Images de page
PDF
ePub

:

de penfées, fût neanmoins le fecret de les remuer par quelques refforts, & d'en tirer tous les fervices que nous tirons des hommes, on peut bien croire qu'il fe divertiroit quelquefois aux divers mouvemens qu'il imprimeroit à ces ftatues mais certainement il ne mettroit jamais fon plaifir & la gloire dans les refpects exterieurs qu'il fe feroit rendre par elles; il ne seroit jamais flatté de leurs reverences, & même il s'en lafferoit, auffi-tôt que l'on fe laffe des marionnettes; de forte qu'il fe contenteroit ordinairement d'en tirer les fervices qui lui feroient neceffaires, fans fe foucier d'en ramaffer un plus grand nombre que ce qu'il en auroit befoin pour fon ufage.

Ce n'eft donc pas les fimples effets exterieurs de l'obéiffance des hommes, feparés de la vûe de leurs penfées, qui font l'objet de l'amour des ambitieux, ils veulent commander à des hommes & non à des automates, & leur plaifir confifte dans la vue des mouvemens de crainte, d'eftime, d'admiration qu'ils excitent dans les autres.

2

C'eft ce qui fait voir que l'idée qui les occupe eft auffi vaine & auffi peu folide, que celle de ceux qu'on appelle proprement hommes vains,qui font ceux qui fe repaiffent de louanges, d'acclamations, d'éloges, de titres & d'autres. chofes de cette nature. La feule chofe qui les en diftingue, eft la difference des mouvemens & des jugemens qu'ils fe plaifent d'exciter; car aufieu que les hommes vains ont pour but d'exciter des mouvemens d'amour & d'eftime; pour leur fcience, leur éloquence, leur efprit, feur adreffe, leur bonté; les ambitieux veulent exciter des mouvemens de terreur, de refpect, & d'abaiffement fous leur grandeur, des idées conformes à ces jugemens, par lefquels on les regarde comme

terribles, élevés, puiffans: Ainfi les uns & les autres mettent leur bonheur dans les pensées d'autrui ; mais les uns choififfent certaines penfées, & les autres d'autres. Il n'y a rien de plus ordinaire que de voir ces vains fantômes compofés de faux jugemens des hommes, donner le branle aux plus grandes entreprises, & fervir de principal objet à toute la conduite de la vie des hommes.

Cette valeur fi eftimée dans le monde qui fait que ceux qui paffent pour braves, fe précipitent fans crainte dans les plus grands dangers,. n'eft fouvent qu'un effet de l'application de leur efprit à ces images vuides & creufes qui le rempliffent. Peu de perfonnes méprifent ferieufement la vie, & ceux qui femblent affronter la mort avec tant de hardieffe à une breche our dans une bataille, tremblent comme les autres, & fouvent plus que les autres, lorfqu'elle les attaque dans leur lit. Mais ce qui produit la generofité qu'ils font paroître en quelques rencontres, c'eft qu'ils envifagent d'une part les railleries que l'on fait des lâches, & de l'autre les louanges que l'on donne aux vaillans hom-mes & ce double fantôme les occupant, les détourne de la confideration des dangers & de la mort.

[ocr errors]

C'est par cette raifon que ceux qui ont plus fujet de croire que les hommes les regardent étant plus remplis de la vûe de ces jugemens, font plus vaillans & plus genereux. Ainfi les capitaines ent d'ordinaire plus de courage que les foldats, & Les Gentils-hommes que ceux qui ne le font pas ; parcequ'ayant plus d'honneur à perdre & à acquerir, ils en font auffi plus vivement touchés. Les mêmes travaux, difoit un grand Capitaine na font pas également penibles à un General d'at

mée & un foldat, parcequ'un General eft foûtenu par les jugemens de toute une armée

qui a les yeux fur lui, au lieu qu'un foldat n'a rien qui le foûtienne que l'efperance d'une petite recompenfe & d'une baffe réputation de bon foldat, qui ne s'étend pas fouvent au-delà de fa Compagnie.

Qu'est-ce que fe propofent ces gens qui bâtiffent des maifons fuperbes beaucoup au-deffus de leur condition & de leur fortune? Ce n'eft pas la fimple commodité qu'ils y recherchent cette magnificence exceffive y nuit plus qu'elle n'y fert, & il eft vifible auffi que s'ils étoient feuls au monde, ils ne prendroient jamais cette peine, non plus que s'ils croyoient, que tous ceux qui verroient leurs maisons, n'euffent pour eux que des fentimens de mépris. C'est donc pour des hommes qu'ils travaillent, & pour des hommes qui les approuvent.Ils s'imaginent que tous ceux qui verront leurs palais, concevront des mouvemens de refpect & d'admiration pour celui qui en eft le maître, & ainfi ils fe repréfentent à eux-mêmes au milieu de leurs palais environnés d'une troupe de gens qui les regardent de bas en haut & qui les jugent grands, puiffans,. heureux, magnifiques: & c'eft pour cette idée qui les remplit qu'ils font toutes ces grandes dépenfes & prennent toutes ces peines.

Pourquoi croit-on que l'on charge les carolfes de ce grand nombre de laquais ce n'eft pas pour le fervice qu'on en tire, ils incommodent plus qu'ils ne fervent; mais c'est pour exciter en paffant dans ceux qui les voyent, l'idée que c'eft une perfonne de grande condition qui paffe, & la vue de cette idée qu'ils s'imaginent que l'on formera en voyant ces caroffes, fatisfait la vanié de ceux à qui ils appartiennent.

Si l'on examine de même tous les états, touš les emplois, & toutes les profeffions qui font eftimées dans le monde, on trouvera que ce qui les rend agreables, & ce qui foulage les peines & les fatigues qui les accompagnent, eft qu'elles prefentent fouvent à l'efprit, l'idée des mouvemens de refpect, d'eftime, de crainte, d'admiration que les autres ont pour nous.

Ce qui rend au contraire la folitude ennuyeuse à Ia plupart du monde, eft que les feparant de la vûe des hommes, elle les fepare auffi de celle de feurs jugemens & de leurs penfées. Ainfi leur cœur demeure vuide & affamé, étant privé de cette nourriture ordinaire, & ne trouvant pas dans foimême dequoi fe remplir. Et c'eft-pourquoi les Philofophes payens ont jugé la vie folitaire fi infupportable, qu'ils n'ont pas craint de dire que leur fage ne voudroit pas poffeder tous les biens du corps & de l'efprit, à condition de vivre toujours feul, & de ne parler de fon bonheur avec perfonne. Il n'y a que la Religion Chrétienne qui ait pû rendre la folitude agreable, parceque por tant les hommes à méprifer ces vaines idées elle leur donne en même-temps d'autres objets plus capables d'occuper l'efprit, & plus dignes de remplir le cœur, pour lefquels ils n'ont point befoin de la vue & du commerce des hommes.

[ocr errors]

Mais il faut remarquer que l'amour des hommes ne fe détermine pas proprement à connoître les penfées & les fentimens des autres mais qu'ils s'en fervent feulement pour agrandir & pour rehauffer l'idée qu'ils ont d'eux-mêmes en y joignant & incorporant toutes ces idées étrangeres, & s'imaginant par une illufion groffiere qu'ils font réellement plus grands, parcequ'ils font dans une plus grande maifon & qu'il y a plus de gens qui les admirent, quoique toutes ces

chofes qui font hors d'eux, & toutes ces pensées des autres hommes, ne mettant rien en eux, les laiffent auffi pauvres & auffi miferables qu'ils étoient auparavant.

On peut découvrir par là ce qui rend agreable aux hommes plufieurs chofes qui femblent n'avoir rien d'elles-mêmes qui foit capable de les divertir & de leur plaire. Car la raifon du plaifir qu'ils y prennent, eft que P'idée d'eux-mêmes fe reprefente à eux plus grande qu'à l'ordidinaire par quelque vaine circonftance que l'on y joint.

On prend plaifir à parler des dangers que l'on a courus, parcequ'on fe forme fur ces accidens une idée qui nous reprefente à nous-mêmes, ou comme prudens, ou comme favorifés particulie rement de Dieu. On aime à parler des maladies dont on eft gueri, parcequ'on fe reprefente à foi-même, comme ayant beaucoup de force pour refifter aux grands maux.

On defire remporter l'avantage en toutes chofes, & même dans les jeux de hazard, où il n'y a nulle adreffe, fors même qu'on ne joue pas pour le gain, parceque l'on joint à fon idée celle d'heureux, il femble que la fortune ait fait choix de nous, & qu'elle nous ait favorisés comme ayant égard à notre merite. On conçoit même ce bonheur prétendu comme une qualité permanente, qui donne droit d'efperer à l'avenir le même fuccès, & c'eftpourquoi il y en a que les joueurs choififfent, & avec qui ils aiment mieux fe lier qu'avec d'autres: ce qui eft entierement ridicule; car on peut bien dire qu'un homme a été hureux jufques à un certain moment; mais pour le moment fuivant, il n'y a nulle probabilité plus grande qu'il le foit, que ceux qui on été les plus malheureux.

« PrécédentContinuer »