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turelle. Il paraît certain que Darius n'avait à-peu-près que le titre de roi. Le commandement des armées et toute la puissance réelle appartenaient à Cyrus; les peuples de l'Orient s'accoutu. maient à voir en lui leur véritable souverain, sans trop s'embarrasser peut-être du faible monarque qui végétait paisiblement dans les palais d'Ecbatane et de Babylone. D'un autre côté, les Perses qui, comme on peut le croire, étaient jaloux de la suprématie des Mèdes, fiers des trophées de leur chef, le montraient comme le monarque réel de l'Orient, et s'appliquaient, autant qu'il dépendait d'eux, à éclipser le faible rival de ce prince. Aussi, Hérodote qui, dans son voyage à Babylone, avait appris de la bouche des Perses les faits qu'il raconte n'avait point entendu prononcer le nom de Darius. Xénophon qui, dans le cours de sa retraite, et en suivant les bords du Tigre, avait pu voir des Mèdes, et obtenir des éclaircissemens historiques, avait peut-être entendu parler de Darius. Mais, soit que ceux à qui il devait ces renseignemens eussent, sur leur propre histoire, des connaissances imparfaites, soit qu'il eût mal compris leurs récits, soit qu'il eût cédé trop facilement au plaisir d'embellir et de farder la vérité, il substitua à Darius un Cyaxare inconnu dans l'histoire, mais dont il se servit habilement pour répandre sur son ouvrage un intérêt romanesque.

Au reste, est-il bien certain que les anciens aient entièrement ignoré l'existence de Darius le Mède?

Nous lisons, dans les récits de quelques écrivains Grecs, que les dariques, ces pièces de monnaie qui avaient cours dans l'empire Perse, tiraient leur dénomination, non pas de Darius, fils d'Hystaspe, mais d'un prince de même nom, plus ancien 1. Or, on peut croire que le prince indiqué était le même que Darius le Mède. En effet, il est difficile, ce me semble, de se persuader que Cyrus, maître d'un immense empire, dominateur de toute l'Asie, n'ait pas songé à faire frapper dans ses états une monnaie particulière, et qu'il se soit contenté des pièces qui avaient cours chez plusieurs nations de l'Orient. Or, si ce monarque, après la conquête de Babylone, conçut un pareil projet et le mit

› Suidæ Lexicon, in V. Aupexóg.—Schol. ad Aristophanis concionatrices, v. 602.

à exécution, il est présumable que, par égard pour Darius, il fit graver sursa monnaie l'effigie de ce prince. Dans la suite, comme le nom de Darius le Mède avait peu retenti dans l'Orient, et encore moins chez les nations étrangères, on s'accoutuma naturellement à attribuer l'émission de ces pièces à Darius, fils d'Hystaspe, dont les exploits et les grandes qualités avaient jeté sur l'empire Perse un éclat si brillant.

Je ne dois pas finir cette discussion sans examiner un autre fait, qui se lie d'une manière intime à celui qui fait l'objet de ces observations. Quel est ce Balthasar, dont la fin tragique nous est indiquée par Daniel? Comment concilier l'existence de ce prince avec les récits de Bérose, de Mégasthène, d'Hérodote, etc.? Cette question est, à-coup-sûr, difficile à résoudre. D'un côté, Daniel, comme témoin oculaire des faits qu'il raconte, mérite au plus haut point la confiance des lecteurs. D'un autre côté, Bérose, Mégasthène, ayant, pour écrire leurs histoires, puisé dans les archives mêmes de Babylone, ne sauraient être regardés comme des ignorans, ni comme des imposteurs. Or, leur narration paraît s'accorder on ne peut plus mal avec celle de Daniel et des autres écrivains Juifs. Nous allons examiner s'il y a moyen de concilier entre eux des faits en apparence si opposés.

Suivant les historiens de Babylone, Nabuchodonosor étant venu à mourir, après un règne de 43 ans, eut pour successeur son fils Evilmerodach, qui occupa le trône 2 ou 12 années. Celui-ci s'étant rendu odieux par sa mauvaise conduite, Neriglissar, mari de sa sœur, l'assassina et régna l'espace de 4 ans. Son fils, Laboassarach, ou Laborosarade, qui était encore un enfant, parut à peine sur le trône l'espace de 9 mois, et fut assassiné par suite de l'effroi qu'inspiraient ses inclinations perverses. Les conjurés, d'un accord unanime, décernèrent la couronne à Nabonnede, qui la porta 17 ans ou 54, si l'on en croit Ptolémée. Ce prince, le Labynète d'Hérodote, fut vaincu par Cyrus, puis assiégé dans Babylone; et, après la prise de cette ville, s'étant réfugié dans Borsippa, il obtint du conquérant Perse une capitulation honorable, et le gouvernement de la Caramanie.

Parmi ce petit nombre de rois, quel est celui qui nous représente le Balthasar de Daniel? Cette question a produit parmi les

savans et les chronologistes, plusieurs hypothèses plus ou moins ingénieuses. Les uns ont supposé que Balthasar et Evilmerodach devaient être considérés comme un seul personnage. Ils se sont appuyés sur un passage de Baruch, où ce prophète engage les Juifs à prier pour Nabuchodonosor et son fils Balthasar. Mais cette raison ne me paraît nullement décisive. On ne voit pas comment Evilmerodach, qui est désigné par son véritable nom dans le livre des Rois, en aurait eu un second d'une forme tout à fait différente. On conçoit bien que des étrangers qui, comme Daniel et ses trois compagnons, avaient été enlevés de leur pays, trans. portés à Babylone, et incorporés parmi les Chaldéens, avaient pu recevoir des noms nouveaux, appartenant à la langue de leurs nouveaux compatriotes. Mais qu'un roi ait porté simultanément deux dénominations, qui toutes deux appartiennent au langage des Babyloniens, c'est ce qui me paraît peu vraisemblable, et n'est d'ailleurs appuyé sur aucun témoignage historique. D'ailleurs, si Evilmerodach, propre fils et successeur immédiat de Nabuchodonosor, eût été le Balthasar de Daniel, certes il n'eut pas ignoré les faits qui concernaient son père, et en particulier cette aliénation mentale, qui avait réduit le fier Nabuchodonosor à une condition voisine de celle des animaux; car cet événement terrible, consigné dans l'édit même du monarque babylonien, n'avait pu manquer d'avoir un long retentissement; et un fils, au bout de quelques années, n'aurait pas eu besoin que sa mère lui retraçât des faits encore présens à sa mémoire; 2 Lorsque Daniel annonce à Balthasar la catastrophe prête à fondre sur lui, il lui adresse ces paroles menaçantes. Votre empire va être donné aux Mèdes et aux Perses,» le prophète en parlant à Evilmerodach, aurait-il employé un langage aussi impropre ? Il lui aurait dit : « Votre empire va être donné à un autre; puisque le prince devait être détrôné et assassiné par son beau-frère. Mais les Mèdes et les Perses ne pouvaient avoir place dans cette prédiction, puisque la conquête de Babylone par ces deux peuples réunis ne devait avoir lieu que plus de 20 ans après la mort d'Evilmerodach.

Il est un autre argument, que l'on pourrait employer pour combattre la prétendue identité de Balthasar et d'Evilmérodach, mais qui ne me paraît pas aussi fort qu'il le semble au premier

coup-d'œil. Dans le texte de Daniel, immédiatement après la mention de la mort de Balthasar, on lit ces mots : «et Darius le » Mède régna à Babylone.» Mais, de ce passage, il ne résulterait pas nécessairement que Darius le Mède monta sur le trône immédiatement après la catastrophe du roi chałdéen. Le fait est probable, ainsi que je le dirai plus bas; mais cette preuve-là, si elle était isolée, ne serait pas d'une très-grande force. En effet, le livre de Daniel n'a pas été composé d'un seul jet, et n'offre pas, à beaucoup près, la série complète des faits historiques qui se sont passés à Babylone, du tems du prophète. Il est formé de morceaux de tout genre, pièces historiques, actes diplomatiques, etc. Il est probable que Daniel, en conservant ces fragmens curieux, n'avait pas pris soin de les réunir en un seul corps. Ce fut peut-être long-temps après la mort de ce prophète, que l'on songea à former cette collection à laquelle on donna son nom. Et cette circonstance suffit peut-être pour expliquer comment le livre de Daniel fut connu en Judée beaucoup plus tard, et ne put ainsi occuper qu'une des dernières places dans le canon des livres hébreux. Cet ouvrage, comme je viens de le dire, est loin d'offrir une histoire suivie de Babylone : les faits contenus dans deux chapitres qui se suivent immédiatement, ont été séparés par un intervalle de plusieurs années; et dans plusieurs endroits même, on a peu suivi l'ordre chronologique. Ainsi, la mention du règne de Darius, placée aussitôt après l'indication de la mort de Balthasar, ne pourrait, à la rigueur, si elle ne se liait point à d'autres preuves, empêcher d'admettre l'identité de ce prince avec Evilmerodach. Mais les argumens que j'ai employés plus haut me paraissent avoir plus de force, et être de nature à entraîner la conviction. Quant au Balthasar dont il est fait mention dans le prophète Baruch, conjointement avec avec Nabuchodonosor son père, on pourrait croire que ce prince était l'héritier présomptif de la couronne de Babylone; mais qu'il mourut du vivant de son père, et qu'Evilmerodach se trouva ainsi héritier de la couronne.

D'autres critiques ont pensé que Nériglissar, beau-frère et meurtrier d'Evilmérodach, était le même que Balthasar. Mais cette opinion ne me paraît pas plus naturelle que la première. Nériglissar avait un nom chaldéen: on ne voit donc pas pourquoi

il en aurait changé. Nul historien n'atteste que ce prince ait péri de mort violente. Enfin, après sa mort, l'empire ne passa nullement aux Mèdes et aux Perses.

Les historiens et les chronologistes ont, pour la plupart, adopté l'hypothèse qui confond Balthasar avec le Nabonnède des historiens de Babylone, le Labynète d'Hérodote. Cette opinion, au premier coup-d'œil, semble la plus naturelle, et paraît mieux qu'aucune autre se concilier avec le récit de Daniel. Toutefois, quand on examine la chose avec attention, il se présente plusieurs objections qui ont, si je ne me trompe, une force bien réelle. D'abord, le nom de Nabonnède est bien d'origine chaldéenne. Il est formé du mot Nabo, qui désignait une divinité babylonienne, et qui entre dans la composition de plusieurs autres noms propres, tels que Nabopolassar, Nabuchodonosor, Nabuzardan, etc. Comment donc, je le répète, un roi aurait-il porté à la fois deux dénominations aussi différentes ?

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2o Dans le récit de Daniel, Balthasar est nommé fils de Nabuchodonosor. Je sais que ce témoignage s'accorde avec celui d'Hérodote, qui assure que Labynète était fils d'un autre Laby nète et de Nitocris. Mais les historiens de Babylone rejettent ce fait, et attestent que Nabonnède n'appartenait point à la famille royale. D'ailleurs, s'il avait eu Nabuchodonosor pour père, il n'eût pas eu besoin qu'on prît soin de lui rappeler les faits qui avaient rapport au règne de ce monarque.

3° Nabonnède, à qui ses grandes qualités avaient fait déférer unanimement la couronne, après un règne de dix-sept ans passés au milieu des combats et des orages, était sans doute incapable de se livrer aux éclats de cette gaîté scandaleuse, à ces orgies bruyantes qui précédèrent immédiatement la chute de Babylone, et qui convenaient mieux à un jeune homme évaporé qu'à un guerrier blanchi dans les combats, et entièrement occupé de veiller au salut de sa patrie,

4° Enfin, «Balthasar, dit Daniel, périt de mort violente la » nuit même qui suivit son tumultueux festin. » Et, suivant le témoignage unanime des historiens de Babylone, Nabonnède, après la prise de sa capitale, s'étant refugié dans la forteresse de Borsippa, obtint de son généreux vainqueur une capitulation honorable, et le gouvernement de la Caramanie. Or, ces écri

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