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son propre bonheur, et n'intervenait pas, par la persuasion ou même par la force, dans les affaires d'autrui.

Il disait, avec tous les stoïciens, que le sage se suffit; mais il ajoutait qu'il se suffit pour bien vivre et non pas pour vivre. Il disait que la seule affaire était de sauver la liberté; mais la liberté sans l'action n'était à ses yeux qu'un bien stérile. Par cette nouvelle interprétation des caractères de la liberté, toute la pratique du stoïcisme était changée.

A ce point de vue, Sénèque fait une énumération de nos devoirs qui semble rendre à la nature humaine tout ce que Sénèque lui-même, dans ses théories générales, lui avait enlevé, l'amour, l'amitié, la bienfaisance. Il est vrai que Sénèque déclare à plusieurs reprises que les stoïciens détruisent l'action de Ja sensibilité et la remplacent par l'énergie des convictions. On pourrait donc supposer que tous ces éloges de l'amitié, de la bienfaisance, de l'amour de la patrie, si difficiles à accorder, dans Sénèque, avec la proscription absolue des affections sensibles, ne s'adressent pas véritablement à l'amitié ou à l'amour, mais à des résolutions, ou pour mieux dire à des habitudes de l'esprit qui remplacent ces sentiments et nous font faire volontairement ce que la sensibilité nous ferait faire par une impulsion naturelle. Cette interprétation est très-conforme à l'esprit du stoïcisme qui tend partout à remplacer la nature par la philosophie et le cœur par la raison. Mais si telle a été la pensée de Sénèque, il ne s'y est pas tenu avec fermeté; et dans la plupart de ses développements, la passion, d'abord proscrite, revient sous sa propre forme et ressaisit ses droits sur la volonté.

Ouvrons, par exemple, le Traité des bienfaits. Sauf quelques paradoxes stoïciens, qui sont là comme pour attester l'origine philosophique de Sénèque, et qu'il se hâte la plupart du temps d'interpréter, d'atténuer, un platonicien aurait pu l'écrire. Sénèque ne se contente pas de prescrire formellement la bienfaisance, il en fait pour ainsi dire un art; et ce farouche ennemi de toutes nos affections analyse avec profondeur, avec finesse, avec sentiment, toutes les délicatesses de la sensibilité, toutes ses faiblesses, toutes ses ressources. Qui a jamais mieux montré qu'un bienfait, pour mériter ce nom, doit être désintéressé ? Qui a plus énergiquement flétri cette honteuse hypocrisie qui cache un calcul sous un semblant de bienfaisance, et ne donne que

pour recevoir (1)? Ne vivre pour personne, ce n'est pas même vivre pour soi, dit-il (2); et, en effet, il n'y a que le bien que nous faisons qui nous relève; vivre inutile, c'est perdre jusqu'au droit de vivre. Sénèque sent si bien la nécessité de rendre service à ses semblables, qu'il s'écrie avec noblesse: J'aimerais mieux ne pas recevoir que de ne pas donner (3). Tout le monde a un service à rendre, du bien à faire, quelle que soit sa faiblesse. Se déclarer inutile, c'est porter contre soi la condamnation suprême. On ne peut rendre d'éclatants services? qu'on en rende d'obscurs. On ne peut combattre au premier rang? qu'on fasse son devoir au dernier. Une vertu qui a besoin d'éclat et de fanfares n'est plus de la vertu, c'est de l'usure. Le magistrat qui perd ses faisceaux a des devoirs comme citoyen. Le citoyen dégradé a des devoirs encore dans cet abaissement: il est homme.

Non-seulement Sénèque ordonne d'être bienfaisant : il veut que le bienfait soit bien placé. Donner avec ostentation, c'est être vaniteux; donner au hasard, c'est être prodigue; donner sans ménagement, c'est être cruel. La reconnaissance (4) doit être douce; elle le sera si la bienfaisance est éclairée et digne. Le précepte en est facile Donne comme tu voudrais recevoir (5).

Sénèque reconnaît une fierté légitime, puisqu'il enseigne à la ménager. Il pardonne à la reconnaissance, d'abord proscrite. Il ouvre la porte aux tendres affections, il leur reconnaît des droits. Nous nous devons à nos proches, dit-il, à notre pays, à nos semblables. Il a un sentiment exalté de l'amitié. Je veux un ami, dit-il, afin d'avoir un homme pour qui je puisse mourir (6)! Nous voilà loin de cette philosophie sans entrailles, pour qui la liberté était tout, qui proscrivait le mal sans ordonner le bien, et venait se perdre dans une stérile inertie. Sénèque entend jusqu'aux délicatesses du cœur. Aimer est le secret d'être aimé, dit-il (7). Quel stoïcien grec aurait senti cela? Mais Sé

(1) IV, 198 ou 138, 220, 356 et 376.

(2) Non continuò sibi vivit, qui nemini. V, 338.

est. VI, 50, et V, 34.

Vivit is, qui multis usui

(3) Malim non recipere beneficia, quam non dare, quia qui non dat, vitium

ingrati antecedit. IV, 8.

(4) IV, 94 et 100 sqq.

(5) Sic demus, quomodo vellemus accipere. IV, 48, 54, 62 et 74.

(6) Ut habeam pro quo mori possim. V, p. 44.

(7) Si vis amari, ama. V, p. 41.

nèque a-t-il bien le droit d'aimer? Où sont toutes ces théories, sur les convictions qui remplacent et suppléent le sentiment?

Sénèque est mieux d'accord avec lui-même, et, disons-le, avec les principes de toute la secte, quand il proclame le dogme de l'égalité universelle. C'est quelque chose pour un ministre, pour un chevalier romain, de n'avoir pas reculé devant cette conséquence du stoïcisme. Si la vertu est le seul bien, si la richesse, la réputation, la naissance, ne sont rien, que peutil y avoir entre un homme et un autre? Épictète et Marc-Aurèle sont frères pour les stoïciens, comme ils le sont devant Dieu. Les contemporains de Sénèque, accoutumés à se jouer de la vie et des sentiments de leurs esclaves, portaient jusque dans les écoles cet insolent mépris de la nature humaine : Un esclave, disaient-ils, peut-il devenir le bienfaiteur de son maître? Question véritablement atroce, parce qu'elle contient sa propre réfutation, et qu'il faut être dépravé pour ne pas le sentir. Et qu'importe, dit Sénèque, la qualité de l'homme? C'est le bienfait qui fait le bienfaiteur. Après tout, ne sommes-nous pas enfants du même père? Nos corps ne sont-ils pas du même limon? Notre unique bien à tous n'est-il pas la même vertu? Sénateur, chevalier ou esclave, c'est l'accident, c'est le vêtement pour ainsi dire (1). Estimez l'homme nu. On l'a déposé nu, le jour de sa naissance, sur un coin de terre. Il y a deux naissances : la première n'est qu'un hasard ; je me donne la seconde, quand je choisis une discipline pour la suivre invariablement (2). C'est de la seconde naissance, et non de la première, que le sage doit se relever.

Le principe de l'égalité, qu'on ne s'y trompe pas, ne conduit pas légitimement à condamner l'amour de la patrie. Sénèque l'a pensé, mais c'est une de ses erreurs. Nos droits sont égaux, mais il n'en résulte rien contre les relations diverses qui naissent des nécessités sociales, ou pour mieux dire des lois mêmes de la nature. Je me dois à tous les hommes, mais je me dois surtout à mon père.

Brutus sacrifie l'amour paternel à l'amour de la patrie, et quelquefois il faut sacrifier l'amour de la patrie à l'amour de l'humanité. Mais une morale équitable fait la part à chacun de

(1) Nomina, ex ambitione aut ex injuria nata. Subsilire in cœlum ex angulo licet exsurge modo. Lettre 32. Cf. VII. 258. (2) II, 14.

ces devoirs; elle montre quand la partialité serait coupable, quand l'indifférence ne le serait pas moins. Les stoïciens en tout ont cherché à l'excès la simplicité, ils ont bâti l'homme tout d'une pièce, et dans la pratique, ils n'ont pas su la première difficulté de la morale, qui est de concilier des principes également respectables, qui souvent paraissent se contredire. Je ne suis pas né pour un coin de terre, dit Sénèque (1); j'ai des liens avec l'humanité, et non pas avec Rome ou Athènes. Il se trompe : il a des liens sacrés avec sa patrie, et des liens non moins sacrés avec la société humaine tout entière. Il est sage et philosophique de montrer que l'intérêt même de la patrie peut être sacrifié à d'autres devoirs, mais il aurait fallu montrer d'abord que c'est souvent un devoir de veiller au salut de la patrie. Dans cette généralité vague où Sénèque laisse son principe, on ne saurait dire s'il atteste plutôt le progrès des idées philosophiques que la décadence du véritable esprit public. Philosophiquement même, il faut tenir compte des forces humaines. La logique ne vaut rien contre l'expérience. Si l'amour qu'on prescrit embrasse tant d'objets, qu'il devient presque impossible de l'éprouver, il détruira les affections restreintes et raisonnables et ne mettra rien à leur place.

Le philosophe ne doit pas oublier qu'il y a dans le cœur de l'homme une heureuse contagion des sentiments généreux qui s'appellent et s'engendrent les uns les autres; qu'on ne peut aimer ses enfants, sans ressentir, à cause de cet amour même, une charité plus ardente pour le reste de l'humanité, et que l'amour disposant à l'amour, l'affection que nous avons pour nos proches, se répand toujours en bonnes œuvres autour de nous. L'humanité est bien grande pour l'homme. Quand il étend aussi loin ses sympathies, il n'a plus ni secours ni pitié pour le pauvre qui souffre à côté de lui. Ce n'est pas un bon moyen pour répandre la vie au loin que de l'étouffer dans son foyer. Aristote disait à Platon, qui un jour s'était abandonné à ses rêves « Vous jetez un peu de miel dans la mer. »

Sénèque a raison d'interpréter la liberté autrement que Chrysippe, et de substituer l'action au repos, l'initiative à la résistance; mais il ne fallait pas reprendre ensuite les allures stoïciennes et ces hautaines maximes que le sage ne dépend ni du

(1) Non sum uni angulo natus ; patria mea totus hic mundus est. V, p. 184.

sort ni des hommes. Rien de plus vrai que ces maximes, dans un sens élevé, rien de plus paradoxal dans l'interprétation littérale que les stoïciens leur donnent. Une fois les affections du cœur reconnues, le sage est vulnérable; il peut souffrir, et par conséquent la vertu ne lui suffit pas, et le bonheur attaché à la vertu ne suffit pas à l'éternelle justice. Cette liberté de Chrysippe, qui consiste à ne pas agir, est une erreur sans doute, mais une erreur conséquente à tout le système. Oui, s'il n'y a ni Dieu ni avenir, qu'il n'y ait non plus ni peines ni récompenses. Que tout soit pour moi dans le sentiment égoïste de mon isolement, qui est une victoire; c'est une condamnation pour le stoïcisme, mais c'est une gloire pour l'humanité qu'on ne puisse ôter Dieu de la métaphysique sans en ôter aussi la liberté et le devoir. Sénèque ordonne à la volonté d'agir; il permet au cœur de battre ; qu'il lui permette donc aussi d'espérer !

Mais pourquoi demander à Sénèque de la logique? Ses conclusions sur la destinée humaine s'accordent avec ses principes métaphysiques, et contredisent sa morale pratique : il l'ignore. Dans les questions générales, où il ne se sent pas de force à marcher seul, il suit docilement l'école, sans se soucier de se mettre d'accord avec lui-même. Ainsi reparaît, avec l'indépendance absolue de la liberté, la négation radicale des passions, du plaisir, de la douleur. « Ma liberté, dit-il, dépend de moi et de moi seul. » Il est vrai: «et mon bonheur par conséquent.» Voilà l'erreur, du moins pour Sénèque, qui ne parle que du bonheur terrestre. On peut m'arracher tout ce que je possède, dit-il, mes enfants, ma patrie, mon héritage; on peut me jeter dans un cachot, torturer mes membres; on peut me traîner à la mort. Ma liberté demeure, si je veux; je puis la placer au-dessus de toute atteinte. Je puis vouloir ce que veut le sort, ce que veut le tyran (1). Je souffre dans mon corps (2), mais je ne désirais pas la santé ; ma fortune est détruite, mais je l'aurais brisée de mes mains; mon fils est mort, mais mon cœur reste entier; mon cœur ne regrette rien, parce que j'ai appris à ne rien désirer. Je préviens le bourreau s'il me plaît, je l'attends

(1) Malam valetudinem tolerabit sapiens, bonam optabit. De vita beata, c. 22.- Fateor insitam esse nobis corporis caritatem; fateor nos hujus gerere tutelam ; non nego indulgendum illi: serviendum nego. V, p. 78 et 90.

(2) IV, 266; 6, 298. Nihil invitus facit sapiens necessitatem effugit, quia vult quod coarctura est. V, p. 336.

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