Images de page
PDF
ePub

LIVRE SECOND

DEVOIRS DES NEUTRES

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small]

La neutralité occasionne des devoirs au delà de ceux de la paix, parce que la guerre est un état de choses exceptionnel et troublé.

De prime abord, des devoirs spéciaux pour les neutres, outre les devoirs de la paix, paraissent incompatibles tant avec la souveraineté de l'État qu'avec la justice. Celle ci semble exiger, en effet, qu'un Etat, qui n'a pas lui-même causé une guerre et qui n'y prend aucune part, soit exempté des maux de la guerre et jouisse d'une manière absolue des avantages de la paix aussi longtemps qu'il en observe les conditions.

S'il en était ainsi, le règlement de la neutralité serait bien facile; ce serait une prolongation pure et simple de celui de la paix. Malheureusement, ce n'est là qu'un idéal de l'avenir, et de cet avenir bien éloigné, où le droit de la paix sera le seul droit, parce qu'il ne sera jamais troublé. Tant qu'il y aura un règlement spécial et des devoirs pour la guerre, il y aura aussi, comme conséquence inévitable, un règlement spécial et des devoirs pour la neutralité, en sus des devoirs purs et simples de l'état de paix. Les raisons en sont multiples. Premièrement, les influences de la guerre ne peuvent. étant donné la solidarité des intérêts universels, être restreintes aux seules localités du théâtre de la guerre; elles s'étendent au delà du territoire des belligérants, à tous les pays en relation avec eux, à tout le monde civilisé. Secondement, l'état exceptionnel créé

par les hostilités rend impossible ou illusoire le libre exercice de plusieurs d'entre les droits pacifiques. Troisièmement, les troubles produits par la guerre dans la plupart des relations humaines exigent des mesures spéciales de la part de tous les pays, pour éviter qu'ils ne dégénèrent en une véritable anarchie.

Les destinées des peuples sont de nos jours si étroitement unies, que celui qui veut rester en tranquillité pendant les dévastations qui ravagent les pays voisins avec lesquels il entretient des rapports, ne saurait gagner cet avantage sans équivalent. Le devoir de neutre en est le prix. Ce prix n'est pas le payement de l'engagement des belligérants de respecter les neutres; car le droit d'être respecté ne doit pas être payé. Si le maintien du calme pendant les troubles environnants nécessite un sacrifice, la cause en est cette loi inexorable de la nature, qui rend toutes les nations, belligérantes et autres, compagnons de fortune et d'infortune, surtout depuis qu'une civilisation plus élevée a développé l'échange à tel point que chaque peuple souffre des souffrances des autres peuples.

C'est pourquoi toute nation qui désire jouir des bienfaits de la paix pendant une guerre, doit contribuer à quelques-uns des sacrifices inséparables de l'état de guerre. Le monde civilisé formant sous d'innombrables rapports une seule et même entité politique et sociale, liée par des relations mutuelles, il est impossible que les relations entre quelques-uns de ses membres soient rompues ou restreintes sans que les autres en ressentissent le contre-coup, et qu'il n'en résulte pour eux l'obligation d'avoir égard à l'état exceptionnel ainsi créé. Il serait également impossible qu'un état juridique nouveau et irrégulier entre quelques nations n'entraînât pas des devoirs nouveaux pour les autres nations, alors qu'elles s'imposent toutes, déjà dans l'état ordinaire et régulier, des devoirs et des égards réciproques. La nécessité de devoirs pour les neutres, ajoutés aux devoirs de la paix, n'est donc au fond qu'une conséquence logique de l'unité du genre humain.

[blocks in formation]

La fixation des devoirs doit partir de l'idée que l'indépendance des États neutres, non diminuée en principe par l'état de guerre, sera, dans les limites du possible,

respectée aussi dans son exercice, et ne sera restreinte que pour autant que l'exige le but essentiel des opérations.

En instituant des lois pour la neutralité, la difficulté principale consiste à tirer la ligne de démarcation entre le droit de la guerre et celui de la neutralité. Combien les neutres doivent-ils sacrifier de leurs droits et de leur autonomie, et quels devoirs outre ceux de la paix doivent-ils s'imposer, pour rendre possible l'organisation d'un état de guerre? Voilà la question qui contient tout le problème de la neutralité. La réponse ne peut être que celle-ci : les États pacifiques doivent faire ce qu'il faut pour que la guerre ne devienne pas un état d'anarchie, mais soit maintenue à l'état de moyen coercitif. Toute obligation qui, imposée aux neutres, dépasserait cette limite, deviendrait une injustice. Serait surtout injuste l'obligation en vertu de laquelle un droit essentiel, inhérent à la souveraineté de l'État neutre, serait sacrifié à la guerre. Car, ce ne sont point les neutres qui ont été la cause de la perturbation. Leurs devoirs ne doivent donc pas diminuer ou effacer le droit de la paix, mais seulement en suspendre ou restreindre l'exercice en cas de stricte nécessité. En d'autres termes: les devoirs de la neutralité se distinguent de ceux de la paix non par leur nature, mais seulement par leur degré.

C'est pour n'avoir pas compris ce principe fondamental, que l'on manque encore de règles uniformes pour la neutralité. Plus nous remontons dans l'histoire, plus nous trouvons les devoirs des neutres augmentés aux dépens de leurs droits. Ceux-ci furent autrefois subordonnés aux droits de la guerre, bien que la conscience exige le rapport inverse. Les droits même les plus sacrés des neutres furent lésés par l'imposition d'obligations excessives et insensées ; ils furent en tout cas soumis à des restrictions arbitraires. Il est vrai que les progrès de la civilisation ont modifié ces rapports. Aujourd'hui, on subordonne au contraire le droit de la guerre à celui de la neutralité. L'on a compris, en effet, que les exigences de l'ordre régulier priment celles des litiges. Mais cette vérité, s'étant très inégalement emparée de la conscience des peuples dans les diverses parties du monde, n'est pas encore clairement établie. partout. Il en résulte qu'encore aujourd'hui, la société des États manque d'une législation sur la neutralité qui soit acceptée par tous ses membres. Les uns accordent aux neutres plus, les autres

« PrécédentContinuer »