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encore en 89. C'est pitié que d'être réduit à démontrer l'évidence.

Je vais vous parler maintenant, monsieur, de l'assemblée nationale. C'est demain, 12 janvier, que la proposition Rateau vient à discussion. Examinons-la, s'il vous plaît, et si nous pouvons, froidement. Il y a deux choses à considérer : le droit et le fait.

Le droit. L'assemblée a-t-elle le droit de faire les lois organiques?

La question ainsi posée ne me paraît pas même controversable.

Qu'est-ce qu'une loi organique? C'est le développement nécessaire d'un article de la constitution. L'assemblée pouvait faire une constitution tellement complète que les lois organiques y fussent contenues; elle a cru plus logique de poser seulement, dans la constitution, les principes, et de les développer dans des lois particulières. Elle a suivi en cela l'exemple de toutes les assemblées constituantes. Nommée pour faire une constitution, elle n'aura pas achevé son mandat, si elle se retire avant d'avoir fait les lois organiques, sans lesquelles plusieurs articles de la constitution ne seraient qu'une lettre morte. Cela est si vrai que les ennemis mêmes de l'assemblée et de la République demandent une loi électorale. Pourquoi? Parce que le mode de l'élection, ce grand intérêt, ce premier intérêt d'un peuple libre, n'est pas réglé par la constitution. Et vous dites que la constitution est faite ?

Si nous discutions ici sur le chiffre des dix lois organiques décrétées par l'assemblée, ce serait autre chose. Il se peut que parmi ces lois il y en ait dont le caractère soit moins évident; mais en principe, mais en droit, les lois organiques font partie de la constitution; et l'assemblée a non-seulement le droit, mais le devoir de les faire.

En fait, quelle est l'opportunité pour l'assemblée de se retirer immédiatement, ou de rester à son poste?

Je pourrais répondre en un seul mot qu'il y va de la monarchie ou de la République ; de l'esprit libéral ou de la réaction. absolutiste. On le contesterait: voyons les détails.

Il y a trois choses à examiner: l'assemblée actuelle, l'assemblée future, le gouvernement.

Je me suis expliqué bien des fois sur cette assemblée; je ne voudrais pas tomber dans des redites. J'avoue que cette assemblée est inexpérimentée ; j'avoue aussi qu'elle n'a pas fait au talent une place suffisante. Je n'ai pas approuvé ses votes dans plusieurs questions de budget. Ses travaux sont fréquemment entravés par la montagne et l'extrême droite. J'associe exprès ces deux partis, parce qu'en mon âme et conscience je ne sais pas lequel des deux est le plus emporté et le plus violent. Voilà les défauts. Les mérites sont immenses: une probité que personne n'ose contester, un sentiment profond de la liberté et de l'ordre, un instinct presque toujours sûr, une activité réellement infatigable, un désintéressement sans limite, un courage qui s'est manifesté héroïquement en mai et en juin, et qui se retrouve (à mon sens, c'est encore mieux) dans la plupart de ses votes, exempts à la fois d'entraînement et de faiblesse. Que dit-on contre elle? On lui reproche un vote : la réduction de l'impôt du sel; une action politique l'appui qu'elle a donné à Cavaignac; une difficulté constitutionnelle son caractère de constituante, vis-à-vis de l'autorité du président de la République.

Il y a réponse à tout, et réponse irréfragable.

L'impôt du sel! on lui reproche de l'avoir diminué! Que l'on justifie donc cet impôt ; j'en défie le plus habile. Le sel, ce n'est pas le luxe apparemment, ce n'est pas le superflu, c'est le nécessaire; c'est la santé, c'est la vie du pauvre. Imposer le nécessaire, cela est-il humain? Cela est-il juste? C'est une iniquité pure et simple. Qui sent le poids de l'impôt du sel, est ce le riche? Ce n'est ni le riche, ni la classe moyenne; c'est le pauvre, le pauvre dis-je; celui qui souffre de la faim; c'est pour lui seul que l'impôt du sel était lourd. Je l'appelle par son nom: c'est l'impôt de la misère. Je le demande à la population de Paris, qui, en grande partie, ignore le poids de l'impôt du sel: quand la chambre a prodigué les millions, avant juin, aux ateliers nationaux, après juin aux familles des faubourgs, avez-vous crié? Non. C'était pourtant l'argent des contribuables, l'argent des provinces, l'argent des campagnards. L'assemblée qui a donné quatre-vingts millions à Paris en donne quarante aujourd'hui aux indigents des campagnes, et vous criez! Où est la justice?

Je le demandé aussi à tous les représentants du peuple : Quand on vous a élus, c'était en avril, deux mois après février. On disait alors dans toutes les assemblées électorales : C'est la victoire du peuple; vous êtes les élus, les défenseurs du peuple. On disait : Il faut faire quelque chose pour le peuple; il faut demander aux riches un sacrifice. On parlait d'impôt progressif: la France n'en voulait pas; vous l'avez rejeté; le peuple ne s'est pas plaint. On parlait d'impôt sur le luxe : les riches allaient audevant de cet impôt pour se racheter; vous ne le voterez pas; le peuple aussi ne l'exige plus. Le peuple s'est résigné; c'est en partie votre œuvre et votre gloire. Mais puisque l'impôt sur le luxe ne sera pas frappé, de quel front auriez-vous laissé subsister l'impôt sur la faim et sur la misère?

J'entends bien que l'on s'écrie: le moment est inopportun! Oui, le moment est inopportun pour réparer une iniquité? inopportun pour soulager le pauvre? inopportun pour effacer la dernière trace des corvées, et de la taille, et de la gabelle? Et moi aussi, je suis contre l'impôt progressif; et je ne veux pas, par conséquent, de celui qui est progressif en sens inverse; qui épargne le riche et frappe le pauvre! Pour détruire un pareil abus, je ne connais pas d'opportunité. Je transige avec les intérêts; je ne transige pas avec la justice.

Il n'est pas vrai que l'assemblée nationale, en abolissant l'impôt du sel, ait ruiné les finances. Pour quarante millions, dont profitera l'agriculture, elle rendra au trésor trois fois la même somme, prise sur les dépenses de l'armée. L'assemblée à fait mieux que de commander la paix, elle l'a rendue nécessaire. I! est temps d'en finir avec le sophisme de la paix armée qui nous ruine depuis vingt ans. Qu'est-ce que l'état de guerre, sans la guerre? C'est la dépense, sans la recette, C'est la ruine, sans la conquête et sans la gloire. Quarante mille hommes rendus à l'agriculture, cent millions versés dans le trésor, voilà de quoi réparer ce prétendu désastre, et faire aimer la République. L'assemblée fera cela. Est-ce là désarmer la France? Demandezle à Lamoricière. Trois ans sous les drapeaux font un soldat. Cinq ans de plus, dans le service, ce n'est pas une force pour le pays; c'est un fardeau pour le trésor et pour les familles. Une armée réduite, de bons cadres, une bonne réserve: tout est là. Les généraux s'en contentent, et le trésor public s'en trouve

Il n'est pas plus vrai que l'assemblée, en votant la réduction de l'impôt du sel, ait voulu contrarier le gouvernement. J'affirme, et quiconque connaît l'assemblée le sait comme moi (mais on est toujours libre de mentir, cela coûte si peu à certaines consciences!), j'affirme que l'assemblée aurait voté de la même façon, si Cavaignac avait été nommé président. Et pourtant Cavaignac et son ministère étaient aussi opposés à la réduction de l'impôt du sel que le gouvernement de M. Louis Bonaparte.

Quant à l'appui que l'assemblée a donné à Cavaignac, je pourrais disputer sur ce point. Je pourrais dire, ce qui est vrai, que collectivement, comme assemblée nationale, elle n'a rien fait pour la candidature de Cavaignac. Elle ne le devait pas, d'accord; aussi ne l'a-t-elle pas fait. Car on n'osera pas dire que c'était appuyer la candidature de Cavaignac, que de repousser avec indignation les calomnies dont Cavaignac a été l'objet; et si on le faisait, je prendrais la liste des votants du 25 novembre; et je montrerais les partisans les plus déclarés de M. Bonaparte, votant pour l'ordre du jour de notre vénérable Dupont (de l'Eure).

Qu'y a-t-il donc, au fond, de véritable? Ce seul fait, que la plupart des représentants ont voté, comme électeurs, pour Cavaignac. C'est là une querelle d'électeurs à électeurs, où s'efface le caractère de représentant. Pour moi, je ne vois pas dans l'élection du président une question d'hommes; j'y vois une question de principes. Les représentants qui votaient pour Cavaignac ne votaient pas pour lui, ils votaient pour la constitution. Y a-t-il quelqu'un qui le nie? Et veut-on que je démontre que ceux qui votaient contre lui votaient contre la constitution?

On ne m'y obligera pas sans doute, car ils s'en vantent pour la plupart; ils font trophée de leur mépris pour la constitution. J'ai donc aujourd'hui le droit de leur dire: ou Bonaparte est contre la constitution, et c'est un traître; ou il est pour la constitution, et alors vous êtes ses ennemis; et la majorité de l'assemblée, cette majorité qui le repoussait, est aujourd'hui son seul soutien, elle est son appui contre vous. Il n'y a pas un de ces faits, il n'y a pas une de ces conséquences qu'un homme de bon sens, s'il a de l'honneur, puisse et veuille me contester.

Où allons-nous avec ces principes, avec les principes de ces hommes d'ordre! A la monarchie légitimiste; oui, je l'avoue, et

par conséquent à la guerre civile. Mais vous, hommes d'ordre, hommes de tradition, vous voulez donc que rien ne reste debout dans notre pays? Vous voulez donc perpétuer le régime révolutionnaire? Vous ne comprenez donc pas que, si la constitution est abrogée par un coup d'État, c'est, par le fait même, la ré– volution qui continue? Que le premier besoin de la France est d'avoir une loi stable, une loi respectée ? Que la constitution, fût-elle aussi détestable qu'il vous plaît de le répéter, le seul rôle d'un bon citoyen est de la corriger en la respectant, et par les moyens qu'elle-même fournit?

Vous dites que l'assemblée doit se retirer, parce qu'elle ne désirait pas le président qui a été élu? Vous en direz autant après l'élection de chaque président, ou après l'élection de chaque assemblée. Ainsi tout s'abîme, tout s'écroule; l'appel au peuple est en permanence. Vous organisez des émeutes pacifiques du peuple contre ses délégués, et vous croyez que la société subsistera? Il n'y a pas, sur la crête de la montagne, un représentant qui ose rêver une telle réalisation de la souveraineté populaire. Vos émeutes pacifiques sont toutes grosses de guerres civiles.

J'admire aussi cette grande difficulté d'une assemblée constituante en face du pouvoir présidentiel. Quelle est donc la différence entre une assemblée constituante et une assemblée législative? La différence, c'est que l'assemblée constituante fait une constitution, et que l'assemblée législative ne fait que des lois. Qu'en résulte-t-il pour les rapports des deux pouvoirs?

Il y a pourtant, je le reconnais, une autre différence. Le président peut demander une seconde délibération à l'assemblée législative. Il a, vis-à-vis d'elle, le veto suspensif; et cette suspension dure vingt jours. Ceux pour qui ce veto suspensif paraît aujourd'hui capital, nous disaient, il y a deux mois, quand il s'agissait de le voter, que ce n'était rien peu leur importe une contradiction de plus. Est-ce de sang-froid qu'ils viennent nous dire que faute de ce veto suspensif l'État ne peut marcher? Pourquoi donc, alors, ont-ils laissé mettre dans la constitution, qu'une assemblée de révision, une constituante, pourra être convoquée tous les trois ans? Il fallait demander au moins que pendant la durée de cette constituante, les pouvoirs du président fussent abrogés? Vous avez oublié ce point; on ne s'avise pas de tout.

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