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que ceux-ci lui vouèrent pendant sa vie, haine qui, lorsqu'elle ne put plus s'exercer contre sa personne, s'attacha implacable à sa mémoire, témoigne du mal qu'il leur fit et par conséquent des services qu'il rendit à la cause de la liberté. Après sa mort, il fut représenté comme « un horrible hibou. » Paul Jove, Delrio, le noircissent à l'envi, et le Père Pierre, dans un poëme, décrit le supplice qu'il endure en enfer:

Egressus templo, genio comitante, ferebar,
Cum vox attonitas lugubris fertur ad aures;
Discite justitiam et patriam non lædere dictis.
O stupor! Immanis barathri squallentibus undis,
Infelix (illum genius vocitabat Agrippam)
Mergitur ore tenus. Si forte eripere cœno
Tentet, et ascensus non exsuperabile saxum
Vincere, præcipitat barathrum iterumque labores.
Ille gemit, querulisque ferit clamoribus auras.

Ces injures ne sauraient nous surprendre. La plupart des hommes qui, à cette époque et depuis, ont travaillé à l'affranchissement de la pensée, ont été en butte à l'outrage. En pouvait-il être autrement? Ils froissaient trop d'intérêts, brisaient trop de puissances devenues inutiles, dérangeaient trop de positions faites, pour ne pas se créer de violents ennemis, nonseulement parmi leurs contemporains, mais parmi tous ceux qui plus tard ont tenu à l'ordre de choses attaqué. Plus ils faisaient pour l'avenir, plus ils étaient animés à la ruine du présent, plus aussi ils soulevaient de fureurs et de calomnies.

Aujourd'hui, des siècles nous séparent de cette grande révolution intellectuelle, affranchissons-nous des passions de la lutte, rendons justice aux champions de la liberté. Leurs défauts doivent nous trouver indulgents, puisqu'ils appartiennent moins à eux qu'à leur temps, mais leur génie et leur courage leur appartiennent en propre, ne leur marchandons ni notre admira tion ni notre reconnaissance.

LÉON MONTET.

BULLETIN.

Vie de Franklin à l'usage de tout le monde, par M. MIGNET.

M. Mignet vient d'écrire, pour la collection des petits traités que publie l'Académie des sciences morales et politiques, une Vie de Franklin... à l'usage de tout le monde; mots parfaitement justifiés par le caractère que M. Mignet, avec une grande souplesse de talent, a donné à son travail. Aussi ce petit livre pourra-t-il atteindre le but auquel il est destiné, mieux, par exemple, que le traité De la Propriété de M. Thiers, qui, malgré tout l'esprit de l'auteur, n'a guère chance, malheureusement, que d'être lu par les propriétaires, déjà suffisamment convaincus de leur bon droit.

Les Vies de Plutarque peuvent être bonnes à former des grands hommes; celle de Franklin formera des hommes honnêtes et heureux. Il n'y a pas de vie en effet plus admirablement faite pour servir de modèle par les leçons pratiques, et pour ainsi dire de vertu familière, dont elle est pleine. Plutarque s'adresse aux natures d'exception; Franklin aux natures moyennes, qui forment au demeurant la quasi totalité du genre humain. Franklin ne place pas la vertu sur ces cîmes inaccessibles auxquelles l'on n'arrive que par le sacrifice, le renoncement, les austères et pénibles vertus stoïciennes; il dit : la vertu est là sous votre main, tout à fait à la portée d'un chacun; elle se concilie très-bien avec le comfort et les jouissances de la vie; mieux que cela, elle les donne à coup sûr; soyez donc vertueux, pour être heureux; les vertueux sont les habiles, et les coquins des maladroits. Or, pour habituer son âme à la vertu, il y a des procédés dont je me suis servi, et que je vous livre. C'est ainsi que la vie de Franklin est un bréviaire; or il n'y a personne qui soit fondé à mépriser ces modestes et excellents petits procédés pour se former à la constante pratique du bien.

Nous avons tous à profiter à la vie de Franklin, quelques-uns davantage. M. Mignet le dit en de nobles paroles : « Elle offre surtout des enseignements et des espérances à ceux qui, nés dans une humble condition, sans appui et sans fortune, scntent en eux le désir d'améliorer leur sort, et cherchent les moyens de se distinguer parmi leurs semblables, Ils y verront comment le fils d'un pauvre artisan, ayant lui-même travaillé longtemps de ses mains pour vivre, est parvenu à la richesse à force de labeur, de prudence et d'économie; com

ment il a formé tout seul son esprit aux connaissances les plus avancées de son temps, et plié son âme à la vertu par des soins et avec un art qu'il a voulu enseigner aux autres; comment il a fait servir sa science inventive et son honnêteté respectée aux progrès du genre humain et au bonheur de la patrie. » Oui, que la vie de Franklin soit un des manuels de nos écoles primaires, et puissent les enfants du peuple, parmi les générations qui s'élèvent, apprendre à ne pas séparer l'honnête de l'utile, et l'intérêt de la patrie commune de l'intérêt de leur fortune.

« Franklin a plié son âme à la vertu par des soins et avec un art qu'il á voulu enseigner aux autres. » C'est bien là le côté original de Franklin, et il est très-curieux et très-amusant de voir comment il est arrivé à s'imposer théoriquement l'obligation de la vertu. Ses instincts, en effet, n'étaient pas précisément bons; un sentiment très-vif de son intérêt personnel, une grande légèreté morale, le cœur ne l'attachant pas à ses devoirs tel était le fonds de sa nature. Ses lectures à la dérobée des ouvrages incrédules du XVIIIe siècle l'avaient détaché des fortes croyances religieuses, héréditaires dans sa famille puritaine. La société d'amis spirituels, mais relâchés, l'aidait à glisser sur une pente où il est difficile de s'arrêter. Aussi ses débuts dans la vie furent-ils marqués par quelques fautes assez vilaines qu'il appelle lui-même ses errata. Il commence par manquer à la bonne foi et à l'honneur en violant un engagegement pris en commun avec son frère, et il quitte brusquement et secrètement sa famille pour chercher fortune ailleurs qu'à Boston. Il va plus loin il dépense pour ses plaisirs une somme qui lui a été confiée par un de ses amis; il est vrai qu'il la restitua dans la suite. Il oublie complétement à Londres sa fiancée, qu'il a laissée à Philadelphie, et à laquelle il était uni par un doux échange de promesses; mais six ans plus tard il l'épousera. A Londres il courtise la maîtresse de son ami intime; hâtons-nous de dire qu'il fut repoussé avec perte. Mais alors, les remords de sa conscience et les ennuis qu'il avait trouvés dans les suites de ses fautes le firent changer de maximes de conduite. « Je demeurai convaincu, dit-il, que la vérité, la sincérité, l'intégrité dans les transactions avec les hommes étaient de la plus grande importance pour le bonheur de la vie, et je formai par écrit la résolution de ne jamais m'en écarter tant que je vivrais. » Ne trouvez-vous pas le par écrit curieux ? Un engagement par écrit était pour Franklin une lettre de change à acquitter, et singulièrement plus obligatoire qu'une résolution mentale. Ce n'est pas là de la haute vertu, mais qu'importe! Grâce à ces expédients, il ne faillit plus, dans le cours d'une vie qui ne dura pas moins de quatre-vingt-quatre ans. M. Mignet dit très-bien : « Il accomplit, d'après des idées raisonnées, des devoirs certains, et s'éleva même jusqu'à la vertu. »

Il faut reconnaître à Franklin une qualité indispensable à la vertu, savoir la volonté. Mais elle n'était pas innée en lui cette volonté énergique; il la créa et l'entretint par une gymnastique savante, trop utile å imiter pour que nous n'insistions pas sur ce point.

Il commença par faire un dénombrement exact des qualités qui lui étaient nécessaires, les distribua entre elles de façon à ce qu'elles se prê

tassent une force mutuelle, et les définit avec précision. Il trouva ainsi treize préceptes obligatoires qu'il disposa et commenta ainsi qu'on va le voir. Nous voulons surtout laisser Franklin s'expliquer lui-même.

1° TEMPÉRANCE. Ne mangez pas jusqu'à vous abrutir; ne buvez pas jusqu'à vous échauffer la tête.

2° SILENCE. Ne parlez que de ce qui peut être utile à vous ou aux

autres.

3o ORDRE. Que chaque chose ait sa place fixe. Assignez à chacune de vos affaires une partie de votre temps.

4 RÉSOLUTION. Formez la résolution d'exécuter ce que vous devez faire, et exécutez ce que vous aurez résolu.

5o FRUGALITÉ. Ne faites que des dépenses utiles pour vous et pour les autres, c'est-à-dire ne prodiguez rien.

6° INDUSTRIE. Ne perdez pas le temps; occupez-vous toujours de quelque objet utile. Ne faites rien qui ne soit nécessaire.

7° SINCERITÉ. N'employez aucun détour: que l'innocence et la justice président à vos pensées et dictent vos discours.

8° JUSTICE. Ne faites tort à personne, et rendez aux autres les services qu'ils ont droit d'attendre de vous.

9° MODÉRATION. Évitez les extrêmes; n'ayez pas pour les injures le ressentiment que vous croyez qu'elles méritent.

10° PROPRETÉ. Ne souffrez aucune malpropreté sur vous, sur vos vêtements, ni dans votre demeure.

11° TRANQUILLITÉ. Ne vous laissez pas émouvoir par des bagatelles ou par les accidents ordinaires et inévitables.

12° CHASTETÉ. Sacrifiez rarement à Vénus; seulement par raison de santé et pour accroître votre famille, sans en contracter ni lourdeur de tête ni faiblesse de corps; sans risquer de compromettre votre paix, votre réputation ou celle des autres.

13° HUMILITÉ. Imitez Jésus et Socrate.

Et en effet, Franklin a été maintes fois par ses contemporains comparé à Socrate. Ce jugement doit-il être légitimé? Nullement, à mon sens. Entre le sage américain et le philosophe grec, il n'y a pas de comparaison à faire. Celui-ci l'emporte autant sur celui-là que la société grecque sur la société américaine. Combien la vie de Socrate est plus désintéressée, plus dédaigneuse de l'utile, plus remplie de ces belles spéculations qui élèvent l'homme au-dessus de la terre; non pas que Socrate soit un mystique: mais tout en demeurant parmi les hommes, il a toujours les yeux fixés vers l'idéal. Je ne crois pas que Franklin eût commis une lâcheté pour échapper à la cigüe; mais certainement il ne se fût pas mis dans un aussi mauvais pas. Jamais il n'eût fait devant l'aréopage cette fière et sublime réponse d'un homme qui fait le sacrifice de sa vie, parce que sa mort est une dernière leçon qu'il veut léguer · à ses disciples, et le cachet d'immortalité mis sur ses paroles. Mais nous n'avons pas fini l'exposé des méthodes de Franklin. Ce n'était pas tout que de savoir quelles vertus étaient à observer, il fallait se rompre à leur pratique. Franklin imagina de dresser un petit livret où elles étaient toutes inscrites à leur rang chacune d'elles, tour à

tour, devait être l'objet principal de son observation scrupuleuse pendant une semaine. Chaque soir il marquait par des croix les infractions de la journée. En treize semaines il parcourait ainsi son catalogue des treize vertus, et quatre fois l'an ce salutaire exercice était répété. Nous ne résistons pas à l'envie de donner, pour plus de clarté, le modèle d'un de ces petits tableaux que se faisait Franklin : on ne peut trop propager ces excellents petits procédés. Celui-ci est daté du dimanche 1" juillet 1735. Il porte avec lui son commentaire.

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Tel fut Franklin. Il ne fit le bien ni avec la roideur orgueilleuse et la sèche inflexibilité d'un stoïcien, ni avec l'ardeur passionnée du vrai chrétien qui court au devant du sacrifice; il fit le bien tranquillement, modérément, adroitement, comme le plus sûr moyen d'être heureux dans cette vie, et peut-être dans l'autre. Il aima la vie, et il apprend vraiment à l'aimer. Tout dans la vie le charmait : les sciences, les idées, les hommes, la nature, la famille; il aurait vécu la vie d'un patriarche qu'il ne se serait pas ennuyé un instant. Secret merveilleux, certes, élixir admirable; c'est proprement l'élixir de bonheur et de longue vie. Il vous le donne, ô ennuyés de notre temps, qui n'arrivez à vous plaindre si vite de la vie que parce que vous ne la remplissez que de vous-même.

Certainement la vie de Franklin ne nous montre pas la vertu dans sa plénitude. Le dévouement, l'abnégation, le sacrifice y manquent. Il sait en toute chose si admirablement s'y prendre et trouver son profit, que son adresse nous frappe plus que sa vertu. Nous avons beau nous dire que l'ha

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