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LES HISTORIENS CRITIQUES DE JÉSUS.

La critique ne connaît pas le respect : elle juge les dieux et les hommes. Pour elle, il n'y a ni prestige, ni mystère; elle rompt tous les charmes, elle dérange tous les voiles. C'est la seule autorité sans contrôle, car elle n'est que la raison elle-même; c'est l'homme spirituel de saint Paul, qui juge tout, et n'est jugé par personne.

Cette irrévérencieuse puissance, portant sur toute chose un œil ferme et scrutateur, est par son essence même coupable de lèse-majesté divine et humaine. Il faut que toute souveraineté plie devant elle, et, son audace croissant avec le succès, il vient un jour où elle ose s'attaquer au Dieu du passé, et regarder en face celui devant qui se sont inclinées des générations d'adorateurs. Malheur à celui qui le premier brave les rayons de la céleste figure! L'antiquité a maudit le nom d'Evhémère; quel dut être le sort de celui qui, sans égard pour la foi de dix-huit siècles, cita devant le tribunal du libre examen ce sublime Jésus, que tous nous avons adoré, et qu'en dépit du rationalisme nous ne pouvons enco reenvisager que le front ceint d'une divine auréole? On s'irriterait contre lui, si l'on s'irritait contre la fatalité.

Ce n'est pas du premier coup que l'esprit humain s'est enhardi à ce point et a pu se permettre un tel attentat. Le jour où il porta la main sur ce dernier sanctuaire, il ne fit qu'achever une longue série de démolitions, et planter son drapeau sur une place dont il avait déjà détruit tous les ouvrages avancés. Étudiez depuis Pétrarque et Boccace la marche de la critique moderne, vous la verrez, suivant toujours la ligne de son inflexible progrès, renverser l'une après l'autre toutes les idoles de la science incomplète, toutes les superstitions du passé. C'est d'abord Aristote, le dieu de la philosophie du moyen âge, qui tombe sous les coups des réformateurs du XV et du XVIe siècle, avec son grotesque cortége d'Arabes et de commentateurs; puis c'est Platon qui,

élevé un instant contre son rival, prêché comme l'Évangile, retrouve sa dignité en retombant du rang de prophète à celui d'homme; puis c'est l'antiquité tout entière qui reprend son sens véritable et sa valeur d'abord mal comprise dans l'histoire de l'esprit humain ; puis c'est Homère, l'idole de la philologie antique, qui un beau jour a disparu de dessus son piédestal de trois mille ans, et est allé noyer sa personnalité dans l'océan sans fond de l'humanité; puis, c'est toute l'histoire primitive, acceptée jusque-là avec une grossière littéralité, qui trouve d'ingénieux interprètes, hiérophantes rationalistes qui lèvent le voile des vieux mystères. Admirable déchiffrement d'un superstitieux hiéroglyphisme, marche courageuse de la lettre à l'esprit; voilà l'œuvre de la critique moderne!

Il était impossible que l'esprit humain, dans cette course libre et hardie, ne rencontrât pas ces livres tenus pour sacrés, qui, aux yeux de la critique profane, constituent la plus curieuse des littératures. Wolf vient d'expliquer Homère; Niebuhr vient de dévoiler des origines de l'histoire; comment ne pas songer à la Bible? comment ne pas y chercher les mêmes lois, quand la plupart de ces lois s'y produisent avec une admirable originalité et un cachet unique? Arrêter l'esprit humain sur cette pente était chose impossible. Toutefois, comme l'orthodoxie était encore la loi de la vie extérieure et même de bien des consciences, ce furent des croyants qui essayèrent d'abord la critique biblique. Étrange illusion, qui prouve au moins la bonne foi de ceux qui entreprirent cette œuvre, et plus encore la fatalité qui entraîne l'esprit humain engagé dans les voies du rationalisme à une rupture absolue, que d'abord il repousse, avec toute tradition religieuse!

I.

Les rationalistes (1): Paulus, etc.

Le rationalisme a deux manières de s'attaquer à un récit merveilleux (car pour l'accepter il n'y peut songer, puisque son essence même est la négation du surnaturel): 1° accepter le récit, mais l'expliquer en tenant compte du siècle et des personnes qui nous l'ont transmis, des formes reçues à telle ou telle

(1) Il est inutile d'avertir que nous prenons ici le nom de rationalistes dans un sens purement historique, pour désigner les exégètes qui les premiers appliquèrent à la Bible la critique évhémériste. Les vrais rationalistes sont à nos yeux les mythologues.

époque pour exprimer les faits; 2° critiquer le récit, et sans lui accorder aucune valeur historique, rendre compte de sa formation en dehors de toute réalité. Dans la première hypothèse (hypothèse objective), on s'attache à expliquer la matière même de l'histoire; on suppose par conséquent la réalité de cette matière. Dans la seconde (hypothèse subjective), sans rien prononcer sur cette réalité, on analyse comme un simple fait psychologique l'apparition du récit; on l'envisage comme un poëme créé de toutes pièces par l'humanité, et n'ayant ou pouvant n'avoir d'autre cause que les instincts de la nature spirituelle. En exégèse biblique, on donne à ceux qui suivent la première méthode le nom de rationalistes (parce que d'abord ils s'opposèrent seuls aux supernaturalistes), et on réserve aux partisans de la seconde le nom de mythologues.

La première explication, dont l'emploi exclusif devait amener une critique singulièrement étroite, fut scule connue de l'antiquité. Evhémère a laissé son nom à ce système qui, dans l'interprétation des mythes, substitue des faits naturels aux traditions religieuses. L'exégèse protestante fut d'abord le pur évhémérisme. Un homme dont le nom n'occupe pas dans l'histoire de l'esprit humain la place qu'il mériterait, Eichhorn appliqua le premier à la Bible ce système d'interprétation. Les recherches mythologiques de Heyne avaient assez agrandi son horizon pour qu'il sentît la nécessité d'admettre l'intervention divine chez tous les peuples à leur âge primitif, ou de la nier chez tous. Chez tous les peuples, observait-il, en Grèce comme dans l'Orient, tout ce qui était inattendu et incompris était rapporté à la Divinité; les sages vivaient toujours en communication avec des êtres supérieurs. En dehors de l'histoire hébraïque, personne n'est tenté de croire à la réalité littérale de pareils récits. Mais évidemment, ajoutait Eichhorn, la justice exige que l'on traite les Hébreux et les non Hébreux de la même façon, en sorte qu'il faut ou placer toutes les nations durant leur enfance sous l'influence commune d'êtres supérieurs, ou refuser de croire des deux côtés à une telle influence. Admettre un supernaturalisme primitif commun à toutes les nations, c'est créer un monde de fables. Ce qu'il y a donc à faire de part et d'autre, c'est de concevoir ces anciens récits dans l'esprit de leurs temps. Sans doute s'ils étaient écrits avec la précision philosophique de notre siècle, il faudrait y voir où une réelle intervention de la Divinité ou la supposition

mensongère d'une telle intervention; mais provenant d'une époque primitive qui n'avait point de philosophie, ils s'expriment sans artifice et conformément aux idées de l'antiquité. Nous n'avons, il est vrai, aucun miracle à admirer, mais nous n'avons non plus aucune fourberie à démasquer; il ne faut que traduire dans notre langue la langue des premiers siècles. Tant que l'esprit humain n'avait pas encore pénétré la véritable cause des phénomènes, il dérivait tout de forces surnaturelles; les hautes pensées, les grandes résolutions, les inventions utiles, et surtout les songes à vives images, étaient des effets de la Divinité sous l'influence immédiate de laquelle on se croyait placé. Et ce n'était pas seulement le peuple qui embrassait ces faciles explications; les hommes supérieurs n'avaient eux-mêmes aucun doute à cet égard, et se vantaient avec une pleine conviction de relations mystérieuses avec la Divinité.

Sous les récits merveilleux de la Bible, il faut donc, disait Eichhorn, chercher un fait naturel et simple, exprimé à la façon du temps. Ainsi la fuméc et la flamme du Sinaï ne furent autre chose qu'un feu que Moïse alluma sur la montagne pour aider à l'imagination du peuple, et avec lequel par hasard coïncida un violent orage; la colonne lumineuse était une torche qu'on portait devant le front de la caravane; l'apparition radieuse de la face du législateur fut une suite de son grand échauffement, et luimême, qui en ignorait la cause, y vit avec le peuple quelque chose de divin.

C'était un pas immense d'avoir assujetti le corps des écritures hébraïques à la même critique que le reste des œuvres de l'esprit humain. Il fallut quelque temps pour qu'on s'enhardît jusqu'à appliquer la même exégèse aux écrits du Nouveau Testament, composés à une époque plus rapprochée de nous, et objets d'une vénération plus spéciale. Eichhorn, comme tous les réformateurs, s'arrêta au premier pas, et n'appliqua que très-timidement la méthode rationnelle aux faits évangéliques; à peine la hasarda-t-il pour quelques récits de l'histoire apostolique, comme la conversion de Paul, le miracle de la Pentecôte, les apparitions angéliques. Ce fut en 1800 que le Dr Paulus entra à pleines voiles dans cette mer nouvelle, et conquit la gloire d'un Evhémère chrétien. Paulus distingua avec beaucoup de finesse ce qui dans une histoire est fait (élément objectif), ou jugement du narrateur (élément subjectif). Le fait, c'est la réalité qui sert de fond au

récit; le jugement du fait, c'est la façon dont le spectateur ou le narrateur l'a envisagé, l'explication qu'il s'en est donnée à luimême, la manière dont le fait s'est réfracté dans son individualité. Les Évangiles, au point de vue de Paulus, sont des histoires faites par des hommes crédules et de vives imaginations. Les Évangélistes sont des historiens à la façon de ces naïfs témoins qui, en nous racontant un fait tout simple, ne peuveut s'empêcher d'y mettre du leur, et de nous le présenter avec le merveilleux dont ils l'entourent eux-mêmes. Pour avoir la vérité, il faut se mettre au point de vue de l'époque, et séparer le fait réel des enjolivements que la foi crédule et le goût du merveilleux y ont ajoutés. Paulus tient fermement à la vérité historique des récits; il s'efforce d'introduire dans l'histoire évangélique un étroit enchaînement de dates et de faits; mais ces faits n'ont rien qui sorte de l'ordre habituel et qui exige une intervention surnaturelle de forces supérieures. Pour lui, Jésus n'est pas le Fils de Dieu dans le sens de l'Église, mais c'est un homme sage et vertueux; ce ne sont pas des miracles qu'il accomplit, mais ce sont des actes tantôt de bonté et de philanthropie, tantôt d'habileté médicale, tantôt de hasard et de bonne fortune.

Quelques exemples feront comprendre ce qu'une telle exégèse avait d'ingénieux, mais aussi de subtil et de forcé. Soit, par exemple, le récit de l'Évangile sur la naissance de Jean-Baptiste; ce récit renferme deux faits surnaturels, et par conséquent inacceptables : l'apparition de l'ange, et le mutisme subit de Zacharie. L'apparition s'expliquait par les lois habituelles de l'angélophanie. Pour les uns ce fut un homme qui lui apparut, et lui dit ce qu'il attribua à un messager céleste. Pour les autres ce fut un éclair qui frappa son imagination; pour d'autres ce fut un rêve; pour d'autres une extase ou hallucination provoquée par l'état mental où il se trouvait, par le désir d'avoir de la postérité, par la fonction religieuse qu'il accomplissait, par l'odeur de l'encens, peut-être aussi par une sollicitation de sa femme, semblable à celle de Rachel à Jacob. L'esprit ainsi excité, dans la demiobscurité du sanctuaire, il pense, tout en priant, à l'objet de ses souhaits les plus ardents; il espère maintenant ou jamais être exaucé, et est par conséquent disposé à voir un signe dans tout ce qui pourra se montrer. La fumée de l'encens qui s'élève, éclairée par les lampes du sanctuaire, forme des figures; le prêtre s'imagine y apercevoir une image céleste qui l'effraye

III.

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