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homme, à plus forte raison un citoyen. La République, qui élève tout homme à la dignité de citoyen, doit donc fournir cette instruction à tous ses enfants, et les obliger à recevoir, sinon celle qu'elle donne elle-même, au moins une autre analogue. Ainsi l'État rendra l'instruction primaire obligatoire; par conséquent il la donnera gratuitement, au moins à tous ceux qui seraient hors d'état de la payer. Quand je dis que l'instruction primaire doit être obligatoire, je n'entends pas nécessairement celle que donne l'État; imposer celle-ci à tous les citoyens, sans leur laisser la liberté d'en choisir une autre qui leur conviendrait mieux, ce serait du despotisme. L'État a le devoir et le droit d'exiger de tout père de famille qu'il envoie ses enfants à l'école : il assure par là, contre la négligence ou le mauvais vouloir des parents le droit qu'ont les enfants de recevoir, avec le pain qui les fait vivre de la vie matérielle, cette nourriture spirituelle sans laquelle ils ne deviendraient pas des hommes et seraient indignes du titre de citoyens; et, comme il se charge d'instruire gratuitement luimême ceux qui ne pourraient acheter l'instruction, il lève ainsi l'obstacle que pourrait lui opposer l'indigence des familles. Mais ce n'est pas à dire qu'il doive contraindre tous les pères de famille à envoyer leurs enfants dans ses propres écoles, et qu'il ne doive point souffrir qu'on en ouvre d'autres à côté des siennes. Ici, comme pour l'instruction secondaire, il faut accepter la libre concurrence. Pourvu, bien entendu, que, comme le prescrit fort sagement la Constitution, « la liberté d'enseignement s'exerce selon les conditions de capacité et de moralité déterminées par les lois, et sous la surveillance de l'État. » Car, tout en laissant aux particuliers la liberté d'ouvrir des écoles libres, c'est le devoir de l'État de s'assurer que ceux qui les ouvrent et y enseignent sont capables et dignes de remplir cette mission auguste, et qu'ils ne la remplissent pas d'une manière contraire à l'esprit de nos institutions. Mais là ne se borne point sa tâche en accordant la liberté d'enseignement, sans se dessaisir du droit de la régler et de la surveiller, il faut que lui-même tienne des écoles ouvertes à tous, et que là il s'applique à former des hommes, des citoyens. On parle souvent de la puissance de l'éducation sur les âmes; on ne saurait s'en faire une trop haute idée. C'est par là qu'il faut entreprendre de faire à notre société des mœurs conformes à l'esprit de ses nouvelles institutions. Inculquer et développer dans les jeunes âmes, par tous les moyens, ces prin

cipes et ces sentiments de liberté, d'égalité, de fraternité, dont la République a fait sa devise, et qui sont en effet les attributs d'une âme vraiment républicaine; les initier à la connaissance et leur inspirer l'amour de leurs droits et de leurs devoirs d'hommes et de citoyens, et en même temps les prémunir contre toutes les fausses doctrines qui menacent aujourd'hui l'ordre social tél est le but que doit poursuivre l'enseignement primaire, institué par l'État. Celui-ci a d'ailleurs, dès aujourd'hui, entre les mains, ce qu'il lui faut pour entreprendre cette tâche sublime, je veux dire un corps de jeunes instituteurs, tous sortis des rangs du peuple, et formés pour la plupart dans nos écoles normales, c'est-à-dire au milieu des idées et des sentiments de notre temps, dévoués d'avance à la cause de la République et de la démocratie, mais trop éclairés pour se jeter dans les folies du communisme ou du socialisme, et à qui il ne manque qu'une protection plus efficace de la part de l'État, et une position plus convenable dans la société. Voilà les instituteurs publics des enfants du peuple. Par leur moyen, l'État peut fournir aux jeunes générations l'enseignement qui leur est nécessaire, sous la seule forme qu'il lui convienne de prendre, je veux dire sous la forme laïque.

L'enseignement de l'État en effet, qu'il s'agisse de l'instruction primaire ou de l'instruction secondaire, doit être ce que l'État est lui-même, laïque. L'État ne peut enseigner au nom du dogme révélé, mais de la raison. Ce n'est pas qu'il doive se montrer hostile à la religion positive, ou seulement lui refuser toute part dans l'enseignement de la jeunesse. Par cela seul qu'une religion est suivie par un grand nombre de citoyens, il est tenu de la respecter: il ne fait en cela que respecter la liberté de conscience, ce droit sacré et inviolable. En outre, s'il reconnaît que cette religion peut avoir une influence salutaire sur les âmes, qu'elle est capable de rendre de grands services à la société, sans la détourner de sa vraie voie; il peut invoquer son concours. Mais, ne l'oublions pas, toute religion étant une affaire de foi, il ne saurait en imposer aucune ni même en faire enseigner aucune en son nom; il ne peut enseigner en son nom que ce qui relève de la raison seule. Encore une fois, son enseignement à lui doit être laïque, et non ecclésiastique. Il y a peu de temps, un homme d'État éminent, en qui l'Université était accoutumée à trouver un éloquent défenseur, un peu dérouté sans doute par la révolution de février, qu'il avait pour

tant contribué à amener, mais qu'à la vérité il n'avait point prévue, M. Thiers, paraissant oublier tout à coup son passé, et désertant l'Université pour l'Église, invoquait l'enseignement du clergé contre celui des instituteurs de l'État, métamorphosés à ses yeux en adeptes et en professeurs du communisme et du socialisme. J'imagine que messieurs les instituteurs primaires durent être peu flattés de l'opinion qu'avait d'eux l'ancien champion de l'Université, et médiocrement satisfaits de se voir menacés, pour un crime imaginaire, d'être sacrifiés au clergé. Qu'était donc devenu, dans l'esprit de M. Thiers, le principe qu'il avait toujours si bien défendu jusque-là, le principe laïque? Craignait-il que l'État, mal gouverné, n'en abusât au profit de certaines doctrines, funestes autant que fausses? Si cette crainte était fondée, il fallait attaquer le gouvernement de l'État, mais non pas abandonner le principe et se jeter dans les bras de l'Église. Que l'entraînement des premiers jours ait, comme cela était naturel, amené quelques abus, excité quelques justes alarmes, c'est ce que je n'examine point; mais l'idée d'un enseignement républicain donné par l'État au nom de la raison, cette idée, qui devait surgir avec la République, et que, dès son avénement, on travailla, bien ou mal, à mettre en pratique, cette idée était juste, et il ne faut point l'abandonner. Mettre à la portée des enfants les vérités philosophiques qui doivent servir de fondement, de soutien, de règles, à l'État, à la société, aux individus ; les infiltrer dans leurs esprits et dans leurs cœurs par tous les moyens: la lecture, l'enseignement oral, les exercices de toute espèce; en un mot, exciter et développer en eux les idées, les sentiments, les vertus qui conviennent à nos nouvelles institutions, voilà ce qu'il faut s'empresser de faire. Lorsque les jeunes générations, qui s'élèvent ou qui vont naître, auront reçu cette éducation, alors il n'y aura plus rien à craindre du suffrage universel; mais jusque-là, l'œuvre commencée par la révolution de février restera incomplète et mal assurée, et il ne faudra point s'étonner si, quoique devenu nécessaire et, à beaucoup d'égards, salutaire, l'exercice du suffrage universel n'est pas sans inconvénient et sans péril pour la cause même à laquelle nous le devons, et dont il ne devrait pas cesser d'être le moyen, c'est-à-dire à la cause de la démocratie.

JULES BARNI.

DE L'EXPLOITATION

DES CHEMINS DE FER.

PREMIER ARTICLE.)

Depuis la révolution de février, le crédit a subi de telles atteintes, qu'il ne faut pas s'étonner des modifications profondes qui ont été sur le point de se manifester dans le mode d'exécution des travaux publics et en particulier dans l'achèvement des chemins de fer. Il serait complétement injuste de conclure de cet état de malaise que l'on ne peut rien attendre de l'esprit d'association, qui a fait faire de si grandes choses en France et en Angleterre et sans lequel nul résultat important ne peut être obtenu. Mais en même temps, disons-le de suite, l'esprit d'engouement qui domine tout en France, avait fait contracter au crédit privé des engagements trop considérables pour qu'ils puissent être sérieusement remplis.

Avant février, de grands travaux étaient commencés pour l'exécution des chemins de fer. La compagnie du Nord avait à faire ses embranchements sur Saint-Quentin, sur Dunkerque et sur Calais. La compagnie de Rouen devait aller à Dieppe et à Fécamp; celles de Paris à Strasbourg, d'Orléans à Bordeaux, de Tours à Nantes, de Paris à Lyon, d'Avignon à Marseille, devaient achever leurs travaux. Déjà ils étaient tellement avancés, que l'on pouvait prévoir que presque toutes ces lignes, pour ne pas dire toutes, eussent été livrées à la circulation dans un intervalle de deux années, si les capitalistes n'avaient pas failli à leurs engagements.

Qu'est-il arrivé cependant? Après le mois de février, les travaux se sont ralentis ou arrêtés comme par enchantement; la révolution, faite au nom et dans l'intérêt des travailleurs, a eu pour effet d'anéantir le travail; on trouvait que le capital s'arrogeait des droits trop exorbitants, et le capital s'est retiré complétement ou s'est vendu à des conditions tellement onéreuses que la difficulté qu'on avait à l'atteindre était équivalente à une véritable impossibilité. Aussi, de toutes ces compagnies, deux seulement étaient véritablement en mesure d'accomplir leurs obligations la compagnie du Nord en achevant ses embranchements, et la compagnie de Rouen à Dieppe en achevant son parcours. Les autres entre

prises continuaient leurs travaux lentement, quand elles le pouvaient, quand l'état de leur caisse le leur permettait, et quand les exigences des ouvriers ne dépassaient pas les bornes de la justice et de la possibilité. Ce fut dans ces circonstances que le gouvernement provisoire pensa que, dans l'intérêt public, et pour avoir entre les mains un fécond instrument de travail, il convenait de racheter toutes les compagnies et de monopoliser entre les mains de l'État l'exécution et l'exploitation de tous les chemins de fer. Nous n'avons pas le dessein d'examiner ici les avantages et les inconvénients que présentait ce système; nous nous bornerons à raconter succinctement les faits.

La négociation ne réussit pas, mais elle eut pour effet de porter une grave atteinte à la confiance, de déprécier les titres, d'inquiéter les actionnaires, et, par suite, d'arrêter les versements successivement demandés. Cette annonce d'expropriation eut tous les effets des demimesures, c'est-à-dire une perturbation profonde sans aucun avantage pour compenser les inconvénients. La question resta entière devant la réunion de la représentation nationale, et dès lors ces projets de rachat et de monopole au profit de l'Etat furent abandonnés. Les compagnies continuèrent leurs travaux, et firent tous leurs efforts pour livrer le plus tôt possible à la circulation une section de leur parcours pour se mettre en mesure d'accomplir peu à peu leurs obligations.

Mais ces efforts furent vains. Déjà les capitaux se retiraient de l'industrie privée. Bientôt une des compagnies qui avait résisté au rachat, qui avait protesté contre la violation de la propriété, ne put pas continuer ses travaux; ses ressources devinrent insuffisantes, et elle fut obligée de demander à l'État soit un secours, soit son rachat, soit une modification à son contrat souscrit lors de la loi de concession du 26 juillet 1844.

Le mode d'expropriation a prévalu: l'Etat a racheté le chemin deferde Paris à Lyon, et s'est substitué aux obligations de la compagnie concessionnaire. Déjà, antérieurement, la compagnie de Lyon à Avignon, qui avait obtenu la concession moyennant quarante-cinq ans de jouissance environ, n'avait pas pu exécuter ses obligations et avait été mise en déchéance. Enfin, aujourd'hui la compagnie du chemin de fer d'Avignon à Marscille, après avoir eu recours à un emprunt de vingt millions en partie seulement réalisé, se trouve dans l'impossibilité d'imprimer à ses travaux l'activité qu'ils nécessitent.

Voilà donc les trois sections composant la grande ligne de Paris à Marseille, qui, loin d'être achevées, ne peuvent pas être continuées sans le secours du gouvernement, et cependant cette ligne est la plus importante de toutes au point de vue industriel, et au point de vue commercial, elle est destinée à relier, avec le chemin de fer de Paris à Dunkerque, l'Océan à la Méditerranée, le Nord au Midi, la GrandeBretagne à nos possessions d'Afrique. Cette ligne devait exciter la sollicitude du gouvernement, et cette sollicitude s'était traduite en un projet de loi présenté, avant l'élection du président de la République, par M. Vivien, alors ministre des travaux publics.

Nous nous contentons de donner le texte de ce projet de loi :

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