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AP 20 .468 V.3

v. 3

LA

LIBERTÉ DE PENSER.

A M. LE DIRECTEUR DE LA Liberté de penSER.

MONSIEUR,

A l'heure où je vous écris, le résultat du vote universel est connu. M. Bonaparte l'emporte à une majorité immense. Chacun tourne les yeux vers l'avenir. On nous disait il y a huit jours: nous le nommons parce qu'il est l'inconnu. En effet, ceux mêmes qui l'ont nommé ne savent pas aujourd'hui où ils en sont. Des listes de ministères se succèdent dans l'assemblée de minute en minute. Je pourrais vous en citer dix; aucune ne vous apprendrait rien. Ce sont des listes effacées; pas un grand nom; tout le monde veut voir venir. Je n'ajouterai rien à cette incertitude universelle des esprits. Je ne reviendrai pas sur la lutte électorale. Je ne compterai pas les nombreux partis qui s'attribuent la victoire, et qui, demain peut-être, essayeront de s'en disputer les fruits. A quoi bon répéter que les socialistes ont voté, en fin de compte, pour M. Bonaparte? Étrange coalition des vaincus de juin et des vaincus de février! Non, je ne veux pas revenir sur ce passé si près de nous. Puisque le pouvoir exécutif est constitué, c'est notre devoir de lui prêter notre faible appui, tant qu'il respectera la constitution qu'il va jurer. Nous le ferons fermement, sans arrière-pensée, heureux de l'applaudir s'il mérite d'être applaudi, prêts à le combattre s'il abandonne la cause de la liberté et de l'ordre. Il y a un mois, j'ai combattu, dans cette Revue, la candidature de M. Bonaparte avec toute l'énergie dont je suis capable. Je tiens à le constater aujourd'hui qu'il est vainqueur. J'ai la conscience d'avoir fait mon devoir, et je ne

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regrette pas une de mes paroles. Je n'éprouve aucun embarras à me soumettre. Je souhaite par-dessus tout de m'être trompé. Je voudrais avoir quelque influence dans mon pays pour aider M. Bonaparte à donner tort aux tristes prévisions que j'exprimais dans ma dernière lettre. Qu'il travaille nuit et jour à panser les plaies de la patrie. Je lui tiendrai compte, pour ma part, de chaque dévouement, de chaque sacrifice. J'oublie tout son passé. Son histoire commence pour moi le jour de son installation.

Je dirai peu de choses du nouveau ministère qui paraît à peu près constitué. Les hommes politiques d'une certaine valeur ont presque tous refusé d'entrer dans un cabinet qui ne sait pas bien lui-même ce qu'il fera. Il paraît certain que M. Odilon Barrot accepte le portefeuille de la justice, avec la présidence du conseil. Nous nous en félicitons sincèrement. Quoique destinés peutêtre à combattre souvent M. Odilon Barrot, nous regardons sa présence dans le ministère comme une garantie contre les illégalités et les coups d'État. M. de Maleville, à l'intérieur, sera le représentant le plus direct et le plus complet de l'ancien parti du centre gauche. M. Hippolyte Passy, naguère pair de France, a accepté après de longues hésitations le portefeuille des finances, en mettant pour condition de sa rentrée aux affaires, la nomination de M. de Tracy à la marine, et de M. de Falloux à l'instruction publique. Ce dernier choix surtout est très-significatif. Si je suis bien informé, M. de Falloux n'avait jusqu'ici aucune relation d'intimité ni avec M. le président de la république, ni avec M. le nouveau ministre des finances. On ne le prend donc que pour le principe qu'il représente, et ce principe, c'est la liberté absolue de l'enseignement. M. Passy s'est même, dit-on, expliqué très-clairement à cet égard. Il a prétendu que, sous le régime du suffrage universel, on ne pouvait gouverner sans le concours du clergé, qu'il fallait donc acheter ce concours, en lui livrant l'instruction publique.

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Nous verrons M. de Falloux à l'œuvre. C'est un homme d'un rare talent, d'un grand courage et d'une franchise qui nous permet de dire dès à présent avec certitude à l'Université qu'on lui donne son ennemi pour chef. M. Passy, qui fait de si beaux calculs, ne sait pas apparemment quel est le chiffre du personnel de l'Université, depuis le chancelier jusqu'à l'instituteur de village. Voilà bien les serviteurs du fait. Le plus grand problème de notre temps, où les grands problèmes abondent, n'est

plus pour eux qu'une question de chiffres. Ils ne demandent pas de quel côté est la raison et la justice, mais de quel côté est l'influence Nous ne souhaitons pas que leur politique tourne contre eux. Nous croyons que si on avait nommé M. Michelet ou M. Edgar Quinet ministre des cultes, le clergé n'en aurait pas moins fidèlement servi la République; l'Université fera de même. Elle pourra penser avec quelque amertume que sa majesté Louis-Philippe, quoique peu favorable à la liberté, n'aurait pas osé mettre M. de Falloux à cette place; mais persuadée qu'elle a aujourd'hui plus que jamais un grand principe à défendre, elle n'opposera que la fermeté, le calme et une conduite irréprochable aux tentatives de désorganisation auxquelles elle doit évidemment s'attendre. Voilà, monsieur le directeur, le titre de votre recueil plus justifié que jamais par les circonstances, et votre tâche plus difficile et plus nécessaire. Je n'ajouterai rien de plus sur ce sujet pour aujourd'hui ; je fais comme tous les esprits sages: j'attends, sans parti pris. Mais je me trompe en disant que je n'ai pas de parti pris. Je n'en ai pas contre les personnes; j'estime et j'honore la personne de M. de Falloux; je ne sais pas exactement quelle sera la mesure des sacrifices qu'il imposera à l'Université, dont il est à la fois, au nom de la République, l'ennemi et le chef. Mais j'ai le parti pris de défendre la liberté de penser, l'esprit libéral, jusqu'à mon dernier souffle, et par tous les moyens en mon pouvoir. S'il faut recommencer la campagne que nos prédécesseurs ont faite en 1815, nous le ferons avec un talent très-inférieur sans doute, mais pour le moins avec autant de persévérance et d'énergie.

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La plus grande préoccupation du moment, monsieur, est l'avenir de l'assemblée nationale. C'est une question que tous les esprits ont immédiatement posée ; et pourquoi? Parce que tout le monde sait que si l'assemblée nationale reste à son poste, l'élection de M. Bonaparte n'est qu'une première épreuve, heureuse ou malheureuse, de la constitution du pouvoir exécutif par le suffrage universel; que si, au contraire, l'assemblée nationale se dissout, l'élection de M. Bonaparte peut être une révolution.

En effet, quelle serait l'assemblée législative que des élections faites au mois de janvier prochain nous amèneraient? Yous la connaissez parfaitement, monsieur; yous l'ayez vue fonctionner pendant plusieurs années. C'est elle qui siégeait encore au palais Bourbon le matin du 24 février. Que l'assemblée nationale fasse

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place à ces fugitifs du 24 février, et toute la révolution de 1848 n'aura été qu'un rêve tour à tour brillant et terrible, dont il ne restera rien parmi nous, que du sang versé, et de longs désastres.

Si ce résultat est incontestable, les intentions de ceux qui le provoquent ne sauraient être douteuses. Au surplus, ils ne s'en cachent pas. Ils discutent déjà entre eux qui, de M. Guizot ou de M. Duchâtel, sera président de la prochaine assemblée. Ils appellent leur victoire du 10 décembre une revanche. L'un d'eux, que l'assemblée nationale a, j'en conviens, fort peu goûté, définissait ainsi, il y a trois jours, M. Bonaparte: c'est un homme que la Providence nous envoie pour nous débarrasser de l'assemblée nationale. Il n'aurait pas fallu le presser beaucoup pour lui faire ajouter et de la République.

A la bonne heure, je ne discute pas sur ce point. Je ne demande pas s'il est légitime de violer ainsi la foi jurée, et de se servir de la constitution même pour détruire ce que la constitution a fondé; je laisse de côté la question de savoir si l'établissement de la République en février a été, oui ou non, une surprise; si l'adhésion des départements a été unanime; si elle a été volontaire ou forcée; si les anciens légitimistes et les anciens philippistes, qui abondent dans l'assemblée nationale, ont joué la comédie en se disant convertis à la République ; si le serment que va prêter le président n'est, pour un grand nombre d'entre eux, qu'une vaine et sacrilége formalité. Jene recherche pas davantage si la forme monarchique est plus juste, plus raisonnable que la forme républicaine; si même elle est plus utile en thèse générale; si elle échappe plus aisément aux émeutes et aux révolutions; si elle fait à tous une part plus équitable; si elle ne crée de priviléges ni pour une caste ni pour une famille; si elle n'absorbe pas le budget dans les dotations princières; si le hasard de la naissance est plus intelligent que ce qu'on pourrait déjà appeler le hasard de l'élection. Je me renferme dans le moment présent, et je me demande seulement quelle serait la situation du pays avec une chambre analogue à la dernière chambre de la monarchie, abusant, comme sa devancière, de la légalité, jusqu'à irriter même les hommes les plus modérés du parti libéral, leur mettant pour ainsi dire, comme en février, le marché à la main. Si vous vous reportez ainsi neuf mois en arrière, pourquoi pensez-vous que ce qui a été fait il y a neuf mois ne sera

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