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des rois, et attribuant au ciel le coup d'un couteau forgé de l'enfer (celui de Jacques Clément)......... (1).

» La nature provide a rendu les animaux farouches et meurtriers peu féconds: la lionne n'en porte qu'un, et une fois en la vie; s'ils étaient aussi fertiles comme les autres, le monde ne se pourrait habiter. Mais c'est une chose étrange comme cette méchante race (les jésuites), engendrée à la ruine et désolation des hommes, a foisonné en peu d'années, ayant, de soixante qu'ils devaient être par leur première institution, multiplié à dix mille; tellement que, s'ils continuaient de croître en même proportion, ils seraient dans trente ans plus de douze cents mille, et feraient des royaumes tout jésuites!.....

Voilà un trait que Pascal n'eût pas dédaigné, si le grand Arnauld l'eût retrouvé dans l'arsenal de son père assez à propos pour le lui offrir parmi les autres armes qu'il lui fournissait à demi forgées.

« Si le jour de la conservation n'est pas moins agréable que celui de la naissance, dit encore Arnauld le père, certainement le jour auquel les jésuites seront chassés de la France ne sera pas moins remarquable que celui de la fondation de notre Université. »

A travers le mauvais goût du temps, ne trouve-t-on pas déjà dans ce plaidoyer l'indignation et le trait des Provinciales et de Tartufe? Ne sont-ce pas déjà

ces haines vigoureuses

Que doit donner le vice aux âmes vertueuses,

et qui feront aussi le vrai génie de Voltaire? La forme changera, la foi se retournera, mais non pas l'esprit de justice et de vérité, mais non pas la sainte colère de la raison outragée. Oui, Molière continua la croisade de Pascal aussi leurs ennemis communs le traitèrent-ils à son tour de libertin, d'impie, d'hérétique, de diabolique et de démon vêtu de chair. Assister à la représentation de Tartufe fut déclaré péché mortel, comme de lire les Provinciales. Heureusement, il n'est que d'être excommunié pour devenir immortel; et damné, pour vivre éternelle

(1) On sait que les amateurs de philologie puérile et honnête ont découvert dans ces trois mots : Frère Jacques Clément, cette phrase formée des mêmes lettres: « C'est l'enfer qui m'a créé. » Cela n'est pas fort éloigné de l'expression d'Arnauld,

ment. Le fanatique Bossuet n'hésite pas à envoyer Molière dans les enfers, pour y pleurer dans l'éternité autant qu'il a fait rire en ce monde: terrible et infini supplice! Le sage Bourdaloue lui-même l'avait fortement censuré. Mais, on l'a remarqué avec raison, c'est la gloire de Molière d'avoir encouru à la fois les censures de Bourdaloue et de Bossuet et les critiques de Jean-Jacques : ni l'intolérance catholique ni la philosophie outrée n'ont pu s'accommoder d'un esprit si libre, si vrai, d'un homme tellement homme. Du haut de la chaire et du fond de l'Ermitage ces traits, qui se croisent et qui s'entre-choquent, ne l'atteignent pas, et lui forment une auréole.

Venons à Faux-Semblant, grand-père de Macette. Je ne sais si Molière avait lu le Roman de la Rose, et si Tartufe a eu connaissance de son aïeul. Mais on ne connaît pas toujours tous ses ancêtres, Homère dit bien qu'on ne connaît jamais son père ! Nous ne pouvons songer à refaire une analyse du Roman de la Rose, qui a été trop bien faite par un éminent critique (1); nous aimons mieux en profiter. Il ne s'agit d'ailleurs que de quelques vers de ce long poëme, dans lequel, sous une allégorie galante assez fade, on trouve, dès le XIII ou XIV siècle, une sorte de mouvement encyclopédique et une veine de libre-pensée très-remarquables.

Papelardie, un des personnages de ce Roman, est, dit M. Ampère, une des aïeules du bon M. Tartufe; elle porte comme lui haire et discipline,

Et si avoit vestu la haire.

Mais il faut remarquer que cette figure, dans le poëme, n'est qu'indiquée et pourtraicte sur un mur; ce n'est donc qu'un portrait de famille. Arrivons à des personnages plus réels, à des aïeux vivants et agissants, à Faux-Semblant enfin. Apparemment Jean de Meung, le continuateur de Guillaume de Lorris, avait oublié Papelardie lorsqu'il créa Faux-Semblant. L'une n'est qu'un détail, l'autre est un personnage capital. Quels sont ses parents? Il a pour père Barat (la fourberie, au masculin; le dol, si vous voulez, quoique ce ne soit pas tout à fait la même chose); et pour mère, Ypocrisie.

(1) Par M. Ampère, dans la Revue des Deux-Mondes, en 1843. Comme lui je substituerai quelques mots modernes aux mots anciens qui ne seraient pas assez intelligibles, sans cependant rompre la mesure des vers.

C'est Barat et Ypocrisie

Qui m'engendrèrent et nourrirent.

De tout le monde est empereur
Barat, mon père et mon seigneur,
Ma mère en est impératris.

Malgré qu'en ait le Saint-Espris,
Notre puissant lignage règne;

Et nous régnons en chaque règne (royaume),
Et c'est bon droit que nous régnions,

Nous qui tout le monde feignons (trompons),

Et savons si les gens déçoivre

Que nul ne s'en sait aperçoivre,

Ou qui le sait apercevoir

N'en ose découvrir le voir (le vrai).

Ne sont-ce pas les paroles mêmes de don Juan : « On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu'ils sont, etc. »

Pour si bonnes gens nous passons

Que de reprendre avons le prix (le privilège)
Sans de personne être repris.

:

Et Molière « Je m'érigerai en censeur des actions d'autrui, etc. »

Amour demande à Faux-Semblant en quels lieux il habite; celui-ci répond:

Sire, j'ai mansions diverses,

Que ja ne vous veux reciter,

S'il vous plait à m'en respiter (tenir quitte);

Car, si le vrai vous en raconte,

Avoir y puis domage et honte ;
Si mes compaignons le savoient,
Sachiés, de vrai, ils m'en hairoient,
Et m'en procureroient ennui,
Si onc leur cruauté connui (connus);
Car ils veulent en tous lieux taire
Vérité qui leur est contraire.

Il ne laisse pas d'avouer qu'on le trouve plutôt dans le cloître que dans le monde. Après une protestation en faveur des vrais dévots, assez analogue à celle de Cléante dans Tartufe, il fait la peinture des autres:

Qui les mondains honneurs convoitent,
Les grandes affaires exploitent,

Qui cherchent les grandes pitances,
Et pourchassent les accointances

Des hommes puissants, et les suivent,
Se font pauvres et pourtant vivent
De bons morceaux délicieux,
Et boivent les vins précieux;
Qui la pauvreté vont prêchant,
Et les richesses vont pêchant.

La robe ne fait pas le moine.

Bon cœur fait la pensée bonne,

I obe ne l'ôte ou ne la donne.

Faux-Semblant raisonne bien, et pourrait être honnête homme s'il voulait, mais il n'a garde. Même il fait vanité du mal qu'il commet, il étale avec complaisance ses crimes et ses derfidies:

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Courant toutes religions (de couvent en couvent, comme

Mais de religion sans faille (faute)

J'en prends le grain, laisse la paille.

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Macette).

Comme l'énergie de la pensée se fait jour à travers cet idiome.

encore imparfait, quoique ce fût déjà celui d'une première littérature arrivée à sa maturité, qui fut remplacée par une autre. Pour nos yeux mêmes, peu habitués à ce langage, malgré la traduction de l'orthographe et de quelques formes, à chaque instant l'idée éclate et nous surprend de ses clartés, comme une flamme qui perce la fumée d'un feu de broussailles. — La confession que Faux-Semblant fait de son caractère peut paraître contraire à ce caractère même, on peut trouver invraisemblable qu'il se dévoile si complaisamment. Mais c'est là, si l'on peut parler ainsi, une invraisemblance dramatique, et une convention littéraire, comme Iago étalant à plaisir les replis de son cœur tortueux et profond, comme Aman faisant à Zarès la naïve confession de sa bassesse. Molière cependant n'est pas tombé dans ce défaut, il s'en est bien gardé: Tartufe ne se dévoile à personne, pas même à son Laurent; ce Laurent ne paraît même pas dans la pièce, loin d'être un confident de comédie; c'est tout de bon que Tartufe lui crie: Serrez ma haire avec ma discipline; ce n'est pas un jeu concerté entre eux; il veut que Laurent soit sa dupe, comme tout le monde. Et, si Laurent a fait à Orgon des récits sur Tartufe, sur son indigence actuelle, et sur sa richesse future, sur ses fiefs et sur sa gentilhommerie, c'est qu'il les croyait tout le premier. Il imite toutes les simagrées de Tartufe, il déchire un mouchoir qu'il trouve dans une Fleur des saints, et sermonne la servante; mais s'il n'est pas de bonne foi, il est hypocrite de son côté et pour son compte. Tartufe ne se révèle, ne se livre à personne, qu'à Elmire, parce que alors il est entraîné par sa brutale passion. Encore essaye-t-il de lui donner le change d'abord, en lui prouvant

Que cette passion peut n'être point coupable,
Et qu'il peut l'ajuster avecque la pudeur.

C'est seulement lorsque Elmire, paraissant prête à se rendre, mais en effet toujours maîtresse d'elle-même, oppose avec adresse l'hypocrisie du scélérat à ses instances criminelles, et lui fait doucement cette objection qui paraît être son dernier scrupule :

Mais comment consentir à ce que vous voulez
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez?

c'est seulement alors qu'emporté par sa concupiscence, il se

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