bien loin d'être vraisemblable, que Neriglissar fût mède d'origine, il était domicilié depuis long-tems à Babylone, s'était allié à la famille du roi ; par conséquent il aurait perdu son ti tre d'étranger, et serait devenu entièrement Babylonien. Or, dans ce cas, Daniel aurait-il pu dire, en parlant à Balthazar : « Votre empire va être donné aux Mèdes et aux Perses. » Une pareille locution signifie évidemment que Babylone devait passer sous la domination des deux peuples. Et la prédiction aurait été bien mal accomplie, si un souverain d'origine Mède, mais naturalisé à Babylone, s'était assis pendant quatre années sur le trône de cette ville; l'expression eût été complètement impropre. Dans cette circonstance, le prophète aurait pu dire tout au plus : « Votre empire sera donné à un Mède», mais non point aux Mèdes, ce qui forme une grande différence.

5o D'après le récit de Daniel, il paraît que Cyrus succéda immédiatement à Darius. Or, entre Neriglissar et Cyrus, il y eut

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