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l'égoïsme, en un sentiment plus élevé, plus pur et plus vrai, celui qui faisait dire à Socrate qu'il était citoyen du monde, le sentiment de la fraternité humaine, que devaient prêcher Cicéron et Sénèque avant et avec le Christ. En un mot, elle était le travail de la philosophie enfantant cette religion que le Christ devait seulement venir baptiser et nommer. Elle ruinait les dieux, pour annoncer Dieu. Socrate évangélisait. Enfant du peuple, comme Jésus; fils du sculpteur, comme Jésus du charpentier; au nom de l'esprit qui lui parlait, comme à Jésus, il enseignait la foule en paraboles; comme Jésus, et prêchait les vérités mêmes que Jésus devait répéter; comme Jésus, il confondait les faux docteurs; comme Jésus, il devait mourir leur victime, ou celle du pouvoir dont ils étaient les appuis ; et mourir d'une mort aussi divine que Jésus, quoi que Rousseau ait voulu dire; et, comme lui , pour le salut des hommes ; c'est-à-dire pour les racheter de l'erreur, qui est le véritable enfer, et les conquérir à la vérité, qui est la vraie vie éternelle. Aristophane s'était constitué le défenseur de l'ordre légal, de la religion officielle, de tout le régime ancien; ce fut donc par conviction, et, à ce qu'il crut, par dévouement à son pays, qu'il livra Socrate aux risées ; et, cela posé, ce fut par un coup de son art qu'il le confondit avec les sophistes. ses ennemis, afin de le tuer moralement par le ridicule et la calomnie. Qu'importe, après cela, de n'avoir pas prévu qu'il broyait la ciguë que d'autres verseraient? Aristophane, involontairement, est le premier auteur de la mort de Socrate. Pour conclure sur Aristophane critique politique et critique socialiste, avant d'aborder Aristophane critique littéraire, il est déplorable, mais il n'est pas étonnant qu'il ait été l'ennemi de la révolution sociale, puisqu'il était l'ennemi de la démocratie. Ces deux termes se tiennent étroitement, si bien qu'on pourrait les renverser. Et, s'il est permis de redescendre de l'étude d'un poète de génie, qui manqua de discernement social et de justice envers le plus grand de ses concitoyens, à l'observation des turpitudes qui se commettent autour de nous, ainsi voyons-nous que ces spéculateurs dramatiques, fabricants de contrepoison et de drogues, bateleurs de foire aux idées ou aux inepties, alimentés par la coalition honnête des trois monarchies déchues, ont commencé par faire la guerre au socialisme, à un socialisme de leur invention; et enfin la déclarent ouvertement aujourd'hui à la République elle-même. Supposé que ces messieurs se croient des Aristophanes, Aristophane y a succombé. Or ils ont, de moins que lui, trois choses: la conviction, le génie, et l'esprit. Réussiront-ils mieux que lui à entraver la révolution sociale? Si ce qu'ils font n'était pas égal à rien, ils déchaîneraient cette révolution en s'efforçant de l'enchaîner. Or il ne faut ni l'un ni l'autre, ni l'enchaîner ni la déchaîner; il faut lui frayer la voie. ÉMILE DESCHANEL.

DE L'HYPOTHÈSE CARTÉSIENNE

DE L'AUTOMATISME DES BÊTES.

L'opinion qui ôte aux animaux non-seulement l'intelligence, mais encore le sentiment et la vie, et les transforme en de simples automates dont tous les mouvements s'expliquent par les seules lois de la mécanique, est une des plus hardies et des plus célèbres hypothèses de la philosophie de Descartes. La question de la nature des animaux est digne de tout l'intérêt du philosophe. Selon la solution qu'elle reçoit, elle affaiblit ou fortifie les fondements de la foi en notre propre spiritualité, elle obscurcit ou éclaire les rapports de l'homme avec la nature. Mais trop souvent c'est dans un esprit systématique et par rapport à des conséquences arrêtées à priori que la plupart des philosophes l'ont traitée et résolue. Ou bien on a élevé les bêtes pour rabaisser l'homme, ou bien pour rehausser la dignité de l'homme on a rabaissé les bêtes. Ici on a exalté leur intelligence jusqu'au niveau de celle de l'homme, et là on leur refuse tout degré d'intelligence et même de sensibilité. Rorarius et Montaigne étaient tombés dans le premier excès peu de temps avant Descartes. Rorarius a écrit un livre pour prouver que les bêtes se servent mieux de la raison que les hommes (1). Telle est aussi la thèse soutenue par Montaigne dans sa fameuse apologie de Raimond de Sébonde. Il reproche à l'homme d'aspirer à se mettre à l'écart, et il veut le remettre à sa place dans la presse des créatures. Il voit plus de différence d'homme à homme que de bête à homme. « La manière, dit-il, de naître, d'engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bêtes étant si voisine de la nôtre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices et que nous ajoutons

(1) Voici le titre de son ouvrage : Quod animalia bruta sæpe ratione ulantur melius homine. Libri duo, in-12.

à notre condition au-dessus de la leur, ne peut aucunement partir du discours de la raison. » Pour preuve il cite une foule de traits d'intelligence et de sensibilité des animaux. Il confond l'instinct avec l'intelligence, et d'ailleurs il prétend que si l'animal agit en effet par instinct, c'est que la nature lui a donné d'accomplir mieux et sans effort ce que l'homme ne peut accomplir que plus imparfaitement et avec plus d'effort, et là encore il veut nous forcer à reconnaître un titre de supériorité de la bête sur l'homme. Port-Royal indigné a lancé l'anathème contre ces passages de Montaigne. Au nom de la religion, il proteste contre cette doctrine impie qui rabaisse l'homme au niveau de la bête. Mais à son tour il tombe dans un autre excès, à la suite de Descartes, en ne voyant dans les bêtes que des pures machines dépourvues d'intelligence, de sensibilité et même de vie.

En effet, Descartes supprime tous les intermédiaires entre la pensée consciente d'elle-même, réfléchie, telle qu'elle se manifeste dans l'homme, et la matière inerte dont tous les mouvements sont assujettis aux lois générales de la mécanique. Il nie absolument dans l'homme et hors de l'homme l'existence de toute force vitale et instinctive. Le corps étant profondément distinct de la pensée, il en fait une matière inerte où tout doit s'expliquer et se produire par les lois générales du mouvement. Dans toutes les impressions sur le cerveau, dans toutes les fonctions des organes, il ne voit qu'un pur mécanisme mis en jeu par les mouvements divers des fibres, des fluides, des esprits animaux qui découlent du cerveau et dans les muscles ou bien remontent du cœur dans le cerveau. Toute sa physiologie n'est qu'une branche de la mécanique. Or il n'admet rien de plus dans les animaux que dans le corps humain séparé de l'esprit et de la pensée, d'où il conclut que toutes les fonctions, tous les mouvements organiques doivent s'y expliquer de la même manière que dans le corps humain, c'est-à-dire par l'étendue et par le mouvement. Les animaux, selon Descartes, ne sont donc que de simples machines soumises aux lois générales de la mécanique, comme celles qui sortent de la main des hommes. Si elles en diffèrent, ce n'est que par le degré de perfection. Il refuse aux animaux toute spontanéité et toute initiative. Si, à la vue d'un objet, l'animal accomplit un certain acte, c'est que cet objet a produit sur lui une impression en vertu de laquelle les esprits animaux l'ont poussé à un certain mouvement. Descartes compare l'animal à une horloge

composée de roues et de ressorts plus ou moins compliqués qui ne marche que lorsqu'elle a été montée et ne produit tel ou tel mouvement qu'autant que tel ou tel ressort a été poussé. Supposez un ouvrier assez habile pour construire une machine parfaitement semblable à toutes les parties d'un animal, et cette machine, fonctionnant comme cet animal lui-même, ne pourrait être en rien distinguée du vrai animal. Descartes le dit dans la 5 partie du Discours de la méthode : « Et je m'étais ici particulièrement arrêté à faire voir que s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen de reconnaître qu'elle ne serait pas en tout de même nature que ces animaux. »

De tous côtés les protestations et les objections s'élèvent contre cette singulière hypothèse. Elle avait contre elle non-seulement toutes les croyances du sens commun, mais aussi la philosophie de l'école et l'autorité d'Aristote. En effet, Aristote considère l'âme humaine non comme un être à part, mais comme le dernier terme d'une série composée des âmes des plantes et des âmes des animaux, et il admet des facultés, telles que la sensibilité, communes à l'homme et à l'animal. On ne manquait pas d'opposer à Descartes toutes ces industries merveilleuses, ces actes si nombreux et si divers qui attestent dans les animaux le sentiment et un commencement d'intelligence. Mais à toutes ces objections, il répond que, plus les actes accomplis par les animaux sont merveilleux et surpassent l'industrie humaine, et plus il est évident qu'ils sont le produit d'une action mécanique dont il faut renvoyer toute la responsabilité et toute la gloire à l'auteur même de la machine et de ses divers ressorts. «Ce qu'ils font mieux que nous, dit-il encore dans le Discours de la méthode, ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car, à ce compte, ils en auraient plus qu'aucun de nous et feraient mieux en toutes choses, mais prouve plutôt qu'ils n'en ont point et que c'est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes, ainsi qu'on voit qu'une horloge, qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence. » Ailleurs il dit que quand tous les divers traits d'intelligence dont on fait honneur aux animaux seraient vrais, il n'en est pas un seul qui supposât nécessairement l'existence de la pensée, parce qu'aucune action extérieure ne suffit à prouver qu'un corps est autre chose qu'une machine,

si ce n'est les paroles ou les signes d'une autre nature faits à propos de sujets qui se présentent à nous sans se rapporter à aucune passion. Selon Descartes, le langage ainsi défini est le seul signe extérieur caractéristique de l'existence de la pensée, et ce signe n'appartient qu'à l'homme seul. «Car bien que Montaigne et Charron aient prétendu qu'il y a plus de différence d'homme à homme que d'homme à bête, il ne s'est trouvé aucune bête si parfaite qu'elle ait usé de quelques signes pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût pas rapport à ses passions (1). »

Telle est l'hypothèse cartésienne des animaux machines ou de l'automatisme des bêtes. On a cru, mais à tort, en retrouver la trace dans quelques passages de philosophes anciens et surtout dans saint Augustin (2). Ces passages signifient seulement que l'animal est destitué de raison et d'âme, mais non pas de tout principe de vie et de sensibilité. Pour la première fois, elle a paru nettement exprimée dans un ouvrage de Gomès Pereira, médecin espagnol intitulé, du nom de son père et de sa mère : Margarita Antoniana. Selon Pereira, si l'on prend les actes extérieurs des brutes pour des signes de sensibilité et d'intelligence, on serait conduit à leur accorder autant de raison qu'à l'homme lui-même. Nous venons de voir que Descartes a aussi employé le même argument. Néanmoins, il est infiniment probable que Descartes ne connaissait pas l'ouvrage de Pereira et ne lui a rien emprunté. D'après le témoignage de Baillet, il était encore tout jeune et sortait à peine du collége de la Flèche lorsqu'il conçut et communiqua à quelques-uns de ses amis l'idée de l'automatisme des bêtes (3).

Ce n'est pas seulement par des raisons métaphysiques et physiologiques, mais par des raisons morales et théologiques, que Descartes s'efforçait de recommander son hypothèse : « Après l'erreur de ceux qui nient Dieu, il n'y en a point, dit-il, qui éloigne plutôt les esprits faibles du droit chemin de la vertu que (1) Éd. Cous., t. IX, p. 425.

(2) Voici un des passages de saint Augustin, où l'on a cru trouver cette opinion: « Quod autem tibi visum est, non esse animam in corpore viventis animalis, quanquam vide atur absurdum, non tamen doctissimi homines quibus id placuit, defuerunt, neque nunc arbitror deesse. ( De quantitate animæ, cap. 30.) (3) Voir les articles RORARIUS et PEREIRA dans le Dictionnaire critique de Bayle. Quelques adversaires de Descartes l'ont ridiculement accusé d'avoir fait disparaître une grande partie des exemplaires de l'ouvrage de Peirera pour dissimuler son larcin.

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