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LE SUFFRAGE UNIVERSEL

ET L'INSTRUCTION PRIMAIRE.

Le suffrage universel est un des éléments essentiels de toute vraie république. Conçoit-on en effet une république où certaines classes de citoyens seraient seules admises à élire, soit les hommes qui doivent donner à la nation sa constitution et ses lois, soit le chef du pouvoir exécutif? Une assemblée, ainsi élue, ne mériterait plus le titre d'assemblée nationale; et le chef du pouvoir exécutif, celui de président de la République. Car qu'est-ce qu'une assemblée nationale, dont les membres ne représentent qu'une portion de la nation, non la nation entière; et qu'est-ce qu'un président de la République, qui est l'élu, non du peuple entier, mais de certaines classes? Comment d'ailleurs, dans une société vraiment républicaine, établir des catégories et des exclusions? Tous les citoyens ne sont-ils pas égaux, et par conséquent n'ont-ils pas les mêmes droits civils et politiques? Restreindrez-vous l'exercice de ces droits à la condition du cens? cela est contraire au principe même sur lequel se fonde la République. Ou bien vous bornerez-vous à exclure quelques classes de citoyens, à cause de la dépendance où elles se trouvent, soit vis-à-vis du gouvernement, soit vis-à-vis des autres citoyens, les soldats, par exemple, ou les domestiques? Mais quoi! les premiers ne sont-ils pas citoyens avant d'être soldats; n'ont-ils pas aussi le droit de concourir à l'élection des représentants du peuple, dont ils font partie, et du chef de la République, à laquelle ils appartiennent; et n'ont-ils pas d'ailleurs le pouvoir d'y concourir librement? Il en est de même des seconds: nos domestiques sontils des esclaves ou des serfs, et non de libres citoyens? Ne s'appartiennent-ils pas; et, en présence de l'urne électorale, où ils

sont appelés à déposer un scrutin secret, relèvent-ils d'un autre maître que de leur conscience et de leur volonté? Donc point d'exclusion possible, en matière de droits civils et politiques, sinon pour ceux qui ont perdu par leur faute leur titre même de citoyens. Toute autre est une atteinte portée à la loi constitutive de la République; et, seul, le suffrage universel peut donner au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif le caractère républicain.

Mais ici se présente une question : ces deux pouvoirs doiventils sortir directement ou indirectement du suffrage universel? A considérer les choses d'une manière purement théorique, il est certain que le mode direct est le plus rationnel, je veux dire le plus conforme à l'esprit de la démocratie. Sans doute le mode indirect s'appuie toujours, en définitive, sur le suffrage universel: l'universalité des citoyens délègue à un certain nombre d'entre eux, librement choisis dans toutes les classes de la société, le soin de choisir les membres de l'assemblée nationale, ou le chef du pouvoir exécutif. Mais, par cela même qu'ils ne la représentent qu'indirectement, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif représentent moins exactement la nation; du moins la fidélité de la représentation devient - elle plus suspecte. Puisque c'est dans le suffrage universel qu'ils puisent leur puissance politique, celle-ci sera d'autant plus forte qu'elle sera moins éloignée de sa source. En théorie, la question ne saurait donc être douteuse; mais en pratique, surtout dans l'état présent de notre pays, si mal préparé, il faut en convenir, à l'exercice du suffrage universel, le mode direct ne présente-t-il pas de graves inconvénients? Je l'avoue; seulement je demande si, par la même raison, le mode indirect n'en présenterait pas de plus grands encore, et si, tout bien pesé, le premier n'est pas, même aujourd'hui, de beaucoup préférable au second. Or ici encore la question n'est point douteuse, au moins quant à l'élection de l'assemblée nationale. En effet, si le mode direct laisse une large place à l'ignorance, à l'erreur, au hasard, à l'inconnu, le mode indirect attribuerait une influence trop considérable aux hommes déjà puissants par leur nom, leur fortune, leur position, à ceux, par exemple, que nos paysans appellent encore quelquefois leurs seigneurs; en sorte qu'au lieu d'atténuer les défauts que je viens d'indiquer, il ne ferait souvent que les augmenter, en fournissant à ces hommes le moyen de les exploiter au profit de leurs intérêts ou de leur parti. Le mode direct n'est pas sans doute lui

même à l'abri de ce danger, mais il lui est plus facile de s'y soustraire; et, en n'interposant aucun intermédiaire entre les premiers électeurs et les derniers élus, il est moins exposé à fausser la représentation nationale. A-t-on peur des mauvais choix? dans un corps très-nombreux, ils seront toujours compensés par les bons; et en définitive une assemblée, sortie directement du suffrage universel, exprimera toujours assez exactement la majorité du pays, sans en exclure absolument la minorité.

Quant à l'élection du chef du pouvoir exécutif, la question est plus embarrassante. Il ne s'agit plus de nommer une assemblée composée de huit ou neuf cents membres là un choix détestable était corrigé par vingt choix excellents, et pour un montagnard vous aviez cent modérés (je prends ce mot dans son meilleur sens); mais il s'agit d'appeler à la présidence de la République un homme, le plus digne et le plus capable entre tous. Ici l'ignorance et l'entraînement ont de bien autres dangers, et l'erreur peut coûter cher. Surtout en un temps comme le nôtre, où les âmes sont encore si peu façonnées aux mœurs républicaines, où le prestige de la naissance et du nom conserve tant de puissance, et où tant de rejetons princiers sont intéressés à l'exploiter. Aussi conçoit-on que dans les circonstances où nous sommes et où nous resterons longtemps encore, beaucoup des plus sincères amis de la République aient reculé devant l'idée de faire nommer directement 'e président de la République par le pays, et aient voulu réserver cette grande et difficile mission à l'assemblée nationale, assurément plus capable de la bien remplir. On leur a reproché de se montrer inconséquents à leur propre principe; le reproche était au moins exagéré : les partisans du suffrage universel pouvaient sans aucune inconséquence demander que la constitution confiât à l'assemblée nationale, directement sortie du suffrage universel, le soin de choisir ellemême le chef du pouvoir exécutif. Toutefois il faut convenir que ce mode d'élection était moins conforme au principe de la souveraineté nationale, et notre nouvelle Constituante, en adoptant le suffrage universel et direct pour l'élection du président de la République, comme pour celle de l'assemblée nationale, a voulu obéir à la logique républicaine. Elle a pensé d'ailleurs que, dans ces temps critiques, où le principe de l'autorité a perdu son antique vertu, où tout est mis en question, et où l'ordre social est si audacieusement attaqué, le suffrage uni

versel pouvait seul communiquer au pouvoir exécutif la force dont il a besoin pour diriger et défendre la République et la société.

Le suffrage universel, tel est en effet aujourd'hui notre ancre de salut, au milieu de ce naufrage de tous les vieux principes, contre les attaques violentes des partis extrêmes et des doctrines subversives, en même temps que l'instrument du progrès des idées démocratiques. C'est là seulement que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif peuvent puiser la puissance qui leur est nécessaire pour résister à tous les périls auxquels la société est en butte, et y accomplir, en dépit de tous les obstacles, les réformes qu'elle réclame. Fruit de l'élection d'un petit nombre de censitaires, qui formaient à eux seuls ce que l'on appelait le pays légal, notre ancienne chambre des députés ne s'est pas senti la force de braver la tempête de février, et elle s'est évanouie en un instant sous le souffle du peuple, laissant tombér avec elle le trône qu'elle-même avait élevé naguère. Issue du suffrage universel, notre nouvelle assemblée nationale a su d'abord maintenir son autorité devant un criminel envahissement, et plus tard elle a pu repousser l'insurrection la plus formidable dont gouvernement et société aient jamais été menacés.

Ainsi le suffrage universel, que beaucoup redoutaient si fort, s'est trouvé être un bienfait. Aussi a-t-il conquis beaucoup de partisans parmi ceux-là même qui autrefois le repoussaient avec le plus d'énergie. Il est vrai que plusieurs de ses nouveaux amis l'accueillent aujourd'hui pour la raison même qu'ils faisaient valoir autrefois contre lui c'est que le pays n'y est point préparé; ils espèrent ainsi l'exploiter à leur profit, jusqu'à ce qu'en ayant tiré le fruit qu'ils en attendent, ils le brisent comme un instrument désormais inutile ou dangereux. J'aime à croire que leurs espérances seront déçues; mais, comme les gouvernements précédents n'ont rien fait pour préparer le pays à l'exercice d'un droit qu'ils n'avaient aucune envie de lui octroyer, le suffrage universel pourra devenir une arme funeste entre les mains des partis rétrogrades, tant qu'on n'aura pas sérieusement entrepris de rendre le peuple capable de l'exercer convenablement, c'està-dire suivant l'esprit même de nos nouvelles institutions.

Le suffrage universel exprime la volonté de la nation, du moins de la majorité. Mais la volonté de la nation, comme celle de l'individu, pour se bien résoudre, a besoin d'être éclairée. Le sit pro ratione voluntas n'est toujours qu'un fait brutal. J'admets

qu'alors même que la volonté de la majorité tombe dans l'erreur, à moins qu'elle ne porte atteinte à quelqu'un de ces droits qui sont inaliénables, ou de ces principes qui sont au-dessus de toute discussion, il faut que la minorité se soumette d'abord, sauf à travailler ensuite pour faire triompher plus tard ses propres idées. Autrement il n'y a plus de gouvernement, plus de société possible. De quel droit en effet irai-je m'insurger contre la décision de la majorité du peuple? Du droit de la raison; mais eusséje mille fois la raison pour moi, cette prétention étant celle de tout le monde, il faut bien en définitive qu'on aille aux voix, et que les moins nombreux se soumettent. Ce n'est point là sans doute un argument philosophique, mais c'est un argument politique. C'est qu'aussi il ne s'agit pas en politique de la raison en soi, telle que nous la considérons, nous autres philosophes; mais de la raison appliquée à la recherche de ce qui convient le mieux à une société. Si, dans le premier cas, on n'est pas admis à compter les suffrages, il n'en est pas de mème dans le second. J'accorde tout cela; mais je demande en même temps que la majorité, devant les décisions de laquelle je suis tout prêt à m'incliner, ne soit pas celle d'une collection de volontés aveugles, mais de volontés éclairées; et c'est pourquoi je veux que les citoyens de la République, étant tous appelés à élire ceux qui doivent les représenter dans les assemblées législatives, ou même celui auquel doit être confié le pouvoir exécutif, soient tous mis, autant que possible, en état d'exercer dignement ce droit, de telle sorte que le suffrage universel, pratiqué suivant son véritable esprit, qui n'est autre que celui de la démocratie, loin de pouvoir devenir un instrument de réaction ou de despotisme au service des partis, soit au contraire, comme je le disais tout à l'heure, un instrument de progrès et de liberté.

Or, le premier et le plus important moyen d'arriver à ce but, c'est l'instruction primaire. Celle-ci est le corollaire indispensable du suffrage universel. Dès que l'on attribue à tous les citoyens certains droits politiques, par exemple celui d'élire les membres de l'assemblée nationale ou le président de la République, il faut travailler à les en rendre capables, c'est-à-dire d'abord les y préparer par une éducation appropriée. A ce point de vue, l'enseignement primaire devient un devoir pour l'État, ainsi que pour les citoyens. Il est certain que, sans ces connaissances qui composent l'instruction primaire, on n'est pas un

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