LA COMÉDIE DANS LES RÉPUBLIQUES. (DEUXIÈME ARTICLE. ) ARISTOPHANE. CRITIQUE SOCIALISTE. Oui, chacune des pièces d'Aristophane est une action, un combat, mais une action, un combat plus ou moins directs. Lorsque la politique allait trop vite pour que le poète pût la suivre, ou lorsque la question du jour était trop brûlante pour qu'il osât la traiter, il donnait quelque pièce philosophique de critique sociale ou de critique littéraire, qui, étant d'une application moins immédiate, risquât moins de compromettre les affaires ou lui-même; il entremêlait, si l'on peut parler ainsi, les comédies générales aux comédies spéciales. Molière, avons-nous dit, eut un bon sens absolu; Aristophane n'eut qu'un bon sens relatif. Comme critique politique, nous l'avons vu confondre, à dessein ou non, la démocratie avec l'ochlocratie, la souveraineté du peuple avec la tyrannie de la populace, et envelopper dans les mêmes satires l'abus et l'usage, l'excès et le droit. Comme critique socialiste, nous le trouverons partisan des idées anciennes, ennemi des idées nouvelles, non-seulement de celles qui étaient chimériques, mais de celles même auxquelles était réservé le gouvernement de l'avenir. Le bon sens de Molière a vu droit et loin pardessus l'horizon du XVII° siècle; celui d'Aristophane a eu la vue courte relativement. Sur tous les points, l'événement a donné raison à Molière; sur plusieurs, il a donné tort à Aristophane. L'un a toujours marché, instinctivement, dans le sens de la révolution future, et l'a préparée en partie; l'autre a méconnu et bafoué celle qui s'accomplissait de son temps. La comédie de notre époque devra prendre garde de tomber dans la même erreur ou dans le même excès. Car, faute de savoir ou de vouloir discerner ce que la critique doit attaquer ou défendre, il serait à craindre qu'au lieu de faire avancer l'œuvre sociale, les auteurs comiques, dans la mesure de leur influence, ne la fissent momentanément reculer. Ainsi donc, ce qu'il faut étudier dans Aristophane, ce n'est pas le génie contre-révolutionnaire, à Dieu ne plaise! c'est l'art d'incarner les abstractions, les utopies et les chimères, de les traduire en réalités dramatiques, de leur donner la vie, le mouvement, la voix. Le socialisme, qui contient tant de vérités et tant d'erreurs, tant de bien et tant de mal, ne date pas d'hier; il a existé, peu s'en faut, de tout temps. Ces questions qu'il vient de remettre à l'ordre du jour, la famille, l'éducation, la propriété, la répartition des richesses, l'égalité absolue entre les deux sexes et l'avénement des femmes aux affaires et au pouvoir; il les agitait, il y a plus de deux mille ans. Elles se trouvent traitées dans Aristophane; traitées selon le procédé comique, par le ridicule et la bouffonnerie. Le communisme, dès la plus haute antiquité, avait été pratiqué par les uns, rêvé par les autres pratiqué dans les républiques de Crète et de Sparte; rêvé par les métaphysiciens, Protagoras et Platon, dans la République idéale dont chacun d'eux avait tracé le plan. Le mythe indien montrait la société entière sortant de Brahma toute constituée, les prêtres de sa tête, les guerriers de ses bras, les laboureurs de ses cuisses, les esclaves de ses pieds; la propriété, collective, indivisible, était remise tout entière entre les mains des prêtres, fils premiers-nés du dieu; c'était un communisme partiel. Le génie dorien, fidèle aux traditions orientales reçues des mystérieux Pélasges, renferma aussi la population de Sparte dans quatre cadres inflexibles; et, divisant la terre en portions égales entre tous les citoyens, les obligea pourtant d'en consommer les revenus en commun. Or, Platon prend la Crète et Sparte dans le monde réel comme bases de ses aristocratiques théories dans le monde idéal. Il divise les citoyens en trois castes les esclaves ne comptent pas, et il établit la communauté des biens : il est à la fois, comme Lycurgue, agrarien et communiste. Il institue aussi la communauté des femmes: elles doivent appartenir à tous, et n'habiter en particulier avec aucun, de sorte que les enfants ne connaissent pas leurs pères, et que les pères ne connaissent pas leurs enfants : ainsi, plus de famille! Plus de pudeur même! La femme est égale à l'homme, on traitera donc les femmes comme les hommes, on les formera même au métier de la guerre; elles apprendront à monter à cheval, et s'exerceront dans les palestres, nues parmi les jeunes gens nus. Les enfants sont fils de l'État; dès leur naissance, ils sont tous confondus, et toute mère, sans pouvoir reconnaître le sien, doit à tous sa mamelle devenue publique. Tels étaient les égarements de cette politique de Platon, si manifestement réfutée par la morale du même philosophe. Quant au livre de Protagoras, il ne nous est point parvenu. -Dès ce temps-là aussi, la raison et l'esprit avaient fait justice de ces chimères. Aristote, dans sa Politique, critique rudement l'auteur de la République, et le réfute avec un bon sens impitoyable; Aristophane, sans nommer personne, présente de la manière la plus spirituelle et la plus bouffonne les objections qui s'élèvent contre ces systèmes de communauté absolue. Platon lui-même, au reste, dans ses Lois, qui ne sont pas un désaveu de la République, mais une sorte de transaction entre l'idéal et le possible, entre le rêve et la réalité, ne parle plus ni de la communauté des femmes, ni de l'abolition de la propriété. Ges doctrines si anciennes ont reparu de nos jours; mais déjà il n'est plus question de la communauté des femmes; les disciples d'Enfantin l'ont décréditée pour longtemps; pour la dernière fois peut-être Assomption de la Femme et la Bible de la Liberté auront été préchées, il y a un an, dans les catacombes féminines du boulevard Bonne-Nouvelle. Mais, l'abolition de la propriété, la communauté des biens, l'égale répartition des richesses, il en est question plus que jamais. Voyons comment Aristophane traitait toutes ces théories. Ses pièces de critique socialiste et sociale sont, comme les pièces politiques, au nombre de quatre : L'Assemblée des Femmes, Richesse, les Guêpes, les Nuées. Dans les trois premières, il a touché juste; mais dans la quatrième ?... Là est le point du débat. L'Assemblée des Femmes n'est pas sans analogie avec Lysistrata, que nous avons étudiée : il s'agit encore d'une conspiration féminine; mais, cette fois, ce n'est plus une révolte, c'est une révolution, et une révolution sociale. Les Athéniennes, sous la conduite de Praxagora, on formé le dessein de se déguiser en hommes, de s'introduire dans l'Assemblée (sans 15 mai, l'assemblée étant publique et en plein air), de s'assurer ainsi de la majorité et de faire accepter aux Athéniens une constitution nouvelle fondée sur la communauté des biens, des femmes et des enfants, et sur la suprématie du sexe féminin. Voilà le sujet de cette comédie, satire très-amusante du communisme absolu, et nouveau travestissement de la démocratie, qui peut faire suite aux Chevaliers aussi bien qu'à Lysistrata. La pièce commence comme un grand nombre de pièces grecques, soit tragiques, soit comiques, un peu avant le lever du jour. Praxagora est seule, elle attend ses compagnes dans une rue proche du Pnyx, où doit avoir lieu une réunion préparatoire. Parodiant les débuts tragiques, elle adresse la parole en style pompeux à la lampe qu'elle tient à la main, à la complice de ses secrets plaisirs (1). On jouait ordinairement trois tragédies avant chaque comédie, c'était ce qui formait la tétralogie; le poète comique était très-bien-venu à se moquer des déEt toi, lampe nocturne, astre cher à l'amour, (1) ANDRÉ CHÉNIER. Elégies. : buts tragiques; Aristophane parodiait de préférence ceux d'Euripide. Une femme arrive au rendez-vous, puis une autre : « Je t'ai bien entendue gratter à ma porte pendant que je me chaussais, dit celle-ci; je ne dormais pas. Mon mari, ma chère, c'est un marin de Salamine,-ne m'a pas laissée en repos une seule minute de la nuit. >> Toutes les femmes, et les plus distinguées de la ville viennent sejoindre aux trois premières. Elles se sont procuré des barbes : chez les Athéniens, il n'y avait guère que les hommes débauchés qui n'en portassent pas. Elles racontent qu'au lieu de continuer à s'épiler et à se flamber comme de coutume, elles se sont frottées d'huile par tout le corps et exposées au grand soleil. Tout va bien chaussure lacédémonienne, bâtons, habits d'hommes, rien ne leur manque pour paraître dans l'Assemblée. Quelques-unes, voulant mener de front le ménage et la politique, ont apporté leur laine et leurs fuseaux pour travailler pendant les débats. -Pendant les débats! malheureuse! Sans doute! entendrai-je moins bien si je travaille? mes enfants vont tout nus.-Ce sont les tricoteuses d'alors. Après avoir mis leurs barbes et leurs couronnes, les orateurs s'essayent; l'une d'elles fait le même exorde que rencontrera plus tard Démosthènes dans le discours sur la liberté des Rhodiens. Elle s'anime, et dans le feu de l'improvisation, elle s'oublie et jure par les déesses, manière de jurer propre aux femmes. - Praxagora à son tour prend la parole: c'est aux femmes qu'il faut remettre le gouvernement; n'est-ce pas à elles que l'on confie le soin de régler et d'administrer la dépense de la maison? Donc, elles s'entendront mieux que les hommes à régler et administrer les finances de la République. Déjà Lysistrata s'était servie de cet argument; Praxagora en ajoute d'autres les femmes seules ont conservé les mœurs anciennes, : En effet, elles s'asseyent pour faire griller les morceaux, comme autrefois; elles portent les fardeaux sur la tête, comme autrefois; elles célèbrent les fêtes de Cérès et de Proserpine, comme autrefois (1); elles font cuire les gâteaux, comme autrefois : elles maltraitent leurs maris, comme autrefois; elles ont chez elles des amants, comme autrefois elles achètent des gourmandises en cachette, comme autrefois : elles aiment le vin pur, comme autrefois : elles se plaisent aux ébats voluptueux, comme autrefois. Ainsi Athéniens, en leur abandonnant l'administration, n'ayons nul souci, ne nous enquérons point de ce qu'elles feront. Laissons-les gouverner en toute liberté : considérons avant tout qu'elles sont mères, et qu'elles auront à cœur d'épargner les soldats. Cet argument inattendu, au bout de cette tirade bouffonne, ne laisse pas d'avoir quelque chose de sérieux. Pourquoi ne pas croire en effet qu'il viendra un temps où un certain nombre de femmes, les mères de famille par exemple, pourront être, non pas éligibles, mais électeurs? Nous n'allons pas jusqu'à dire avec Condorcet, après Olympe de (1) Les femmes seules y étaient admises, et on disait qu'à huis clos il se passait quelquefois entre elles d'étranges choses; c'est à quoi Aristophane fait allusion. Au reste, dans la pièce que nous avons de lui sous ce titre : Les fêtes de Cérès et de Proserpine, nous ne rencontrerons rien de tel. Gouges : « Les femmes ont le droit de monter à la tribune, puisqu'on ne leur conteste pas celui de monter à l'échafaud. » Non, le temps de l'échafaud est passé pour elles, comme pour tous; celui de la tribune ne viendra jamais. Mais nous ne voyons en quoi la convenance contrarierait la justice si, un jour, on venait à reconnaître aux mères de famille le droit d'aller déposer dans l'urne électorale un suffrage silencieux. En dépit du préjugé, on ne peut croire que les femmes soient condamnées à être éternellement mineures, et qu'une moitié du genre humain soit à jamais exclue d'un droit que nous appelons universel. Les Athéniennes applaudissent Praxagora; la répétition a réussi, elles se rendent à l'Assemblée. Ainsi se termine cette exposition pleine de verve, semée, dans le texte, de plaisanteries vives et licencieuses auxquelles le sujet ne prêtait que trop; mais voici quelque chose de plus gros que la licence, sinon de plus fort. Pendant qu'elles sont à l'Assemblée, le mari de Praxagora, Blépyros, s'est éveillé et n'a plus trouvé sa femme, ni ses souliers, ni son manteau; il a pris les mules et la pelisse rouge de sa femme; car un besoin pressant, dit-il aux spectateurs, le forçait de sortir. Ma foi, la nuit, tous les endroits sont bons. Personne ne me verra..... ¡Ah! que je suis malheureux de m'être marié dans un âge avancé! Que je mérite bien mille coups ! Certainement ce n'est pas dans de bonnes intentions qu'elle est sortie! - Quoi qu'il en soit, il faut que... On n'aurait pas une idée complète de ce théâtre, sans cette demi-citation. Un autre citoyen le surprend dans cette disposition mélancolique, il lui est arrivé la même aventure qu'à Blépyros plus de femme, plus de souliers, plus de manteau! Blépyros ne se dérange pas pour causer; au contraire, il invoque Lucine, déesse des accouchements malaisés. Un troisième citoyen vient raconter ce qui s'est passé au Pnyx; l'Assemblée du peuple a eu lieu on a vu paraître successivement à la tribune le chassieux Néoclide, le subtil Évéon qui s'est avancé tout nu, à ce qu'il semblait au plus grand nombre; mais lui, il prétendait qu'il avait un manteau; » puis un beau jeune homme, au teint blanc, semblable à Nicias, qui a proposé de remettre aux femmes le gouvernement de la République. C'est, a dit ce jeune orateur (on reconnait Praxagora), la seule nouveauté dont nous ne nous soyons pas encore avisés à Athènes en fait de gouvernement. Sa proposition a été appuyée, et aussitôt transformée en décret. Les femmes vont être chargées de tous les soins que l'on avait confiés aux hommes jusqu'alors. Les femmes en effet reparaissent triomphantes; elles jettent leurs barbes et leurs déguisements masculins; investies de l'autorité, elles se mettent à l'œuvre. Praxagora expose son plan de communisme. Ici ce n'est plus Thucydide qu'il faut lire parallèlement à Aristophane, c'est Platon. Communauté des biens, |