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bien devenus proverbes en naissant; mais dix autres comédies, dans le même temps, n'ont pas moins heureusement réussi que le Menteur, et jusqu'à ce que Molière parût, avec son École des femmes, il y avait bien une comédie que l'on honorait du nom d'« inimitable », mais ce n'était point le Menteur, c'étaient les Visionnaires, de Desmarets de Saint-Sorlin. Observez encore que, pour Corneille lui-même, il ne semble pas que sa pièce ait été le trait de lumière, l'indication neuve et féconde qu'avait été le Cid; et, qu'après avoir donné La suite du Menteur, devant écrire cependant plus de vingt ans ou vingt-cinq ans encore, on ne le verra pas revenir à la comédie. Enfin, messieurs, si Corneille s'est en quelque sorte abandonné lui-même, il ne semble pas que personne l'ait suivi ou remplacé dans la voie qu'on veut que le Menteur ait ouverte, - ni Thomas, son petit frère, ni Quinault, son plus brillant disciple, ni Scarron, le maître du burlesque. On est retourné, les uns aux intrigues plus ou moins savamment compliquées de la comédie espagnole; les autres à l'imitation des bouffonneries italiennes; mais aucun, jusqu'à Molière, n'a semblé se douter de ce que contenait le Menteur qui le distinguât si nettement de tout ce qui l'avait précédé...

Est-ce que je veux dire par là que Corneille soit «< le maître de Molière » ? C'est, vous vous le rappelez, notre seconde question, et vous connaissez la légende. « Oui, mon cher Despréaux, disait Molière à Boileau, je dois beaucoup au Menteur. Sans le Menteur, j'aurais fait sans doute quelques pièces d'intrigues, l'Etourdi, le Dépit amoureux, mais peut-être n'aurais-je pas fait le Misanthrope. » Vous savez sans doute aussi que l'anecdote est parfaitement apocryphe1. Mais si la forme en est fausse,

1. C'est François de Neufchâteau qui l'a le premier mise en cir

le fond n'en serait-il pas vrai? C'est encore, pour ma part, ce que je ne crois pas. Pour moi, Molière ne doit à Corneille que ce qu'un écrivain, si grand qu'il soit, et quoi qu'il fasse, doit toujours à ceux qui l'ont précédé dans l'histoire de son genre; ce que nous avons vu que Corneille lui-même devait à quelques-uns de ses prédécesseurs ou de ses contemporains; et, à cet égard, nous n'avons pas à craindre d'exagérer leur dette : ils sont hommes à la payer, sans en être pour cela moins riches de leur fonds. Même, si nous le voulions, il nous serait facile de montrer, et nous le pouvons toujours par anticipation, qu'autant qu'à l'auteur du Menteur, Molière est redevable à celui des Visionnaires, que nous nommions tout à l'heure. Que direz-vous, en effet, de ce petit morceau? C'est un père qui parle et qui discute la qualité des gendres qui s'offrent à son choix :

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Moi, je suis d'une humeur que tout peut contenter.
Pas un d'eux à mon gré ne se doit rejeter:
S'il est vieux, il rendra sa famille opulente;
S'il est jeune, ma fille en sera plus contente;
S'il est beau, je dis lors: beauté n'a point de prix;
S'il a de la laideur, la nuit tous chats sont gris;
S'il est gai, qu'il pourra réjouir ma jeunesse;
Et s'il est sérieux, qu'il a de la sagesse;

S'il est courtois, sans doute il vient d'un noble sang;
S'il est présomptueux, il sait tenir son rang;
S'il est entreprenant, c'est qu'il a du courage;
S'il se tient à couvert, il redoute l'orage...

Enfin, quelque parti qui s'ose présenter,
Toujours je trouve en lui de quoi me contenter.

Est-ce que vous ne croirez pas, messieurs, que, dans un couplet célèbre du Misanthrope, Molière, autant que

culation, quelque cent ans après la mort de Molière. Il prétendait l'avoir tirée du Boloana où, depuis lui, personne n'a pu la retrouver.

des vers bien connus de Lucrèce, se soit ressouvenu de ceux de Desmarets, dont, sans doute, il avait lui-même joué plus d'une fois les Visionnaires 1? C'est des mêmes Visionnaires encore qu'il a tiré la Bélise des Femmes savantes, et, d'occasion, quelques traits aussi de son Vadius et de son Trissotin. Jugez-en plutôt :

FILIDAN.

Ah! qu'elle est rigoureuse à son amant fidèle !

AMIDOR.

Ah! que pour les savants la saison est cruelle!

FILIDAN.

Beauté, si tu pouvais savoir tous mes travaux !

AMIDOR.

Siècle, si tu pouvais savoir ce que je vaux !

FILIDAN.

J'aurais en ton amour une place authentique.

AMIDOR.

J'aurais une statue en la place publique2.

HESPÉRIE.

J'ai pitié de les voir en cette égalité

L'un se plaindre du temps, l'autre de ma beauté.

1. J'ajoutais ici que, dans tout le Menteur, on ne trouverait pas une scène dont Molière se fût plus manifestement inspiré. L'affirmation en ces termes avait quelque chose de trop absolu, et j'avais l'air d'oublier la scène de Dorante et de son père'(acte V, scène II):

Êtes-vous gentilhomme? etc.

sur le dessin de laquelle Molière a calqué la scène correspondante de Don Juan.

Personne n'a plus emprunté que Molière, si ce n'est Shakespeare, qui n'a pas même inventé le fameux couplet : « C'est le rossignol et non pas l'alouette... » et cependant personne n'est plus original que Shakespeare, si ce n'est Molière.

2. Cf. Femmes savantes:

Si le siècle rendait justice aux beaux esprits...
On verrait le public vous dresser des statues...

SESTIANE, sœur d'Hespérie.

Non, c'est un dialogue, Amidor l'étudie

Pour en faire une scène en quelque comédie.

HESPÉRIE.

Ah! ne le croyez pas, l'un et l'autre, en effet,
Ont du temps et de moi l'esprit mal satisfait.

A Filidan.

Doncques, vous vous plaignez d'une ingrate maîtresse.

FILIDAN.

S'il est quelque pitié naissante en votre cœur
Qui vous fasse enquérir quel trait fut mon vainqueur !
Sachez qu'il vint d'un œil que j'adore en mon cœur.

HESPÉRIE.

Voyez qu'il est adroit à me conter sa flamme...

Je ne veux pas inutilement prolonger les citations, et je vous renvoie, non pas même à la comédie des Visionnaires, mais à la liste seulement des personnages où Hespérie est ainsi désignée : « HESPÉRIE, qui croit que chacun l'aime. »

Vous le voyez donc, la dette de Molière envers Corneille n'est pas plus considérable qu'envers Desmarets ou tout autre des contemporains de Corneille. Et cela ne saurait faire sans doute que le Menteur ne soit une date importante et caractéristique dans l'histoire du théâtre français. Il est loin seulement d'avoir l'importance du Cid, et, toute question de personne mise à part, -on peut, pour terminer, en donner deux ou trois bonnes raisons.

Pour que la comédie pût égaler, sinon la dignité, mais au moins la popularité de la tragédie, il fallait donc, en premier lieu, que le goût général du temps se détournât du romanesque et se portât vers l'étude ou l'observa

tion de la réalité. C'est, messieurs, ce qui ne pouvait se faire avant que la Fronde et ses suites eussent rabattu quelque chose des fumées héroïques dont on se payait encore aux environs de 1645. C'est ce qui ne pouvait se faire davantage avant que les différentes classes de la société française, rapprochées les unes des autres par les circonstances, se fussent mêlées plus intimement, et qu'en achevant de se mieux connaître, elles fussent devenues les unes pour les autres je ne sais quoi de moins vague et de moins général. Au temps de Corneille encore, un grand seigneur, pour un bourgeois, n'était qu'un grand seigneur; mais, pour un grand seigneur, un bourgeois n'était qu'une « espèce»: autant dire l'expression, uniformément identique, en quelque sujet que ce fût, des qualités ou des défauts qui caractérisaient «<le bourgeois ». On avait quelque idée du genre; on n'en avait pas de l'individu. On commençait à connaître l'homme; on ne savait pas encore les hommes, qu'il n'en est pas un qui ressemble à un autre.

et

Il fallait, en second lieu, que la comédie se fût achevée de débarrasser des influences étrangères qui pesaient encore sur elle, et qu'abandonnant enfin l'imitation de l'Espagne ou de l'Italie, elle se fût rendue, je ne veux pas dire Parisienne, mais Française et nationale. Car, en un certain sens, et pour bien des raisons, dont les unes se tireraient de sa définition ou de son objet même, et les autres de ce qu'elle doit toujours exprimer d'idéal, la tragédie n'a pas besoin d'être « nationale », ou, si vous l'aimez mieux, elle peut l'être assez jusque dans les sujets romains, grecs et bibliques; mais comment la vraie comédie se passerait-elle de l'être, elle qui doit exprimer, sous peine de n'être pas, ce que les ridicules ou les vices d'un peuple ont de plus particulier, de plus intime? je dirais de plus ethnique, si je ne craignais que

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